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NOTICE

SUR LA VIE ET LES OUVRAGES

DE MONTESQUIEU.

La vie de Montesquieu offre peu d'événemens ; c'est par ses

écrits qu'il influa sur son siècle et qu'il illustra son nom. Né le 18 janvier 1689 au château de la Brède, que possédait sa famille, près de Bordeaux, il suivit la carrière de la magistrature, dans laquelle un oncle, président à mortier au parlement de Guienne, se plut à le guider. En 1714, Charles de Secondat, baron de la Brede et de Montesquieu, fut nommé conseiller au parlement de Bordeaux, et, deux ans après, président à mortier au même parlement, succédant ainsi aux biens et au titre de son oncle, qui, n'ayant pas d'enfans, avait été pour lui un second père. Dans la même année 1716, Montesquieu fut reçu membre de l'académie de Bordeaux. Dès-lors il partagea son temps entre les fonctions du magistrat et l'étude, entre la jurisprudence et les lettres. Il fit un volumineux extrait du corps des lois, composa des mémoires d'histoire naturelle pour l'académie de Bordeaux, et imagina les Lettres Persanes. Quant à l'exercice de sa magistrature, on sait qu'il fut chargé en 1722, par le corps qu'il présidait, de faire des remontrances au gouvernement au sujet d'un nouvel impôt. Il en obtint la suppression; mais on assure que cet impôt fut rétabli dans la suite sous une autre forme. Trois ans après, il fit l'ouverture du parlement par un discours, imprimé dans le recueil de ses ouvrages.

Les Lettres persanes furent la première preuve que Montesquieu donna au public de son génie: elles eurent tout le succès que méritait un ouvrage rempli de réflexions profondes ou spirituelles, qui font pardonner la satire dont l'auteur les a semées. L'Académie française oublia les traits que l'auteur avait dirigés contre elle, et l'admit dans son sein en 1728, quoique le cardinal de Fleury eût d'abord montré de la répugnance à donner son assentiment à cette nomination.

Quelque temps avant d'entrer à l'Académie, Montesquieu, entraîné sans cesse à la méditation, jugea à propos de renoncer à la magistrature. Affranchi alors de toutes les entraves, et cédant à la pente de son génie, il se livra entièrement à l'étude des institutions civiles. Mais ce n'est pas seulement dans les livres qu'il crut devoir les étudier, il voulut les observer dans les lieux

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mêmes où elles étaient en vigueur à cet effet, il résolut de voyager chez les principales nations de l'Europe. Il visita l'Allemagne, l'Italie, la Suisse, la Hollande, l'Angleterre, et séjourna dans chacun de ces pays assez long-temps pour examiner leur législation, et pour connaître leurs hommes célèbres. On doit regretter qu'il n'ait pas publié le journal de ses voyages; les observations d'un génie tel que Montesquieu auraient été, pour les gouvernemens et les nations, des encouragemens, des censures ou des instructions. La mort le surprit avant qu'il eût pu mettre ce journal en ordre, et il paraît que le recueil de ses matériaux s'est ensuite perdu. Nous avons à regretter encore la perte d'un autre ouvrage, fruit de son séjour dans l'étranger; c'est son jugement ou son opinion sur le gouvernement aristocratique de Venise, qui était encore alors une république assez puissante.

Une plaisanterie de lord Chesterfield, qui voyageait avec Montesquieu en Italie, engagea l'auteur à détruire son manuscrit. Un inconnu vint un jour donner avis au voyageur français d'une prétendue poursuite que l'inquisition de Venise allait diriger contre lui. Montesquieu, voulant éviter tout ce qui pourrait justifier une pareille violence, supprima ce qu'il avait écrit sur ce gouvernement. Après cet acte précipité, il apprit de la bouche de son compagnon de voyage que l'avis de l'inconnu n'avait été qu'une plaisanterie de sa part, et que Montesquieu, détruisant dans le premier mouvement ses notes, prouvait ce que lord Chesterfield avait souvent soutenu dans leur conversation: c'est que le Français, doué d'une imagination vive, se laisse facilement emporter à des démarches inconsidérées là où l'Anglais examinerait d'abord avec sang-froid la nature du danger. La leçon était assurément piquante; mais il est fâcheux qu'elle ait coûté si cher.

A Rome, Montesquieu fut présenté au pape Benoît XIV. Ce pontife, voulant lui donner une marque de sa faveur, lui permit de faire gras tous les jours de sa vie. Montesquieu accepta ce présent singulier; mais, quand on lui présenta les bulles de dispense avec la note des frais, qui étaient très-élevés, il répondit que, puisque le pape était si honnête homme, il s'en rapportait entièrement à sa parole, et que Dieu en ferait sans doute autant.

Il nous a conservé lui-même quelques anecdotes de ses voyages. Se trouvant à Luxembourg, dans la salle où dînait l'empereur, le prince Kinski lui dit : « Vous, Monsieur, qui venez de » France, vous devez être étonné de voir l'empereur si mal logé. » — « Monsieur, lui répondit Montesquieu, je ne suis

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pas fâché de voir un pays où les sujets soient mieux logés que » le maître. » Pendant son séjour dans le Piémont, il eut une audience du roi Victor Amédée. Ce prince lui ayant dit qu'il avait vu à sa cour l'abbé de Montesquieu, son parent, qui accompagnait l'abbé d'Estrade, le président répondit: « Votre » Majesté est comme César, qui n'avait jamais oublié aucun

. nom. »

En Angleterre, il eut plusieurs entretiens avec la reine Anne; elle le remercia un jour d'avoir contredit dans une société l'envoyé de France, M. de la Boine, qui avait soutenu que l'Angleterre n'était pas plus grande que la Guienne. « Je n'ai pu » croire, répondit Montesquieu, qu'un pays où règne Votre » Majesté ne fût pas un grand pays.»

L'opinion générale que se forma Montesquieu sur les pays qu'il avait visités dans le cours de ses voyages, c'est qu'il faut voyager en Allemagne, séjourner en Italie, penser en Angleterre, et vivre en France. Cette remarque générale est peut-être susceptible de modification; mais, elle mérite d'être conservée, puisqu'elle vient de Montesquieu.

Après ses voyages, Montesquieu commença enfin à rédiger le fruit de ses longues méditations, et le résultat de ce qu'il avait vu et observé. Il se retira pendant deux ans au château de la Brède, et ce fut dans cette retraite qu'il acheva son ouvrage sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains. Après avoir étonné le monde par ce travail, il s'apprêta à mettre le comble à sa gloire par l'Esprit des Lois, qu'il publia en 1748, c'est-à-dire, quatorze ans après l'ouvrage précédent. Nous examinerons plus tard ce chef-d'œuvre ; il nous suffira ici de parler de l'accueil que lui fit le public. C'est un ouvrage trop au-dessus de la portée du vulgaire, pour que l'auteur pût compter sur une grande vogue; aussi n'en eut-il point d'abord; à peine même sut-on l'apprécier. En effet, pour estimer l'Esprit des Lois à sa juste valeur, il ne suffit pas de le lire, il faut le méditer, ce que les gens du monde font rarement. La réputation de l'Esprit des Lois fut fondée par un petit nombre de penseurs français et étrangers; leur jugement engagea le reste du public à lire avec plus d'attention un livre aussi important, et à y chercher autre chose que de l'esprit sur les lois; enfin les yeux du public s'ouvrirent sur les beautés de cette grande composition littéraire, et l'admiration fut générale (1).

(1) On rapporte qu'aucun libraire de Paris n'ayant voulu se charger de l'impression de l'Esprit des Lois, madame de Tencin fit souscrire, pour 24 fr., tous ceux qui venaient habituellement chez elle, et que le produit de cette souscription servit à faire les frais de la première édition d'un des chefs, d'œuvre de l'Esprit humain.

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La gloire de Montesquieu fut momentanément troublée par des critiques amères; la Sorbonne même voulut faire une censure de l'Esprit des Lois. Montesquieu dit à ce sujet : « Mon livre est un livre de politique, et non pas un livre de théologie, et leurs objections sont dans leurs têtes, et non pas dans mon livre. » Cédant enfin à d'autres considérations, la Sorbonne renonça à son projet. Montesquieu avait dit au sujet de cette affaire : « Si la Sorbonne me fait mettre à ses trousses, je crois que j'acheverai de l'ensevelir, faisant ainsi allusion à un ouvrage attribué à l'abbé de Prades, et intitulé le Tombeau de la Sorbonne.

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Il ne se borna pas à des menaces à l'égard de l'auteur d'une critique de l'Esprit des Lois, publiée par M. Dupin. Il obtint, diton, de madame de Pompadour, que cette critique fût supprimée. Si le fait est vrai, il prouve que Montesquieu, tout grand homme qu'il était, avait aussi ses faiblesses. On prétend, en outre, qu'il tenait à sa noblesse plus qu'on n'aurait dû l'attendre d'un homme accoutumé à considérer les institutions civiles d'un point de vue si élevé. Mais il est juste de citer, d'un autre côté, des traits qui honorent infiniment sa vie privée. Tout le monde connaît l'acte de bienfaisance qu'il exerça dans le plus grand secret, pendant son séjour à Marseille chez sa sœur, madame d'Héricourt, envers un jeune batelier nommé Robert, qui travaillait dans le port pour gagner de quoi racheter son père, tombé en esclavage chez les Maures. Montesquieu envoya 7500 francs à un banquier de Cadix, pour la rançon de Robert; celui-ci fut rendu à sa famille ; mais en vain le fils chercha à témoigner sa reconnaissance à son bienfaiteur; Montesquieu se déroba à ses recherches, avec un peu trop de soin peut-être; et ce n'est qu'après sa mort, qu'une note de la somme envoyée à Cadix, révéla à sa famille et au public le secret de ce trait honorable, qui, depuis, a été transporté sur la scène française (en 1782), par M. Pilhes, sous le titre du Bienfait Anonyme.

Montesquieu rendit aussi un service éminent à Piron, en obtenant pour lui une pension de 1000 francs. Louis XV ayant luimême exprimé devant Montesquieu le désir que Piron ne fût pas élu membre de l'Académie française, il écrivit à madame de Pompadour: « Piron est assez puni, madame, pour les mauvais vers qu'on dit qu'il a faits; d'un autre côté, il en a fait de trèsbons. Il est aveugle, infirme, pauvre, marié, vieux. Le Roi ne pourrait-il pas lui accorder quelque pension? Il est beau de l'obtenir, etc. Montesquieu était brouillé avec le père Tournemine, jésuite, qui, à ce que l'on prétend, était cause que le cardinal de Fleury s'était déclaré contre l'auteur des Lettres persanes. Montesquieu, au lieu de faire partager à ses amis l'opinion qu'il avait

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