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ils oublièrent souvent l'onction de l'Evangile pour parler le langage de l'Église triomphante.

Esprit Fléchier (1632 à 1710) n'échappa pas au mauvais goût qui infectait la chaire, quand il parut. Bel esprit, il court trop après les métaphores, plus occupé d'arrondir ses périodes que de toucher les âmes; en lui, l'orateur ne disparaît jamais. Cependant, dans l'Oraison funèbre de Turenne, il s'élève à l'éloquence. Sévèrement jugé par La Bruyère, Fléchier n'est point sans génie; il a été utile à la langue française, et il mériterait d'être soigneusement étudié, pour la régularité de ses plans, le soin qu'il met à donner de la valeur aux plus petits détails, la pureté continue de sa diction, la singulière propriété de son expression souvent pittoresque, et l'harmonie tantôt brillante et gracieuse, tantôt grave et imposante de ses périodes.

leur zèle ardent contre l'Église protestante, recommencées, la part des poètes était la plus grande. Il y trouvait plus en relief les deux genres de beautés où il excelle lui-même, la vérité des peintures et cette liberté de l'expression qui est le privilège de la langue poétique. Mais rien ne profita plus à Bossuet que l'étude qu'il eut à faire avec son élève sur l'histoire. C'est à cette étude que nous devons le Discours sur l'histoire universelle. L'éducation du Dauphin terminée, Bossuet fut nommé évêque de Meaux. Une nouvelle carrière s'ouvrait devant lui, celle de l'épiscopat actif et militant. C'est alors qu'il rédigea les articles de l'Église gallicane et qu'il eut l'idée de faire l'Histoire des Variations des Eglises protestantes. A peine avait-il terminé la formidable polémique que suscita l'Histoire des Variations, qu'il reprit la plume pour combattre la doctrine du pur amour, ressuscitée du quiétisme, et défendue non plus par Molinos, mais par un esprit supérieur et presque un saint, par Fénelon. Nous n'avons pas à raconter les diverses phases de cette lutte, où il y eut des fautes commises de part et d'autre, ni à analyser les écrits auxquels elle donna lieu; nous nous contenterons d'en rappeler le dénoûment. Fénelon fut traité en vaincu; on l'accabla dans sa personne et dans ses amis. Condamné par le pape, l'archevêque de Cambrai se soumit magnanimement, et il abdiqua avec une héroïque humilité ce qu'un homme a de plus cher au monde, ses convictions individuelles. Dans l'intervalle des querelles avec les protestants et l'affaire du quiétisme, Bossuet écrivit les Élevations sur les Mystères et les Méditations sur l'Evangile. Ce grand homme mourut en 1704 dans les sentiments qui l'avaient animé toute sa vie: ardent défenseur du pouvoir absolu des rois et jaloux de maintenir la puissance des prêtres.

Jacques Bénigne Bossuet naquit à Dijon, le 27 mars 1627. Élève des jésuites, qui dirigeaient le collège de sa ville natale, il montra de bonne heure les plus heureuses dispositions, et fit dans ses études des progrés qui engagèrent son père à le placer au collège de Navarre, alors l'un des plus célèbres de Paris. Là, sous les auspices du savant Cornet, grand-maître de l'institut, Bossuet apprit avec avidité le grec et la philosophie, sans négliger les Pères de l'Eglise et la Bible, qui devaient tant féconder son beau génie. A seize ans, Bossuet soutint sa première thèse; l'éclat qu'elle répandit lui ouvrit les portes de l'hôtel de Rambouillet. Sept années après il recevait le bonnet de docteur. Dans l'intervalle, il s'était exercé à la prédication. De 1652 à 1659, époque où il commença de prêcher à Paris, ses années sont remplies par des méditations profondes et continuelles de l'Écriture. Nommé chanoine à l'église de Metz, il y ouvrit des conférences avec les dissidents, et y entreprit des conversions. C'est dans ce double travail qu'il rassembla les preuves et qu'il trouva la méthode de son Exposition de la foi catholique. Ses prédications dans la chaire de Paris durèrent de 1659 à 1669. C'est alors qu'il reçut l'évêché de Condon. Deux mois après on l'entendit prononcer l'oraison funèbre de la Reine d'Angleterre. Il avait déjà rempli ce douloureux office pour Anne d'Autriche. En 1671, le roi chargea Bossuet de l'éducation du Dauphin. commença avec cet enfaut, qui ne répondit pas aux efforts d'un si grand maître, les études de sa jeunesse, et dans ces études

Il re

Le haut degré de considération auquel est parvenu Bossuet en France est tel que l'on aurait peine à trouver dans toute la littérature française une appréciation froide de son génie et de son éloquence. Nous n'avons garde de vouloir rabaisser son talent et son mérite, mais ceux qui savent se prémunir contre les préjugés nationaux et les séductions oratoires, apercevront au milieu de tout ce que Bossuet a d'imposant, un sentiment d'orgueil et d'amour-propre qui choque moins qu'il n'afflige dans un esprit de cette trempe, et qui détruit quelquesunes des impressions que devait produire son éloquence.

Le Discours sur l'Histoire uni

verselle, dont nous avons déjà parlé, et les Oraisons funèbres, sont ceux des nombreux écrits de Bossuet qui ont trouvé le plus de lecteurs. Une étude approfondie des Oraisons funèbres prouve que Bossuet voulait frapper et imposer, et il a complètement atteint son but. Son langage est comme une mer agitée, dont les vagues ne s'apaisent un moment que pour se relever avec plus de force: cette éloquence terrifie, elle ne touche pas. L'évêque de Meaux savait bien que ces hommes qui se pressaient autour du cercueil des grands de la terre" n'étaient pas des amis en pleurs, mais des courtisans du grand roi, et il leur parla ce langage pompeux qui seul pouvait leur plaire. On retrouve des reflets de cette manière dans tous ses ouvrages, dans la Politique de l'Écriture sainte, dans les Méditations, dans l'Histoire des Variations, etc., quoique, en général, le style en soit moins élevé; mais il a, par contre, plus de correction.

Bossuet descendait de la chaire quand Bourdaloue (1632 à 1704) y monta. C'était un homme énergique s'appuyant sur un dogme inflexible et précis. Il possède deux mérites qui lui sont particuliers: l'instruction et la pensée. On ne trouve pas dans ses Sermons ces figures de style, ces allégories, ces métaphores, en un mot ce cachet d'une imagination vive et brillante qui distingue ceux de Bossuet; il marche à son but d'un pas ferme et rapide, ne donne rien à la phrase, et, suivant l'expression de Fénelon, il se sert de la parole comme un homme modeste se sert de son habit, pour la seule utilité, pour se couvrir.

Parallèlement à la carrière de Bossuet, se déploie, dans un contraste plein de lumière, celle de François de Salignac de Lamothe-Fénelon, né au château de Fénelon, en Périgord, le 6 avril 1651. Élevé par un père vertueux qui cultiva cet enfant de sa vieillesse avec un soin et une affection extrêmes; instruit par un précepteur qui avait été nourri des principes de la bonne littérature, il acquit en peu d'années une connaissance plus approfondie des langues grecque et latine qu'un âge si tendre ne semblait le permettre. Au sortir de ses humanités, qu'il avait faites avec beaucoup d'éclat à l'université de Cahors, très florissante à cette époque, Fénelon, appelé à Paris, fut placé par son oncle, le marquis de Fénelon, au collège du Plessis, pour y continuer son cours de philosophie et commencer celui de théologie. Comme Bossuet, Fénelon prêcha, dès l'âge de quinze ans,

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devant un brillant auditoire, dont il enleva tous les suffrages; mais son oncle, craignant les séductions du monde et l'enivrement de la gloire pour un cœur si généreux et une imagination si vive, le fit entrer au séminaire de Saint-Sulpice, où il reçut une instruction nouvelle. Bientôt l'archevêque de Paris lui confia l'instruction des nouvelles catholiques. On peut regretter, que les occupations de ce ministère aient absorbé dix années d'un temps qu'il pouvait employer à éclairer le monde. Son Traité de l'Éducation des filles, où tant de bon sens pratique s'allie à tant de finesse, fut le seul fruit de ses travaux pour le public. Dès cette époque, Fénelon avait commencé avec Bossuet une amitié qui fut pendant plusieurs années un commerce de vertus, de lumières et de religion. Docile aux exemples de Bossuet, Fénelon fit alors paraître son ouvrage intitulé: Le Ministère des Pasteurs. La confiance intime de Bossuet, l'amitié du duc de Beauvilliers, deux ouvrages en possession de l'estime publique, une vie exemplaire, pleine d'études, de savoir et de grâce, la séduction de sa personne et de son éloquence, firent enfin sortir Fénelon de sa solitude. On le chargea des missions du Poitou. C'était après la révocation de l'édit de Nantes. L'admirable remontrance qu'il adressa au roi lors de son retour, prouve qu'outre le mérite de ses talents et de sa piété éclairée, Fénelon eut encore celui de la tolérance et du courage civil. Le digne prélat, qui ne voulut commencer ses missions qu'après avoir fait éloigner de la province les légions de Louis XIV, ne put supporter le spectacle d'un peuple accablé d'impôts pour des guerres ruineuses et d'un faste outrageant, persécuté par l'intolérance des prêtres, foulé par le despotisme: Fénelon fit entendre pour la première fois la voix de la vérité au monarque. En 1619, M. de Beauvilliers fit nommer Fénelon précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. C'est pour son royal élève qu'il composa ses Fables, ses Dialogues des Morts et les Aventures de Télémaque. Cinq ans plus tard il fut appelé à l'archevêché de Cambrai. La querelle du quiétisme fit tomber Fénelon dans la disgrâce du roi et fut cause qu'il passa dans son diocèse les dix-huit dernières années de sa vie. Il se consola de sa disgrâce en devenant, par ses bienfaits, l'ange consolateur des pauvres et des affligés. Beaucoup d'étrangers illustres vinrent visiter cet homme de bien entouré d'une auréole de génie et de sainteté. La mort du duc de Bourgogne avait mis la mort dans le cœur de Fénelon; les mal

heurs de la France précipitèrent sa fin, qui arriva le 1 janvier 1715.

Tous les ouvrages de Fénelon respirent, avec la morale la plus pure et l'amour le plus ardent des hommes, un suave parfum d'antiquité, et une élégance pleine de goût et de grâce, aussi parfaite que celle même de Racine et qui paraît plus naïve. Télémaque est le plus aimable des livres français. Le mélange du roman et de l'allusion, la représentation de l'Olympe païen par un chrétien, et l'air trop chrétien des païens, y font, à la vérité, sentir un peu de froid; mais on admire le plan heureux de l'ouvrage, la verve avec laquelle il est écrit; on est charmé de la rapidité du récit, de la vérité dans les caractères, de la fraîcheur des descriptions; on s'étonne de l'abondance de doctrine qu'il renferme et de la profondeur que l'auteur déploie sans la moindre affectation. Comment louer cette prose élégante et simple, qui flotte à longs plis autour de sa pensée et l'enveloppe d'images et d'harmonie!

Avant d'achever sa carrière, Fénelon a consigné la théorie d'un art qu'il avait si admirablement pratiqué dans sa Lettre sur les occupations de l'Académie française, dans ses Dialogues sur l'Eloquence et dans ses Lettres à Lamotte sur Homère et sur les anciens. On peut regarder les Dialogues comme l'un des ouvrages de critique les plus originaux de la langue française. La doctrine littéraire de Fénelon ne se borne pas à nier, comme celle de Boileau; elle établit éloquemment quelques larges principes sur le but de l'éloquence, sur l'unité, sur les caractères du beau.

Les réflexions du petit livre des Maximes de La Rochefoucauld (1613 à 1680) sont pleines d'énergie et émises dans une forme aphoristique; mais l'auteur ne possède pas l'art de convaincre et de toucher, et il ne connaît pas l'enthousiasme, parce qu'il ne croit pas à la vertu humaine. En général, sa manière est caustique, tranchante et glaciale. La Rochefoucauld vivait dans un temps où l'intérêt personnel et les intérêts les plus futiles agitaient l'état, au milieu d'hommes qui ne troublaient le repos

| du peuple, et ne se jetaient dans les chances d'une entreprise que pour satisfaire leurs petites passions et leur amour-propre ; il était merveilleusement placé pour observer tous les replis de l'égoïsme, et il n'est pas étonnant qu'il ait regardé comme une chimère toute morale qui ne découle pas de ce principe. La Rochefoucauld a donc fait un excellent livre, mais non pas un livre parfait; il a peint en maître un côté de la vie humaine, mais un côté seulement, parce qu'il n'en connaissait pas d'autre. La morale de La Bruyère (1644 à 1696) est meilleure, son intelligence de la société plus large. L'heureux mélange des portraits et des réflexions les plus fines et les plus profondes, donne aux Caractères et mœurs de ce siècle un attrait piquant qui manque souvent aux écrits des moralistes. La Bruyère peint sans ménagement, mais aussi sans animosité. Il n'a d'autre passion que l'amour du vrai et du juste; le mensonge le blesse et l'iniquité l'offense; la seule vengeance qu'il en tire est de les représenter au vif; et comme le fond de la nature humaine ne change pas, que les mêmes travers et les mêmes vices subsistent toujours sous des fermes et des costumes divers, son livre a été pour les âges suivants une peinture anticipée. Les contemporains de La Bruyère cherchaient les modèles de ses portraits, et ses personnages dépouillés de leur costume si vrai et si pittoresque se présentent encore à nous et se présenteront toujours comme le type des hommes. Le vaste tableau que nous offrent les Caractères est encore embelli par le style qui donne aux réflexions de l'auteur un tour original, aux physionomies un relief durable et des couleurs qui n'ont point pâli. Cependant, avec ces mérites de peintre et d'écrivain, La Bruyère n'a ni l'aisance, ni le naturel des maîtres qui lui ont frayé la voie. Il cherche curieusement l'originalité par la structure de la phrase et le choix des mots, qu'il appelle invention. De plus, il met partout de l'esprit

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MME. DE SÉVIGNÉ.

Marie de Rabutin-Chantal, fille du baron de Chantal, d'une des plus anciennes familles de Bourgogne, naquit au château de Bourbilly, près de Semur, le 5 février 1627. Devenue orpheline de bonne heure, elle fut élevée avec soin par l'abbé de Coulanges, son oncle maternel, homme d'un rare bon sens, qu'elle a immortalisé sous le nom de bien bon. A dix-huit, ans, elle épousa le marquis de Sévigné, qui fut tué en

duel. Madame de Sévigné se dévoua tout entière à l'éducation de ses deux enfants. En 1669, Mlle. de Sévigné ayant épousé le comte de Grignan, gouverneur de la Provence, fut obligée de se séparer de sa mère. Cette séparation, qui fut un coup terrible pour Madame de Sévigné, nous a valu la correspondance de cette femme célèbre. Elle mourut au mois d'avril de l'année 1696.

A MONSIEUR DE COULANGES.

A Grignan, 26 Juillet 1693. Je suis tellement éperdue de la nouvelle de la mort très subite de M. de Louvois, que je ne sais par où commencer pour vous en parler. Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable qui tenait une si grande place, dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu, qui était le centre de tant de choses: que d'affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d'intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d'intrigues, que de beaux coups d'échecs à faire et à conduire! „Ah! mon Dieu, accordez-moi un peu de temps: je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d'Orange. Non, non, vous n'aurez pas un seul, un seul moment." Faut-il raisonner sur cette étrange aventure? Non, en vérité, il faut faire des réflexions dans son cabinet. Voilà le second ministre que vous voyez mourir, depuis que vous êtes à Rome; rien n'est plus différent que leur mort; mais rien n'est plus égal que leur fortune, et les cent millions de chaînes qui les attachaient tous deux à la terre.

A propos de ces grands objets qui doivent porter à Dieu, vous vous trouvez embarrassé dans votre religion par ce qui se passe à Rome et au conclave; mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J'ai ouï dire qu'un homme d'un très bon esprit tira une conséquence toute contraire sur ce qu'il voyait dans cette grande ville, et conclut qu'il fallait que la religion chrétienne fut toute sainte et toute miraculeuse de subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de désordres et de profanations. Faites donc comme cet homme, tirez les mêmes con

séquences, et songez que cette même ville a été autrefois baignée du sang d'un nombre infini de martyrs; qu'aux premiers siècles toutes les intrigues du conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui qui paraissait avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le martyre; qu'il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l'un après l'autre, sans que la certitude de cette fin leur fit fuir ni refuser cette place où la mort était attachée, et quelle mort! vous n'avez qu'à lire cette histoire. L'on veut qu'une religion subsistante par un miracle continuel, et dans son établissement, et dans sa durée, ne soit qu'une imagination des hommes! Les hommes ne pensent point ainsi: lisez saint Augustin dans la Vérité de la Religion; lisez l'Abbadie,' bien différent de ce grand saint, mais très digne de lui être comparé, quand il parle de la religion chrétienne (demandez à l'abbé de Polignac s'il estime ce livre); ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez point si frivolement; croyez que, quelque manège qu'il y ait dans le conclave, c'est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape; Dieu fait tout, il est le maître de tout, et voici comme nous devrions penser (j'ai lu ceci en bon licu): "Quel trouble peut-il arriver à une personne qui sait que Dieu fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait ?" Voilà sur quoi je vous laisse, mon cher cousin.

A SA FILLE.

A Paris, Dimanche 26 Avril 1761. Il est Dimanche 26 Avril; cette lettre ne partira que Mercredi; mais ce n'est pas une lettre, c'est une re

1 Pasteur protestant.

Je vous écrivis Vendredi qu'il s'était poignardé; voici l'affaire en détail. Le Roi arriva le Jeudi au soir; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa, il y eut quelques tables où le rôti manqua à cause de plusieurs diners, à quoi l'on ne s'était point attendu: cela saisit Vatel, il dit plusieurs fois, je suis perdu d'honneur, voici un affront que je ne supporterai pas. Il dit à Gourville, la tête me tourne, il y a douze nuits que je n'ai dormi; aidez-moi à donner des ordres. Gourville le soulagea en ce qu'il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du Roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l'esprit. Gourville le dit à Monsieur le Prince. Monsieur le Prince alla jusques dans la chambre de Vatel, et lui dit: Vatel, tout va bien, rien n'était si beau que le souper du Roi. Il répondit: Monseigneur, votre bonté m'achève; je sais que le rôti a manqué à deux tables. Point du tout, dit Monsieur le Prince,

lation que Moreuil vient de me faire | on heurte, on enfonce la porte, on le de ce qui s'est passé à Chantilli tou- trouve noyé dans son sang, on court chant Vatel. à M. le Prince qui fut au désespoir. Monsieur le Duc pleura, c'était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. Monsieur le Prince le dit au Roi fort tristement; on dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière, on le loua fort, on loua et blâma son courage. Le Roi dit qu'il y avait cinq ans qu'il retardait de venir à Chantilli, parce qu'il comprenait l'excès de cet embarras. Il dit à Monsieur le Prince qu'il ne devait avoir que deux tables, et ne se point charger de tout, il jura qu'il ne souffrirait plus que Monsieur le Prince en usât ainsi; mais c'était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel; elle fut réparée, on dina très bien, ou fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté. Hier, qui était Samedi, on fit encore de même, et le soir, le Roi alla à Liancourt, où il avait commandé media noche; il y doit demeurer aujourd'hui. Voilà ce que Moreuil m'a dit, espérant que je vous le manderais. Je jette mon bonnet par-dessus les moulins, et je ne sais rien du reste. M. d'Hacqueville, qui était à tout cela, vous fera des relations sans doute; mais comme son écriture n'est pas si lisible que la mienne, j'écris toujours; et si je vous mande cette infinité de détails, c'est que je les aimerais en pareille occasion.

ne

vous fâchez point, tout va bien. Minuit vint, le feu d'artifice ne réussit pas, il fut couvert d'un nuage; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du Matin Vatel s'en va par-tout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée; il lui demande, est-ce-là tout? oui, Monsieur. Il ne savait pas que Vatel avait en voyé à tous les Ports de mer. Vatel attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne vinrent point; sa tête s'échauffait, il crut qu'il n'aurait point d'autre marée; il trouva Gourville, il lui dit: Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci; Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur; mais ce ne fut qu'au troisième coup, car il s'en donna deux qui n'étaient pas mortels; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés; on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa chambre,

A SA FILLE.

A Paris, Lundi 20 Juin 1672. Je ne puis songer sans une extrême émotion à l'état où j'apprends que vous avez été, et quoique je sache que vous en êtes quitte, il m'est impossible de tourner les yeux sur le passé sans une horreur qui me trouble: faut-il donc que cette tristesse inutile se trouve avec tant d'autres peines qui sont présentement dans mon cœur? Le péril extrême où se trouve mon fils, la guerre qui s'échauffe tous les jours, les couriers qui n'apportent plus que la mort

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