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Lui montre le péril; que midi va sonner; Qu'il va faire, s'il sort, refroidir le dîner. Quelle fureur, dit-il, quel aveugle caprice, Quand le dîner est prêt, vous appelle à l'office?

De votre dignité soutenez mieux l'éclat: Est-ce pour travailler que vous êtes prélat? A quoi bon ce dégoût et ce zèle inutile? Est-il donc pour jeûner quatre-temps ou vigile?

Reprenez vos esprits, et souvenez-vous bien, Qu'un dîner réchauffé ne valut jamais rien. Ainsi dit Gilotin; et ce ministre sage Sur table, au même instant, fait servir le potage.

Le prélat voit la soupe, et, plein d'un saint respect, Demeure quelque temps muet à cet aspect. Il cède, il dîne enfin; mais toujours plus farouche,

Les morceaux trop hâtés se pressent dans sa bouche.

Gilotin en gémit, et, sortant de fureur, Chez tous ses partisans va semer la ter

reur.

On voit courir chez lui leurs troupes éperdues,

Comme l'on voit marcher les bataillons de grues,

Quand le Pygmée altier, redoublant ses efforts,

De l'Hèbre ou du Strymon vient d'occuper les bords.

A l'aspect imprévu de leur foule agréable,
Le prélat radouci veut se lever de table:
Son visage n'a plus cet air si furibond:
Il fait par Gilotin rapporter un jambon.
Lui-même le premier, pour honorer la
troupe,

D'un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe;

Il l'avale d'un trait; et chacun l'imitant, La cruche au large ventre est vide en un instant.

Sitôt que du nectar la troupe est abreuvée, On dessert; et soudain, la nappe étant

levée,

Le prélat, d'une voix conforme à son malheur, Leur confie en ces mots sa trop juste douleur:

Illustres compagnons de mes longues fatigues, Qui m'avez soutenu par vos pieuses ligues, Et par qui, maître enfin d'un chapitre insensé,

Seul à Magnificat je me vois encensé;

1 Voyez l'Iliade, liv. III, v. 7.

2 Fleuve de Thrace.

3 Fleuve de l'ancienne Thrace, et depuis de la Macédoine.

Souffrirez-vous toujours qu'un orgueilleux m'outrage;

Que le chantre à vos yeux détruise votre ouvrage,

Usurpe tous mes droits, et, s'égalant à moi, Donne à votre lutrin et le ton et la loi? Ce matin même encor (ce n'est point un mensonge,

Une divinité me l'a fait voir en songe), L'insolent, s'emparant du fruit de mes travaux,

A prononcé pour moi le Benedicat vos! Oui, pour mieux m'égorger, il prend mes propres armes.

Le prélat à ces mots verse un torrent de larmes.

Il veut, mais vainement, poursuivre son discours,

Ses sanglots redoublés en arrêtent le cours. Le zélé Gilotin, qui prend part à sa gloire, Pour lui rendre la voix fait rapporter boire.

Quand Sidrac, à qui l'âge allonge le chemin, Arrive dans la chambre, un bâton à la main. Ce vieillard dans le chœur a déjà vu quatre

âges:

Il sait de tous les temps les différents usages; Et son rare savoir, de simple marguillier, i L'éleva par degrés au rang de chevecier. A l'aspect du prélat qui tombe en défaillance,

Il devine son mal, il se ride, il s'avance, Et d'un ton paternel réprimant ses douleurs: Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et

les pleurs,

Prélat; et, pour sauver tes droits et ton empire,

Écoute seulement ce que le ciel m'inspire.

Vers cet endroit du chœur où le chantre orgueilleux

Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux,

Sur ce rang d'ais serrés qui forment sa clôture,

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J'eus beau prendre le ciel et le chantre à partie,

Il fallut l'emporter dans notre sacristie, Où depuis trente hivers sans gloire enseveli,

Il languit tout poudreux dans un honteux oubli.

Entends-moi donc, prélat. Dès que l'ombre tranquille Viendra d'un crêpe noir envelopper la ville,

Il faut que trois de nous, sans tumulte et sans bruit,

Partent à la faveur de la naissante nuit,
Et du lutrin rompu réunissant la masse,
Aillent d'un zèle adroit le remettre en sa
place.

Si le chantre demain ose le renverser,
Alors de cent arrêts tu le peux terrasser.
Pour soutenir tes droits, que le ciel auto-
rise,

Abîme tout plutôt; c'est l'esprit de l'Église: C'est par là qu'un prélat signale sa vigueur.

Ne borne pas ta gloire à prier dans un chœur:

Ces vertus dans Aleth' peuvent être en usage; Mais dans Paris, plaidons: c'est là notre partage. Tes bénédictions dans le trouble croissant, Tu pourras les répandre et par vingt et par cent;

Et pour braver le chantre en son orgueil extrême, Les répandre à ses yeux, et le bénir lui

même. Ce discours aussitôt frappe tous les esprits; Et le prélat charmé l'approuve par des cris. Il veut que, sur-le-champ, dans la troupe on choisisse

Les trois que Dieu destine à ce pieux office. Mais chacun prétend part à cet illustre emploi.

Le sort, dit le prélat, vous servira de loi: 2 Que l'on tire au billet ceux que l'on doit élire.

Il dit, on obéit, on se presse d'écrire. Aussitôt trente noms, sur le papier tracés, Sont au fond d'un bonnet par billets en

tassés.

1 Ville du Bas-Languedoc.

2 Voyez l'Iliade, liv. VII, v. 171.

Pour tirer ces billets avec moins d'artifice,

Guillaume, enfant de chœur, prête sa main novice:

Son front nouveau tondu, symbole de candeur,

Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.

Cependant le prélat, l'œil au ciel, la main nue, Bénit trois fois les noms, et trois fois les

remue.

Il tourne le bonnet: l'enfant tire; et Brontin!

Est le premier des noms qu'apporte le

destin.

Le prélat en conçoit un favorable augure, Et ce nom dans la troupe excite un doux

murmure.

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Chant II. Cependant cet oiseau qui prône les merveilles, Ce monstre composé de bouches et d'oreilles,1

Qui, sans cesse volant de climats en climats, Dit partout ce qu'il sait, et ce qu'il ne sait pas;

La Renommée enfin, d'une course légère, Va porter la terreur au sein de l'horlogère; Lui dit que son époux, d'un faux zèle conduit,

Pour placer un lutrin doit veiller cette nuit. A ce triste récit, tremblante, désolée, Elle accourt l'œil en feu, la tête échevelée; Et trop sûre d'un mal qu'on pense lui céler: Oses-tu bien encor, traître, dissimuler??... Ma femme, lui dit-il, d'une voix douce et fière,... Une église, un prélat m'engage en sa querelle.

Il faut partir: j'y cours. Dissipe tes dou

leurs, Et ne me trouble plus par ces indignes pleurs.

Il la quitte à ces mots. Son amante effarée Demeure le teint pâle, et la vue égarée: La force l'abandonne, et sa bouche, trois fois

Voulant le rappeler ne trouve plus de voix. Elle fuit; et, de pleurs inondant son visage, Seule pour s'enfermer vole au cinquième étage;

Mais, d'un bouge prochain accourant à ce bruit,

Sa servante Alison la rattrape, et la suit. Les ombres cependant, sur la ville épandues,

Du faîte des maisons descendent dans les

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Partons, lui dit Brontin: déjà le jour plus sombre,

Dans les eaux s'éteignant, va faire place à l'ombre.

D'où vient ce noir chagrin que je lis dans tes yeux?

Quoi! le pardon sonnant te retrouve en ces lieux !

Où donc est ce grand cœur dont tantôt l'allégresse

Semblait du jour trop long accuser la paresse?

Marche, et suis-nous du moins où l'honneur nous attend.

L'horloger indigné rougit en l'écoutant. Aussitôt de longs clous il prend une poignée; Sur Et derrière son dos, qui tremble sous le poids,

son épaule il charge une lourde

co(i)gnée,

Il attache une scie en forme de carquois. Il sort au même instant; il se met à leur tête.

A suivre ce grand chef l'un et l'autre s'apprête : Leur cœur semble allumé d'un zèle tout nouveau;

Brontin tient un maillet, et Boirude un

marteau.

La lune, qui du ciel voit leur démarche altière,

Retire en leur faveur sa paisible lumière. La Discorde en sourit, et les suivant des yeux,

De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux.

L'air, qui gémit du cri de l'horrible déesse, Va jusque dans Citeaux réveiller la Mollesse.

C'est là qu'en un dortoir elle fait son séjour;

Les plaisirs nonchalants folâtrent à l'entour: L'un pétrit dans un coin l'embonpoint des chanoines;

L'autre broie en riant le vermillon des moines:

La Volupté la sert avec des yeux dévots, Et toujours le Sommeil lui verse des pavots. Ce soir, plus que jamais, en vain il les re

double.

La Mollesse, à ce bruit, se réveille, se trouble:

Quand la Nuit, qui déjà va tout envelopper, D'un funeste récit vient encor la frapper, Lui conte du prélat l'entreprise nouvelle. Au pied des murs sacrés d'une sainte chapelle

1 Fameuse abbaye de l'ordre de Saint-Bernard, située en Bourgogne.

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temps,

Où les rois s'honoraient du nom de fainéants, S'endormaient sur le trône, et, me servant sans honte,

Laissaient leur sceptre aux mains ou d'un maire ou d'un comte?1 Aucun soin n'approchait de leur paisible cour; On reposait la nuit, on dormait tout le jour.

Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines

Faisait taire des vents les bruyantes haleines, Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent, Promenaient dans Paris le monarque indolent.

Ce doux siècle n'est plus. Le ciel impitoyable

A placé sur leur trône un prince infatigable.

Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix :

Tous les jours il m'éveille au bruit de ses exploits.

Rien ne peut arrêter sa vigilante audace:
L'été n'a point de feux, l'hiver n'a point
de glace.
seul nom tous mes sujets
frémir.

J'entends à son
En vain deux fois la paix a voulu l'endor-

mir:

Loin de moi son courage, entraîné par la gloire,

Ne se plaît qu'à courir de victoire en victoire.

1 Le maire du palais (major palatii) et le comte du palais (comes palat) étaient les deux premiers officiers de la couronne sous les Mérovingieus.

Je me fatiguerais à te tracer le cours Des outrages cruels qu'il me fait tous les jours.

Je croyais, loin des lieux d'où ce prince m'exile,

Que l'Église du moins m'assurait un asile; Mais en vain j'espérais y régner sans effroi, Moines, abbés, prieurs, tout s'arme contre moi.

Par mon exil honteux la Trappe1 est ennoblie;

J'ai vu dans Saint-Denis la réforme établie; Le Carme, le Feuillant s'endurcit aux travaux,

Et la règle déjà se remet dans Clairvaux. Citeaux dormait encore, et la Sainte-Chapelle

Conservait du vieux temps l'oisiveté fidèle: Et voici qu'un lutrin prêt à tout

verser,

ren

D'un séjour si chéri vient encor me chasser! O toi, de mon repos compagne aimable et sombre,

A de si noirs forfaits prêteras-tu ton ombre?

Du moins ne permets pas.... La Mollesse oppressée

Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée,

Et, lasse de parler, succombant sous l'effort, Soupire, étend les bras, ferme l'œil, et s'endort.

Chant III.

Mais la Nuit aussitôt de ses ailes affreuses

Couvre des Bourguignons les campagnes

vineuses,

Revole vers Paris, et, hâtant son retour, Déjà de Montlhéry voit la fameuse tour. Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,

Sur la cime d'un roc s'allongent dans la

nue,

Et, présentant de loin leur objet ennuyeux, Du passant qui le fuit, semblent suivre les

yeux.

Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux fu-
nèbres,
De ces murs désertés habitent les ténèbres.
Là, depuis trente hivers, un hibou retiré
Trouvait contre le jour un refuge assuré.
Des désastres fameux ce messager fidèle
Sait toujours de malheurs la première nou-
velle,

Et, tout prêt d'en semer le présage odieux,
Il attendait la Nuit dans ces sauvages lieux.

1 Abbaye de Saint-Bernard, dans laquelle l'abbé Ar mand Bouthilier de Rancé a mis la réforme.

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Il rend tous ses voisins attristés de sa joie; La plaintive Progné de douleur en frémit, Et dans les bois prochains, Philomèle en gémit.

Suis-moi, lui dit la Nuit. L'oiseau, plein d'allégresse,

Reconnaît à ce ton la voix de sa maîtresse. Il la suit; et tous deux, d'un cours précipité,

De Paris à l'instant abordent la cité. Là, s'élançant d'un vol, que le vent favorise,

Ils montent au sommet de la fatale église. La Nuit baisse la vue, et, du haut du clocher,

Observe les guerriers, les regarde marcher.
Elle voit l'horloger qui, d'une main légère,
Tient un verre de vin qui rit dans la fou-
gère;

Et chacun, tour à tour s'inondant de ce jus,
Célèbre, en buvant, Gilotin et Bacchus.
Ils triomphent! dit-elle; et leur âme abusée
Se promet dans mon ombre une victoire
aisée.

Mais allons; il est temps qu'ils connaissent la Nuit.

A ces mots, regardant le hibou qui la suit, Elle perce les murs de la voûte sacrée; Jusqu'en la sacristie elle s'ouvre une entrée; Et, dans le ventre creux du pupitre fatal Va placer de ce pas le sinistre animal. Mais les trois champions, pleins de vin et d'audace,

Du palais cependant passent la grande place;

Et suivant de Bacchus les auspices sacrés, De l'auguste chapelle ils montent les degrés.

Ils atteignaient déjà le superbe portique Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique, Sous vingt fidèles clefs, garde et tient en dépôt L'amas toujours entier des écrits de Hainaut. Quand Boirude, qui voit que le péril approche,

Les arrête, et, tirant un fusil de sa poche, Des veines d'un caillou, qu'il frappe au même instant,

Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant, Et bientôt, au brasier d'une mèche enflammée,

Montre, à l'aide du soufre, une cire allumée. Cet astre tremblotant, dont le jour les conduit,

Est pour eux un soleil au milieu de la nuit. Le temple à sa faveur est ouvert par Boirude:

Ils passent de la nef la vaste solitude,

Herrig, La France litt.

Et dans la sacristie entrant, non sans ter

reur,

En percent jusqu'au fond la ténébreuse

horreur.

C'est là que du lutrin gît la machine énorme:

La troupe quelque temps en admire la forme.

Quand l'horloger, qui tient les moments précieux:

Ce spectacle n'est pas pour amuser nos

yeux,

Dit-il, le temps est cher; portons-le dans le temple:

Et d'un bras,

C'est là qu'il faut demain qu'un prélat le
contemple.
à ces mots, qui peut tout
ébranler,
Lui-même se courbant s'apprête à le rouler.
Mais à peine il y touche, ô prodige in-
croyable!

Que du pupitre sort une voix effroyable.
Brontin en est ému: le sacristain pâlit;
Et l'horloger commence à regretter son lit.
Dans son hardi projet toutefois il s'obstine,
Lorsque des flancs poudreux de la vaste
machine

L'oiseau sort en courroux, et, d'un cri menaçant,

Achève d'étonner l'horloger frémissant. De ses ailes dans l'air secouant la poussière,

Dans la main de Boirude il éteint la lumière. Les guerriers à ce coup demeurent confondus;

Ils regagnent la nef, de frayeur éperdus. Sous leurs corps tremblotants leurs genoux s'affaiblissent.

D'une subite horreur leurs cheveux se hérissent;

Et bientôt, au travers des ombres de la nuit,

Le timide escadron se dissipe et s'enfuit. Ainsi, lorsqu'en un coin, qui leur tient lieu d'asile,

D'écoliers libertins une troupe indocile,
Loin des yeux d'un préfet au travail assidu,
Va tenir quelquefois un brelan défendu;
Si du veillant Argus la figure effrayante,
Dans l'ardeur du plaisir à leurs yeux se
présente,

Le jeu cesse à l'instant, l'asile est déserté,
Et tout fuit à grands pas le tyran redouté.
La Discorde, qui voit leur honteuse dis-

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