Images de page
PDF
ePub

frapper les ramées. Il n'y manquait | lut m'y reprendre à plusieurs fois pour qu'un fusil, mais c'était une arme in- m'en emparer. Que les enfants sont terdite aux naturalistes suspects, et les heureux, et que les hommes sont à nôtres n'inspiraient déjà que trop de plaindre, quand il ne leur reste pas défiance dans les mains d'un philosophe assez de sagesse pour se refaire enet d'un enfant. Dessous gisaient le fants! il n'en est pas de même des aumarteau à rompre le roc et la pointe tres joies de la vie, lorsqu'elle a pénià déchausser les racines. Deux bâtons blement acquis la douloureuse expélégers mais noueux, contre les loups et rience de leur instabilité. J'en ai les serpents, complétaient ce formidable beaucoup cherché depuis l'âge de vingt appareil de guerre. Je puis vous as- ans; j'en ai goûté beaucoup qui faisaient surer que cela était terrible à voir... envie aux plus fortunés, pas une seule Notre journée d'investigations com- cependant que ma bouche n'accueillit mençait régulièrement à midi, après le d'un sourire amer, et qui ne pénétrât repas du matin, et durait jusqu'à la mon cœur d'une angoisse de désespoir. nuit, car nous étions d'intrépides mar- Que de larmes brûlantes j'ai versées cheurs. Nous allions et nous revenions dans les extases du bonheur, qui ont en courant, moi, questionnant sur tout été comptées pour des larmes de race qui se rencontrait; lui, répondant vissement, parce qu'elles n'étaient pas toujours et à tout par des solutions comprises! Faites comprendre, si vous claires, ingénieuses et faciles à retenir. le pouvez, à une âme éperdue d'amour, Il n'y avait pas un fait naturel qui ne qu'il est un moment de vos jours passés, fournit matière à une leçon, pas une dont sa tendresse ne peut combler le leçon qui ne fit sur moi l'effet d'un vide éternel, et que cette minute, dont plaisir nouveau et inattendu. C'était la rivalité impérieuse et triomphante un cours d'études encyclopédique mis éclipse tous vos plaisirs, est celle où en action, et je suis sûr maintenant vous avez le carabus auro-nitens! Il n'y que tout autre que moi en aurait tiré a pourtant rien de plus vrai. grand profit; mais mon imagination était trop mobile pour n'être pas oublieuse. Arrivés aux champs et aux forêts, nous entrions en chasse, et, comme mes collections se commençaient à peine, chaque pas me procurait une découverte; je marchais en pays conquis. Il n'y a point d'expression pour rendre la joie de ces innocentes usurpations de la science sur la nature rebelle et mystérieuse, et ceux qui ne l'ont pas goûtée auront peut-être quelque peine à la concevoir. Encore aujourd'hui, je me prends quelquefois à frémir d'un voluptueux saisissement en me rappelant la vue du premier carabus auro-nitens qui me soit apparu dans l'ombre humide que portait le tronc d'un vieux chêne renversé, sous lequel il reposait éblouissant comme une escarboucle tombée de l'aigrette du Mogol. Prenez garde à son nom, s'il vous plaît; c'était le carabus auro-nitens lui-même! Je me souviens qu'il me fascina un moment de sa lumière, et que ma main tremblait d'une telle émotion qu'il fal

Les jours de pluie ou de neige, car en 1794, il y eut dans nos montagnes de la neige à la fin de mai, nous passions le temps à régler la disposition du riche mobilier dont je viens de dresser l'inventaire, ou bien nous lisions alternativement; et, dans nos leçons, comme dans nos promenades, chaque fait avait son instruction. Chaque heure avait aussi son emploi; et rien n'est plus propre à enlever au travail sa physionomie sévère que la variété des études. Les mathématiques nous délassaient de la chimie, et les beauxarts des sciences. Je m'entretenais avec facilité dans le souvenir tout récent de mes études latines par la lecture assidue et passionnée de nos méthodistes, qui avait pris tant d'empire sur mes pensées que je n'en concevais pas une seule sans qu'elle vint à se formuler subitement en phrases concises et descriptives, hérissées d'ablatifs, comme celles de Linné; et si je m'étais reconnu depuis ce don caractéristique du talent qu'on appelle le style, je n'aurais

pas été embarrassé à en expliquer les qualités et les défauts par ces premières habitudes de ma laborieuse enfance. Il serait peut-être plein, précis, pittoresque, propre à faire valoir les idées par leurs aspects saillants, mais trop chargé de termes techniques et de traditions verbales; abondant en épithètes justes, mais qui n'expriment souvent que des nuances, étranglé comme une proposition arithmétique, toutes les fois que j'essaie d'y faire entrer l'expression sous une forme puissante; complexe et diffus comme une amplification, quand je sens le besoin de l'étendre et de le développer; obscur pour être court, ou pâle pour être clair, mais rappelant partout l'aphorisme dans le tour, et le latinisme dans la parole; un mauvais style enfin, si c'était un style, et il n'y a pas dix hommes par siècle qui aient un style à eux; mais un style sorti, tel qu'il est, de ma singulière éducation, et que les circonstances ne m'ont pas permis de modifier depuis. Cela, c'est le dernier instrument d'une existence qui n'a pas eu le choix; et je le jette au rebut sans regret, quoique je n'aie plus ni le temps ni la force d'en changer....

Je jouissais avec un un enthousiasme que je ne pourrais plus exprimer de toutes ces ravissantes harmonies; mais je ne jouissais de rien au monde autant que de ma propre existence. On a peint toutes les voluptés intimes de l'âme; je regrette qu'on n'ait pas décrit la volupté immense qui saisit un cœur de douze ans, formé par un peu d'instruction et par beaucoup de sensibilité à la connaissance du monde vivant, s'emparant de lui comme d'un apanage, dans une belle matinée de printemps. C'est ainsi qu'Adam dut voir le monde

fait pour lui, quand il s'éveilla d'un sommeil d'enfant, au souffle de son créateur! Oh! que la terre me paraissait belle! oh! comme je suspendais mon haleine pour écouter l'air des bois et les bruits du ruisseau! Que j'aimais le pépiement des oiseaux sous la feuillée, et le bourdonnement des abeilles autour des fleurs! et j'étais là, comme une autre abeille, caressant du regard toutes les fleurs qu'elles caressaient, et je nommais toutes ces fleurs, car je les connaissais toutes par leur nom, soit qu'elles s'arrondissent en ombelles tremblantes, soit qu'elles s'épanouissent en coupes ou retombassent en grelots, soit qu'elles émaillassent le gazon, comme de petites étoiles tombées du firmament. Les cheveux abandonnés au vent, je courais pour me convaincre de ma vie et de ma liberté; je perçais les buissons, je franchissais les fossés, j'escaladais les talus, je bondissais, je criais, je riais, je pleurais de joie, et puis je tombais d'une fatigue pleine de délices, je me roulais sur les pelouses élastiques et embaumées, je m'enivrais de leurs émanations, et, couché, j'embrassais l'horizon bleu d'un regard sans envie en lui disant avec une conviction qui ne se retrouve jamais: „Tu n'es pas plus pur et plus paisible que moi!..."

C'était pourtant moi qui pensais

cela!...

Dieu tout-puissant! que vous ai-je fait pour ne pas me rendre, au prix de ce qui me reste de vie, une de ces minutes de mon enfance! Hélas! tout homme qui a éprouvé comme moi l'illusion du premier bonheur et des premières espérances, a subi, sans l'avoir mérité, le châtiment du premier coupable. Nous aussi nous avons perdu un paradis!...

PAUL LOUIS COURIER.

Paul Louis Courier naquit à Paris, en 1773. Il entra jeune dans la carrière militaire et fit avec distinction les guerres de la république et de l'empire. En 1809, il quitta le service avec le grade de chef d'escadron d'artillerie pour jouir de son indépendance et cultiver les lettres. Il se fit connaître par des traductions

du grec; et ses Pamphlets, modèles de finesse, de malice et d'esprit, lui assurèrent la première place dans ce genre. Sa Lettre à M. Renouard sur la fameuse tache d'encre du manuscrit de Longus est une plaisanterie des plus ingénieuses et des plus acérées. La forme surtout est toujours chez Courier d'une rare

perfection. Sa Correspondance le fait regarder comme un des meilleurs auteurs épistolaires du XIXo siècle. Ce pamphlétaire, qui ne se gênait, dit Armand Carrel, d'aucune vérité périlleuse à dire, hésitait sur un mot, sur une virgule, se montrait timide à toute façon de parler qui n'était pas de la langue de ses auteurs. Il s'était fait un industrieux langage composé de celui des auteurs grecs qu'il connaissait mieux qu'homme d'Europe, de la langue du XVIe siècle qu'il

LETTRE A SA MÈRE.

Thionville, le 10 septembre 1793. Toutes vos lettres me font plaisir et beaucoup, mais non pas toutes autant que la dernière, parce qu'elles ne sont pas toutes aussi longues, et parce que vous m'y racontez en détail votre vie et ce que vous faites. C'est une vraie pâture pour moi que ces petites narrations, dans lesquelles il ne peut guère arriver que je n'entre pour beaucoup.

Il n'y a aucune apparence qu'on nous tire d'ici cette année ni peut-être la suivante, en sorte que je n'en partirai que quand je me trouverai lieutenant en premier; car il me faudra peut-être passer dans une autre compagnie, ce qu'à Dieu ne plaise!

Mon camarade est employé à Metz aux ouvrages de l'arsenal. Il m'a quitté ce matin; et son absence, qui cependant ne saurait être longue, me donne tant de goût pour la solitude, que je suis déjà tenté de me chercher un logement particulier. Mon travail souffre un peu de notre société, et c'est le seul motif qui puisse m'engager à la rompre; car du reste je me suis fait une étude et un mérite de supporter en lui une humeur fort inégale, qui, avant moi, a lassé tous ces autres camarades. J'ai fait presque comme Socrate, qui avait pris une femme acariâtre pour s'exercer à la patience; pratique assurément fort salutaire, et donc j'avais moins besoin que bien des gens ne le croient, moins que je ne l'ai cru moi-même. Quoi qu'il en soit, je puis certifier à tout le monde que mon susdit compagnon a, dans un degré éminent, toutes les qualités requises pour faire faire de grands progrès dans cette vertu à ceux qui vivront avec lui.

Si vous n'avez pas encore fait partir mes livres qui sont achetés, joignez-y celui-ci, qui me sera fort utile, à ce

[ocr errors][merged small]

que me disent les ingénieurs d'ici: Euvres diverses de Bélidor sur le génie et l'artillerie. Ces ingénieurs sont de rudes gens; ils ont en manuscrit des ouvrages excellents sur leur métier; je les ai priés de me les communiquer, ils m'ont refusé sous de mauvais prétextes; ils craignent apparemment que quelqu'un n'en sache autant qu'eux.

Cherchez parmi mes livres deux volumes in-8°, c'est-à-dire du format de l'Almanach royal, brochés en carton vert; l'un est tout plein de grec, et l'autre de latin; c'est un Démosthène qu'il faut m'envoyer avec les autres livres. Ces deux volumes sont assez gros l'un et l'autre, et assez sales aussi.

Mes livres font ma joie, et presque ma seule société. Je ne m'ennuie que quand on me force à les quitter, et je les retrouve toujours avec plaisir. J'aime surtout à relire ceux que j'ai déjà lus nombre ne fois, et par là j'acquiers une érudition moins étendue, mais plus solide. A la vérité, je n'aurai jamais une grande connaissance de l'histoire, qui exige bien plus de lectures; mais je gagnerai autre chose qui vaut autant, selon moi, et que je n'ai guère l'envie de vous expliquer; car je ne finirais pas si je me laissais aller à je ne sais quelle pente qui me porte à parler de mes études. Je dois pourtant ajouter qu'il manque à tout cela une chose dont la privation suffit presque pour en ôter tout l'agrément à moi, qui sais ce que c'est; je veux parler de cette vie tranquillo que je menais auprès de vous. Babil de femmes, folies de jeunesse, qu'êtes-vous en comparaison! Je puis dire ce qui en est, moi qui, connaissant l'un et l'autre, n'ai jamais regretté, dans mes moments de tristesse, que le sourire de mes parents, pour me servir des expressions d'un poète.

DEUXIÈME LETTRE.

Véretz, 10 septembre 1819.

Monsieur,

Quelqu'un se plaint, dans une de vos feuilles, que, sous prétexte de vacances, on lui a refusé l'entrée de la Bibliothèque du roi. Je vois ce que c'est, on l'a pris pour un de ces curieux, comme il en vient là fréquemment, qui ne veulent que voir des livres, et gênent les gens studieux. Ceux-ci n'ont point à craindre un semblable refus, et la Bibliothèque pour eux ne vaque jamais. Aux autres on assigne certains jours, certaines heures, ordre fort sage; votre ami, pour peu qu'il y veuille réfléchir lui-même, en conviendra. S'il m'en croit, qu'il retourne à la Bibliothèque, et, parlant à quelqu'un de ceux qui en ont le soin, qu'il se fasse connaître pour être de ces hommes auxquels il faut, avec des livres, silence, repos, liberté; je suis trompé, s'il ne trouve des gens aussi prompts à le satisfaire que capables de l'aider et de le diriger dans toutes sortes de recherches. J'en ai fait l'expérience; d'autres la font chaque jour à leur très grand profit. Après cela, s'il a voyagé, s'il a vu en Allemagne les livres enchaînés, en Italie purgés, c'est-à-dire biffés, raturés, mutilés, par la cagoterie, enfermés le plus souvent, ne se communiquer que sur un ordre d'en haut, il cessera de se plaindre de nos bibliothèques, de celle-là surtout; enfin, il avouera, s'il est de bonne foi, que cet établissement n'a point de pareil au monde, pour les facilités qu'y trouvent ceux qui vraiment veulent étudier. Quant au factionnaire suisse qu'il a vu à la porte, ce n'étaient pas sans doute les administrateurs qui l'avaient placé là. Rarement les savants posent des sentinelles, si ce n'est dans les guerres de l'École de droit. Je ne connais point messieurs de la Bibliothèque assez pour pouvoir vous rien dire de leurs sentiments; mais je les crois Français, et je me persuade que, s'il dépendait d'eux, on ferait venir d'Amiens des gens pour être suisses, puisqu'enfin il en faut dans la garde du roi.

CONVERSATION CHEZ LA COMTESSE D'ALBANY.

.....,

... Ce fut moi qui leur dis, je ne sais à quelle occasion, que notre siècle valait bien celui de Louis XIV. Fabre se récria là-dessus: Quelle différence, bon Dieu! tout sous Luis XIV fleurit. - Si vous parlez des arts, lui dis-je, en quel temps les a-t-on vus plus florissants qu'aujourd'hui? Je voulais le faire un peu causer. La comtesse me devina, et entrant dans ma pensée: il est vrai, dit-elle, que les arts sont aujourd'hui tellement cultivés, encouragés .... On en parle beaucoup, dit Fabre. Oh! on fait plus qu'en parler. J'appuyai ce sentiment de Madame d'Albany, et pour preuve je citai le salon du Louvre à Paris, où tous les ans .... Oui, oui, interrompit Fabre; et s'approchant de la fenêtre du côté de Pausilippe: Où donc vont toutes ces troupes le long de Chiaia, là-bas, vers la grotte? Je ne sais, répondis-je. Mais, par exemple, ce tableau de Gérard que nous vîmes hier chez le roi, n'est-ce pas là un bel ouvrage, et qui eût paru tel du temps de Lesueur et du Poussin? Ma foi, dit-il, les canonniers nos voisins montent à cheval. Il y a quelque parade sans doute. Le roi sera revenu de Caserte. Il tâchait ainsi de détourner la conversation; mais moi: Et David, lui dis-je, David n'est-il pas fondateur d'une nouvelle école? Guérin, Girodet et vous-même, ne faites-vous tous rien qui vaille? Il me repartit:

Eh bien, oui; c'est mon métier; j'en puis parler, et je vous dis qu'il y a tel tableau du Poussin qui vaut mieux seul que tout ce qu'on a fait depuis.

Je fus aise de le voir venir où je voulais. Je l'entretins sur ce propos, et il se mit à nous dire ce qu'étaient les arts sous Louis XIV, comparant les ouvrages d'alors à ceux d'aujourd'hui, et donnant de tout la prééminence au siècle passé, hors qu'il avouait que depuis un temps on se relevait chez nous de ce méchant goût, de cette misère où tomba si tôt notre école après ses beaux jours. Nous l'écoutions, et pour moi je n'eusse jamais songé à l'interrompre, car

véritablement il parle bien de tout; mais sur ces choses-là où il est expert, il y a plaisir à l'entendre. La comtesse lui dit: A ce que je puis voir, en ce genre, selon vous, nous valons mieux que nos pères et moins que nos aïeux. Je vous crois, certes, plus capable que personne d'en bien juger; mais dans ce que vous nous dites n'entre-t-il point un peu de passion, quelque grain de partialité pour votre peintre favori? Car enfin ce tableau du Poussin ... c'est comme si vous préfériez une fable de La Fontaine .... A merveille, dit-il; en effet, pour une belle fable de La Fontaine on donnerait aisément tous les vers du dix-huitième siècle. - Vous moquez-vous? La Henriade, les tragédies de Voltaire? Pourquoi non? si Voltaire lui-même en est d'avis? Quoi? Chose sûre. N'a-t-il pas écrit, et je crois en plus d'un endroit, que personne, depuis l'âge d'or de notre poésie, n'a su faire vingt bons vers de suite? L'âge d'or de notre poésie, c'est le siècle de Louis XIV. Eh bien, que fait cela? Vous l'allez voir, pour peu que vous daigniez m'entendre.

[ocr errors]

[ocr errors]

,,Vingt bons vers de suite dans une fable font une bonne fable, n'est-ce pas? Comment l'entendez-vous? dit madame d'Albany. J'entends qu'une fable ordinairement n'ayant guère plus de vingt vers, si vingt vers sont bons dans cette fable, et vingt de suite, la fable est bonne. Assurément. Or, il y a, continua-t-il, telle fable de La Fontaine où ne se trouvent pas seulement vingt bons vers de suite, mais où tous les vers sont fort bons. Me trompéje? Oh! pour cela non. Cette fable est bonne par conséquent ? Sans contredit. Et une bonne fable est un bon ouvrage? Qui en doute? Maintenant, ni dans la Henriade, ni dans les tragédies de Voltaire, il n'y pas vingt bons vers de suite, de l'aveu même de Voltaire? Comment cela? Eh! oui. Ne sont-ce pas tous vers faits depuis le règne de Louis XIV, c'est-à-dire, depuis qu'est passé le temps où l'on savait faire vingt bons vers de suite? Et les gens difficiles n'y en trouHerrig, La France litt.

a

[ocr errors]

vent pas dix. Or, je vous prie, Madame, un ouvrage en vers, et un long ouvrage où ne se trouvent pas vingt bons vers de suite dans plusieurs milliers, est-ce un bon ouvrage? Mais, dit-elle, ce pourrait bien être un ouvrage médiocre. Non, reprit-il, car le médiocre n'est pas reconnu des poètes. Tout ce qui s'appelle poème, au dire des maîtres de cet art, est bon ou mauvais; point de milieu. Le médiocre et le pire, c'est tout un. Vous savez le vers de Boileau. Quoi! voudriez-vous dire que les tragédies de Voltaire sont de mauvais ouvrages? Selon Boileau, dit-il; en effet vous le voyez: n'étant pas bonnes, puisqu'il n'y a pas vingt bons vers de suite, ni médiocres, puisqu'il n'y a pas de médiocre en poésie, elles sont de nécessité mauvaises. Mais je veux, pour l'amour de vous, Madame, que Boileau se trompe, Horace et toute la poétique; qu'il y ait des poèmes médiocres, et que la Henriade en soit aussi bien que les tragédies, vous m'accorderez qu'un seul bon ouvrage vaut mieux que cent mauvais ouvrages, mieux que tous les mauvais ouvrages qu'on saurait faire en cent ans? Il me le semble bien, dit-elle. Mieux même que tous les ouvrages médiocres? Eh! je ne sais trop. Quoi! la chose ne vous paraît pas claire? - Eh, mais! dit-elle, par exemple, dix écus où il y aurait moitié seulement d'alliage et le reste d'argent fin vaudraient mieux qu'un bon écu sans aucun alliage. Fort bien, parlant de la matière. Mais, à ne considérer que l'art, une médaille de Pikler vaut mieux que toutes les piastres du Pérou: et puis le mérite de l'exécution, la difficulté vaincue; si un sauteur saute dix pas, tous ceux qui viendront après lui sauter quelque cinq ou six pas, fussent-ils dix mille, ne feront rien. Et c'est cela même, voyez-vous. La Fontaine saute les dix pas, il franchit le fossé, lui. Voltaire et tous les autres qui n'en peuvent autant faire tombent pêle-mêle au fond. Voilà, dit la comtesse, une comparaison . . Il avoua qu'elle était bizarre. Mais entin point de prix si on n'atteint le but. Vous avez beau en approcher, tout cela

28

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »