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Et le 5 avril :

« Journée belle à souhait. Des nuages, mais seulement autant qu'il en faut pour faire paysage au ciel. Ils affectent de plus en plus leurs formes d'été. Leurs groupes divers se tiennent immobiles sous le soleil comme les troupeaux de moutons dans les pâturages, quand il fait grand chaud. J'ai vu une hirondelle, et j'ai entendu bourdonner les abeilles sur les fleurs. En m'asseyant au soleil pour me pénétrer jusqu'à la moelle du divin printemps, j'ai ressenti quelques-unes de mes impressions d'enfance: un moment, j'ai considéré le ciel avec ses nuages, la terre avec ses bois, ses chants, ses bourdonnements, comme je faisais alors. Ce renouvellement du premier aspect des choses, de la physionomie qu'on leur a trouvée avec les premiers regards, est, à mon avis, une des plus douces réactions de l'enfance sur le courant de la vie. »

Mais bientôt il y a lutte en lui, il y a scrupule. Guérin, à cette date, est encore rigoureusement chrétien. Il s'en prend à son âme de ressentir avec tant de vivacité les insinuations et les voluptés de la nature, un jour de divine componction et de deuil, car ce 5 avril était un Vendredi-Saint. La retraite pénitente où il est confiné en cette semaine de la Passion lui donne de l'ennui, et il se le reproche. La règle est aux prises chez lui avec le rêve. Lui, dont l'instinct est d'aller, d'errer, de poursuivre l'infini dans les souffles, dans les murmures des vents et des eaux, dans les odeurs germinales et les parfums; lui qui dira, en projetant des voyages : « Il y aura du charme à errer. Quand on erre, on sent qu'on suit la vraie condition de l'humanité; c'est là, je crois, le secret du charme ; » il essaye, à ce moment de sa vie, de concilier le Christianisme et le culte de la nature; il cherche, s'il se peut, un rapport mystique entre l'adoration de cette nature qui vient se concentrer dans le cœur de l'homme et s'y sacrifier comme sur un autel, et l'immolation eucharistique dans ce même cœur. Vain effort! il tente l'impossible et l'inconciliable; il ne réussira qu'à retarder, à

lui-même, son entraînement prochain, irrésistible. Car il n'y a pas de milieu; la Croix barre plus ou moins la vue libre de la nature; le grand Pan n'a rien à faire. avec le divin Crucifié. Une certaine sobriété méfiante et craintive est imposée, comme première condition, au contemplateur chrétien. Et Guérin, au contraire, n'y résiste pas; tous les accidents naturels qui passent, une pluie d'avril, une bourrasque de mars, une tendre et capricieuse nuaison de mai, tout lui parle, tout le saisit et le possède, et l'enlève; il a beau s'arrêter en de courts instants et s'écrier: « Mon Dieu ! comment se fait-il que mon repos soit altéré par ce qui se passe dans l'air, et que la paix de mon âme soit ainsi livrée au caprice des vents? » il ne laisse pas de s'y livrer, il s'abandonne, il s'enivre de la vie des choses et voudrait par accès s'y confondre, s'y universaliser:

« 25 avril. - Il vient de pleuvoir. La nature est fraîche, rayonnante; la terre semble savourer avec volupté l'eau qui lui apporte la vie. On dirait que le gosier des oiseaux s'est aussi rafraîchi à cette pluie : leur chant est plus pur, plus vif, plus éclatant, et vibre à merveille dans l'air devenu extrêmement sonore et retentissant. Les rossignols, les bouvreuils, les merles, les grives, les loriots, les pinsons, les roitelets, tout cela chante et se réjouit. Une oie, qui crie comme une trompette, ajoute au charme par le contraste. Les arbres immobiles semblent écouter tous ces bruits. D'innombrables pommiers fleuris paraissent au loin comme des boules de neige; les cerisiers aussi tout blancs se dressent en pyramides ou s'étalent en éventails de fleurs.

« Les oiseaux semblent viser parfois à ses effets d'orchestre où tous les instruments se confondent en une masse d'harmonie.

• Si l'on pouvait s'identifier au printemps, forcer cette pensée au point de croire aspirer en soi toute la vie, tout l'amour qui fermentent dans la nature! se sentir à la fois fleur, verdure, oiseau, chant, frafcheur, élasticité, volupté, sérénité! Que serait-ce de moi? Il y a des moments où, à force de se concentrer dans cette idée et de regarder fixement la nature, on croit éprouver quelque chose comme cela. »

Un mois s'est écoulé; le moment où le printemps longuement couvé et nourri éclate, non plus en fleurs

mais en feuilles, où la verdure déborde, où il y a en deux ou trois matinées inondation presque subite de verdure, est admirablement rendu :

<< 3 mai. Jour réjouissant, plein de soleil, brise tiède, parfums dans l'air; dans l'âme, félicité. La verdure gagne à vue d'œil; elle s'est élancée du jardin dans les bosquets, elle domine tout le long de l'étang; elle saute, pour ainsi dire, d'arbre en arbre, de hallier en hallier, dans les champs et sur les coteaux, et je la vois qui a déjà atteint la forêt et commence à s'épancher sur son large dos. Bientôt elle aura débordé aussi loin que l'œil peut aller, et tous ces grands espaces clos par l'horizon seront ondoyants et mugissants comme une vaste mer, une mer d'émeraude. Encore quelques jours et nous aurons toute la pompe, tout le déploiement du règne végétal. »

Et le moment où tout ce qui d'abord n'était que fleur sans feuille n'est plus que germe et feuillage, où les amours des végétaux ont cessé, et où la nutrition du fruit commence :

« 22 mai. Il n'y a plus de fleurs aux arbres. Leur mission d'amour accomplie, elles sont mortes, comme une mère qui périt en donnant la vie. Les fruits ont noué, ils aspirent l'énergie vitale et reproductrice qui doit mettre sur pied de nouveaux individus. Une génération innombrable est actuellement suspendue aux branches de tous les arbres, aux fibres des plus humbles graminées, comme des enfants au sein maternel. Tous ces germes, incalculables dans leur nombre et leur diversité, sont là suspendus entre le ciel et la terre dans leur berceau, et livrés au vent qui a la charge de bercer ces créatures. Les forêts futures se balancent imperceptibles aux forêts vivantes. La nature est tout entière aux soins de son immense maternité. »

Quoique voué de cœur à la Bretagne qu'il appelle la bonne contrée, l'enfant du Midi se réveille parfois en Guérin; Mignon se ressouvient du ciel bleu et du pays où les oliviers fleurissent. L'hôte de la Chênaie ne se fait pas illusion sur ces magnificences et ces beautés silvestres, bocagères, qui sont toujours si près, là-bas, de redevenir sèches et revêches; la Chênaie, la Bre

tagne tout entière « lui fait l'effet, dit-il, d'une vieille bien ridée, bien chenue, redevenue par la baguette des Fées jeune fille de seize ans et des plus gracieuses. >> Mais sous la jeune fille gracieuse, la vieille, à de certains jours, reparaît. En plein juin, la belle saison un matin s'en est allée on ne sait où; le vent d'ouest a tout envahi comme un pasteur humide chassant devant lui ses innombrables troupeaux de nuages. A la verdure près, c'est l'hiver, avec l'affligeant contraste de plus; et même quand il y a splendeur, l'été, jusque dans ses jours de solennité, a toujours, il le sent, « quelque chose de triste, de voilé, de borné. C'est comme un avare qui se met en frais ; il y a de la ladrerie dans sa magnificence. Vive notre ciel de Languedoc si libéral en lumière, si bleu, si largement arqué ! » Ainsi s'écrie ces jours-là presque en exilé celui qui ressonge à son doux nid du Cayla et à la Roche d'Onelle. Dans ses excursions par le pays et quand il traverse les landes, c'est bien alors que la nature lui apparaît maigre et triste, en habit de mendiante et de pauvresse ; mais pour cela il ne la dédaigne : il a fait sur ce thème des vers bien pénétrants et où l'âpreté du pays est rendue au vrai ; il la comprend si bien, cette âpreté, il la serre de si près qu'il en triomphe. Comme cette Cybèle de l'Hymne homérique qui se présenta d'abord à de jeunes filles assises au bord du chemin, sous le déguisement d'une vieille femme stérile, et qui ensuite redevint soudainement la féconde et glorieuse Déesse, la Nature bretonne finit par livrer à Guérin tout ce qu'elle contient s'il l'a méconnue un moment, il s'en repent vite, et elle lui pardonne; elle cesse de paraître ingrate à ses yeux, elle redevient aussi belle qu'elle peut l'être : la lande elle-même s'anime, se revêt pour lui, dans ses moindres accidents, de je ne sais quel charme.

C'est en vers qu'il dit ces dernières choses, et c'est

pour cela que je ne les cite pas. Les vers de Guérin en effet sont naturels, faciles, abondants, mais inachevés. Il use habituellement et de préférence d'un vers que je connais bien pour avoir essayé en mon temps de l'introduire et de l'appliquer, l'alexandrin familier, rompu au ton de la conversation, se prêtant à toutes les sinuosités d'une causerie intime. « Ta poésie chante trop, écrivait-il à sa sœur Eugénie, elle ne cause pas assez. » Il se garde de la strophe comme prenant trop aisément le galop et emportant son cavalier; il ne se garde pas moins de la stance lamartinienne comme berçant trop mollement son rêveur et son gondolier. Il croit qu'on peut tirer grand parti de ce vers alexandrin qui, bien manié, n'est pas si roide qu'il en a l'air, qui est capable de bien des finesses et même de charmantes négligences. Toute cette théorie me paraît juste, et elle est la mienne aussi. C'est dans l'application seulement que Guérin se trouve en défaut comme nous-même nous avons pu l'être, mais il l'est plus qu'il ne le faudrait et beaucoup trop; il s'en remet surtout trop au hasard, et l'on peut dire de lui ce qu'il dit d'un autre de ses amis, que cela s'en va de chez lui comme l'eau d'une fontaine. Il a des vers de détail très-heureux, très-francs, mais sa phrase traîne, s'allonge, se complique prosaïquement; il ne sait pas assez la couper, l'arrêter à temps, et, après un certain nombre de vers accidentés, irréguliers, redonner le ton plein et marquer la cadence. Le nom de Brizeux, le poëte breton, se rapproche naturellement de celui de Guérin, le paysagiste breton. Guérin avait dû lire la Marie de Brizeux, et je ne vois pas qu'il en parle. Il ne faut rien exagérer: cette gentille Marie, dans son premier costume, n'était qu'une petite paysanne à l'usage et à la mesure de Paris. Ce n'est que plus tard que Brizeux a songé tout de bon à se faire Breton; dans le poëme de lui qui porte ce titre, les Bretons, il a réussi

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