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« Un peu de numéraire pour changer mes habits et harnacher mes thevaux me serait nécessaire. Vous savez que je ne demande que quand j'ai besoin. Faites encore un effort, mon père, et un bon mariage raccommodera cela. >>

Les fruits de cette victoire de Loano furent à peu près nuls; l'habileté supérieure avait fait défaut. On resta sur place en définitive. Cinq mois après (19 mars 1796), Joubert écrivait de Finale, dans la rivière de Gênes :

« Le Gouvernement, tout occupé du Rhin, nous laisse sans argent, la merci des fripons qui nous administrent.

« Il n'y a de beau ici que le courage infatigable du soldat et de l'officier, et la patience imperturbable de tous deux. La France frémirait si on comptait tous ceux qui sont morts d'inanition, de maladies. Le pauvre volontaire, en se traînant, s'arrête où il se trouve, s'affaisse sur la terre et meurt. Mon père, si la campagne n'est pas offensive, je prévois des horreurs, et, plutôt que d'assister à l'enterrement d'une armée, je donne ma démission. »

Mais Bonaparte, nommé général en chef, arrivait à Nice le 27 mars et venait prendre en main cette armée de braves, sans habits, sans pain et sans souliers, qui n'attendait qu'un tel chef pour faire ses prodiges.

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Je voudrais bien établir et déterminer en traits précis cette figure sympathique du jeune général, sans lui faire tort et sans la surfaire. Je n'ai pour cela qu'à profiter des documents mêmes que me fournit la publication nouvelle, en tirant un peu moins du côté de l'éloge que ne l'a dû faire naturellement l'estimable biographe (tout biographe devient aisément un apologiste ou un panégyriste), et en me tenant d'ailleurs dans les lignes. exactes du récit de Napoléon, le premier des juges, ainsi que dans les termes des meilleurs témoins, auteurs de Mémoires. La juste mesure et la proportion dans un portrait sont la première loi de la ressemblance.

Nous n'en sommes encore qu'au rôle militaire et au début des grades supérieurs. Joubert, général de brigade à vingt-six ans, au moment de l'entrée en campagne (1796), est un des bras les plus actifs de cette jeune et déjà vieille armée d'Italie. Il commence à se signaler et à être nommé dans les faits de la première

campagne de quinze jours, un chef-d'œuvre de l'art, où le général en chef sépare les Autrichiens des Sardes, les coupe violemment dans une suite de combats acharnés, écarte et refoule les uns, et finalement a raison des autres. Il est curieux de voir dans le récit de Napoléon, à côté des noms des grands divisionnaires d'alors, Laharpe, Masséna, Augereau, Stengel trop tôt enlevé, poindre coup sur coup et comme s'échelonner les nouveaux noms destinés à l'illustration prochaine : Joubert en tête, distingué pour le combat du 13 avril à l'attaque de Cosseria et à la prise des hauteurs de Biestro; Lanusse, adjudant général, décidant de la victoire du 15 à Dego; Lannes fait colonel pour sa conduite dans le même combat; Murat suppléant et vengeant dans une charge dernière Stengel tué le 21 à Mondovi. C'est une seconde génération de braves qui pousse la première et qui va l'égaler ou la remplacer; les promotions se font vite à la guerre. Joubert se distingua particulièrement à l'attaque du château de Cosseria, position des plus fortes sur le sommet le plus élevé de cette partie de l'Apennin; il y fut blessé d'un coup de pierre, ce qui ne l'empêcha pas d'aller toujours et de poursuivre. Il a raconté ainsi cet assaut qui manqua, mais qui amena la reddition le lendemain :

«< Rien de plus terrible que l'assaut où j'ai été blessé en passant par un créneau: mès carabiniers me soutenaient en l'air; d'une main j'embrassais le mur, je parais les pierres avec mon sabre, et tout mon corps était le point de mire de deux retranchements dominant à dix pas. J'ai paré deux pierres et n'ai reçu qu'un coup de feu dans mon habit, et j'ai été abattu au moment où je pénétrais. Ma colonne étonnée de ce nouveau genre d'attaque, était ébranlée. Il avait fallu me sacrifier, et je me suis ressouvenu d'avoir été grenadier (1). Un officier

(1) C'est l'éloge que lui donne pour cette action Bonaparte, dans son Rapport du 15 avril au Directoire : « Déjà l'intrépide général de brigade Joubert, grenadier par le courage et bon général par ses con

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m'a aidé à me relever. Toute ma colonne me croyant tué avait reculé de trente pas. Cet assaut n'a pas réussi; nous y avons eu un général et un adjudant-général tués; mais l'ennemi, intimidé du premier coup de main, s'est rendu. Je m'étends sur cette affaire, parce qu'i! n'y a rien de plus terrible. Pannetier (son compatriote de l'Ain et son aide de camp) était auprès de moi. J'ai été consolé de ma blessure en entendant mes chasseurs crier : Vive notre Général! »

Le lendemain de cet assaut, dans une lettre adressée à Joubert et où il lui donnait ses ordres, Bonaparte, vainqueur à Millesimo et se portant sur Dego, s'excusait presque de ne pas l'avoir appelé pour prendre part au dernier combat: « Je conçois que vous allez nous faire bien des reproches de ne vous avoir pas appelé ; mais vous étiez trop sur la gauche. Demain vous aurez l'avant-garde. » Voilà ce qui s'appelle un dédommage

ment.

Atteint à la poitrine d'une balle morte à Mondovi, il marchait toujours et était lancé à l'avant-garde sur Turin. Cependant sa moralité militaire avait à souffrir à la vue des désordres, suite de la victoire ; il y eut en effet de grands excès commis après tant de privations, à l'arrivée dans ces riches plaines, à l'entrée dans la terre promise:

<«<La richesse du pays rend à notre armée son amour du pillage, et je fais peste et rage auprès du général en chef pour faire fusiller quelques coupables; car je prévois de grands malheurs si elle continue. »

Bon gré, mal gré, tout le monde profitait de ce superflu de la victoire, succédant à une pénurie si extrême :

naissances et ses talents militaires, avait passé avec sept hommes dans les retranchements de l'ennemi; mais, frappé à la tête, il fut renversé par terre, etc. >>

« Nous avons bien travaillé : en quinze jours détruire deux armées et forcer un roi à la paix. Je me ressens du bonheur général : j'ai huit chevaux, une collection de sucre et de café que je vous destine, bonnes prises sur l'état-major ennemi. Je ne loge que chez des comtes, des marquis qui nous appellent des héros et qui nous trouvent encore le caractère aimable des Français. Nous ne parlons pas politique; nous ne nous mêlons pas de leur Gouvernement. »

L'entrain du triomphe et de la jeunesse, la familiarité militaire et républicaine, l'amabilité naturelle, la gaieté et même un peu d'étourderie française, respirent dans le récit, qu'on va lire, de l'accueil fait à Joubert et à Masséna dans la citadelle d'Alexandrie (6 mai 1796):

«J'aurais voulu dater ma lettre d'Alexandrie; mais j'ai passé si rapidement avec mon avant-garde, que j'ai à peine eu le loisir de profiter des honnêtetés de M. le gouverneur (Solaro), homme à crachats et à deux ou trois ordres au moins. Cette réception singulière me sera toujours présente à l'esprit. Figurez-vous deux généraux, qui guerroyent depuis un mois, qu'on vient prendre en carrosse et conduire dans la citadelle la plus renommée du Piémont, qui se trouvent au milieu de tout un état-major de généraux et officiers ennemis, qui faisaient entre eux plusieurs siècles, et qui brillaient comme des soleils.

« Les Allemands venaient de quitter Alexandrie au moment où le général Masséna et moi nous y faisions une reconnaissance avec 200 chevaux et 600 chasseurs pied. Nous nous mîmes en batail!e sous les murs de la ville, et nous envoyâmes un officier prévenir M. le commandant (de la place) que nous allions lui présenter nos devoirs. Le commandant répondit qu'il dépendait du gouverneur de la citadelle qu'il allait prévenir... Nous lui fìmes dire que nous ne venions pas avec des vues hostiles, et sans attendre davantage nous entrâmes avec quarante dragons. Il pleuvait fort. Toutes les fenêtres étaient garnies de têtes, toutes les rues remplies de curieux; la place d'armes fut pleine en un instant, et nous fûmes obligés de traverser une foule innombrable qui venait voir ses vainqueurs. Le peuple n'était ni joyeux ni triste. On ne distinguait que des mouvements de curiosité, et la tranquillité que l'armistice avait fait naître. Nous descendîmes au palais du Gouvernement. Il cavaliere Solaro, décoré d'un crachat de tous les grands ordres, arrivait de la citadelle; il nous pria à dîner, fit monter Masséna et moi dans son carrosse, et fit accompagner nos officiers par des colonels.

« Lorsque je me vis dans la citadelle, séparé de nos troupes, avant que l'armistice fût officiellement connu, je craignais qu'on ne nous

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