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et de sincère. Si nous nous mettons, pour le juger, à vouloir absolument le considérer à travers les conséquences plus ou moins accumulées de ses doctrines et les innombrables disputes qu'elles ont engendrées, nous ne le retrouverons jamais tel qu'il fut. Sa figure, comme celle de tous les puissants mortels qui ont excité enthousiasme et colère, ainsi aperçue de loin à travers un nuage de lumière et de poussière, se transformerait à nos yeux : nous le ferions trop grand, trop beau ou trop laid, trop génie ou trop monstre. Perçons la légende dont l'histoire elle-même n'est pas exempte; replaçons-nous de l'autre côté du nuage; voyons-le de près, comme quelqu'un qui l'aurait rencontré à Motiers ou qui l'aurait visité rue Plâtrière; c'est encore le moyen de nous faire de lui la plus juste idée,

Lundi, 22 juillet 1864.

Correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe
Gotha et autres Lettres de lui inédites, publiées par MM. EVARISTE,
BAVOUX et ALPHONSE FRANÇOIs.

Œuvres et Correspondance inédites
de J.-J. Rousseau,

Publiées par M. G. STRECKEISEN-MOULTOU.

(SUITE ET FIN.)

Le plus curieux morceau du volume, et dont le passage principal était déjà connu par un écrit de M. Gaberel, est un songe allégorique sur la Révélation, qui nous montre Rousseau dans toute la ferveur de son enthousiasme religieux. Quelle est au juste la portée de cet essai ? N'est-ce qu'une répétition nouvelle, une reprise, sous forme poétique, des idées exposées dans la Profession de foi du Vicaire savoyard? Est-ce, au contraire, une preuve que l'auteur a varié dans ses idées, et qu'il a fait un pas, au delà de la Profession du Vicaire, vers un christianisme plus positif? Je ne crois pas que la lecture du morceau dans toute son étendue autorise cette dernière conclusion; il est cependant certain qu'on a droit, après l'avoir lu, de se prononcer plus fortement que jamais en faveur des tendances religieuses du philosophe, et qu'on peut le compter sans exagération parmi ceux qui, toute orthodoxie mise à part, ont été chrétiens d'instinct, de sentiment et de désir. Ce n'est pas jouer sur les mots que de dire qu'au milieu de son

siècle et entre les philosophes ses contemporains, Rousseau a été relativement chrétien.

Le caractère le plus remarquable de ce morceau tout sentimental et poétique et nullement dogmatique, c'est peut-être qu'il ne conclut pas, et qu'il laisse conjecturer tout ce qu'on voudra sur la pensée finale de l'auteur; il laisse chacun rêver à son gré sur l'état d'âme définitif que cela suppose. Le rêver est bien, en effet, ce que Rousseau préfère à tout et ce que le plus volontiers il suggère.

Buffon, dans un admirable récit philosophique, a supposé le premier homme s'éveillant à la vie et rendant compte de ses premiers mouvements, de ses premières sensations, de ses premiers jugements. Jouffroy, dans un récit moral célèbre, a fait parler le philosophe durant cette veille pleine d'angoisses, dans cette première nuit de doute et de trouble, où le voile du sanctuaire se déchire tout d'un coup devant ses yeux et où il cesse d'être un croyant. Rousseau, dans le récit qui nous occupe, s'est attaché à montrer, durant une belle nuit d'été, le premier homme qui s'avisa de philosopher et de réfléchir, et il a prêté à cette philosophie naissante tout le charme, au contraire, de l'admiration et de la foi, toute l'ivresse d'un premier ravissement :

« Ce fut durant une belle nuit d'été que le premier homme qui tenta de philosopher, livré à une profonde et délicieuse rêverie et guidé par cet enthousiasme involontaire qui transporte quelquefois l'âme hors de sa demeure et lui fait, pour ainsi dire, embrasser tout l'univers, osa élever ses réflexions jusqu'au sanctuaire de la nature et pénétrer, par la pensée, aussi loin qu'il est permis à la sagesse humaine d'atteindre.

« La chaleur était à peine tombée avec le soleil; les oiseaux, déjà retirés et non encore endormis, annonçaient, par un ramage languissant et voluptueux, le plaisir qu'ils goûtaient à respirer uu air plus frais; une rosée abondante et salutaire ranimait déjà la verdure... »

Ici une de ces descriptions naturelles dont il a le

premier dans notre littérature donné le parfait exemple, mais où il a été depuis surpassé par ses grands disciples, par Bernardin de Saint-Pierre, par Chateaubriand, par George Sand, tous bien autrement particuliers, nuancés et neufs, et qui ne se contentent pas de peindre la nature en traits généraux devenus trop aisément communs; et il continue:

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« A ce concours d'objets agréables, le philosophe, touché comme l'est toujours en pareil cas une âme sensible où règne la tranquille innocence, livre son cœur et ses sens à leurs douces impressions : pour les goûter plus à loisir, il se couche sur l'herbe, et appuyant sa tête sur sa main, il promène délicieusement ses regards sur tout ce qui les flatte. Après quelques instants de contemplation, il tourne par hasard les yeux vers le ciel, et à cet aspect qui lui est si familier et qui pour l'ordinaire le frappait peu, il reste saisi d'admiration, il croit voir pour la première fois cette voûte immense et sa superbe parure... >>

Ici toute une description encore: spectacle des cieux, le couchant enflammé, la lune qui se lève à l'orient, les astres innombrables qui roulent en silence sur nos têtes, l'Étoile polaire qui semble le pivot fixe de toute la révolution céleste! D'où vient cet ordre? d'où viennent ces mouvements? qui donc les a établis? Et sur la terre même, d'où vient la succession, la régularité des saisons; et dans les végétaux, dans les corps organisés, cet ensemble de lois mystérieuses et manifestes qui y président et qui constituent la vie; et ces mouvements d'un ordre supérieur et singulier, cette activité spontanée des animaux; et nos propres sensations à nous, et ce pouvoir de puenser, de voloir et d'agir que je sens en moi? Telle est la série de questions que s'adresse le premier philosophe. Il essaye, pour y répondre, d'hypothèses diverses: l'arrangement fortuit, la nécessité du mouvement de la matière, l'infinité de combinaisons possibles dont une a réussi... Il hésitait, il commençait à se troubler placé entre des explications incomplètes

et des objections sans réplique, il allait, s'il n'y prenait garde, trop accorder à la raison, au raisonnement; il sentait poindre l'orgueil en même temps que s'accroître les obscurités, quand tout à coup... mais laissons-le parler lui-même sa plus belle langue :

"...

quand tout à coup un rayon de lumière vint frapper son esprit et lui dévoiler ces sublimes vérités qu'il n'appartient pas à l'homme de connaître par lui-même et que la raison humaine sert à confirmer sans servir à les découvrir. Un nouvel univers s'offrit, pour ainsi dire, à sa contemplation: il aperçut la chaîne invisible qui lie entre eux tous les êtres; il vit une main puissante étendue sur tout ce qui existe; le sanctuaire de la nature fut ouvert à son entendement, comme il l'est aux intelligences célestes, et toutes les plus sublimes idées que nous attachons à ce mot Dieu se présentèrent à son esprit. Cette grâce fut le prix de son sincère amour pour la vérité et de la bonne foi avec laquelle, sans songer à se parer de ses vaines recherches, il consentait à perdre la peine qu'il avait prise et à convenir de son ignorance plutôt que de consacrer ses erreurs aux yeux des autres sous le beau nom de philosophie. A l'instant, toutes les énigmes qui l'avaient si fort inquiété s'éclaircirent à son esprit : le cours des cieux, la magnificence des astres, la parure de la terre, la succession des êtres, les rapports de convenance et d'utilité qu'il remarquait entre eux, le mystère de l'organisation, celui de la pensée, en un mot le jeu de la machine entière, tout devint pour lui possible à concevoir comme l'ouvrage d'un Etre puissant directeur de toutes choses; et s'il lui restait quelques difficultés qu'il ne pût résoudre, leur solution lui paraissant plutôt au-dessus de son entendement que contraire à sa raison, il s'en fiait au sentiment intérieur qui lui parlait avec tant d'énergie en faveur de sa découverte, préférablement à quelques sophismes embarrassants qui ne tiraient leur foree que de la faiblesse de son esprit. »

Dans son ravissement, dans l'admiration qui le pénètre jusqu'au fond de l'âme et qui déborde, le philosophe, à ce moment, se prosterne la face contre terre et adresse à l'Être divin un hommage, un hymne ardent et pur, qui ne diffère en rien d'une prière. Il se relève le cœur plus embrasé que jamais, et cette joie épurée qu'il éprouve, cette clarté qui l'inonde, il veut la communiquer à ses semblables; il a soif de les y

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