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l'enfance n'ont pas cessé de vous émouvoir, si l'aspect de la vallée ou de la montagne natale, le seuil de la ferme où vous alliez, enfant, vous régaler de laitage et de fruits les jours de promenade, rit en songe à votre cœur, alors vous trouverez votre compte avec Rousseau, même dans ces quelques lettres qu'on nous donne ici; vous lui passerez bien des préoccupations vulgaires en faveur des élans de sensibilité et d'âme par lesquels il les rachète; vous l'aimerez pour ces accents de cordialité sincère que toute son humeur ne parvient pas à étouffer. Voltaire aime l'humanité, et il affecte en toute occasion de mépriser le pauvre: Rousseau s'étonne de cette inconséquence, et la lui reproche doucement. On n'a jamais à craindre avec lui, même dans ses écarts, de ces contradictions qui tiennent aux sources de l'âme et qui choquent dans le lecteur ami des hommes quelque chose de plus sensible encore que le goût (1).

(1) M. Streckeisen-Moultou, qui nous promet de tirer de ses papiers de famille d'autres pièces intéressantes encore concernant Rousseau, a droit à nos remerciments; qu'il me permette cependant une critique que je ne puis passer sous silence, et qui peut être utile pour l'avenir. Quand on se fait l'éditeur d'un grand écrivain dont chaque mot compte, on est tenu deux fois d'être exact. Je regrette de trouver dans ce volume, notamment dans Mon Portrait (page 285), des fautes de transcription et, par suite, d'impression, qui m'en font craindre d'autres moins faciles à apercevoir en d'autres endroits. Rousseau n'a jamais écrit, en parlant des amours-propres empressés à se mettre en avant : « Il est vrai qu'on a grand soin de couvrir le motif de cet empressement du fond des belles paroles » (page 287); mais il a sans doute écrit: du fard des belles paroles. Il n'a pas écrit (même page):

« Mes travaux passés me semblent tellement étrangers à moi que, quand j'en retire la prise, il me semble que je jouis du travail d'un autre. » C'est le prix qu'il faut lire. Cela saute aux yeux; mais de telles fautes ne sont pas faites pour rassurer sur l'ensemble d'un texte. Rousseau, si sensible aux fautes d'impression, avertissait pourtant qu'on y prît garde, quand il dit quelque part dans ce volume: «< Depuis que j'ai eu le malheur de me faire imprimer, je me suis toujours vu sortir de la presse beaucoup plus sot que je ne m'y étais mis; sottise sur sottise, et les commentaires des sots lecteurs brochant sur le tout, me voilà joli garçon.»

Landi, 5 août 1861.

Étude sur la Vie et les Écrits de l'abbé de Saint-Pierre, par M. ÉDOUARD Goumy (1).

L'abbé de Saint-Pierre, sa Vie et ses Euvres, Far M. DE MOLINari (2).

« C'eût été un homme très-sage, s'il n'eût eu la folie de la raison..

J.-J. ROUSSEAU.

Le volume d'OEuvres inédites de Jean-Jacques Rousseau, que j'examinais dernièrement, contient quelques pensées et Notes sur l'abbé de Saint-Pierre, dont Rousseau avait eu en effet les manuscrits sous les yeux et avait essayé de raviver les écrits morts en naissant. Le caractère et les ouvrages de ce respectable abbé ont été, dans les derniers temps, l'objet d'études approfondies qui, en l'exagérant un peu, le font très-bien connaître. M. de Molinari, au point de vue des économistes, nous l'a présenté par extraits, par citations resserrées et abrégées, seule manière dont l'abbé de Saint-Pierre soit lisible, et il l'a justement rapproché de son futur parent dans l'ordre des esprits, le philosophe utilitaire Bentham. M. Édouard Goumy, dans une thèse complète et fort spirituelle, soutenue à la Faculté des Lettres et devenue presque un volume, a tracé de l'homme et du philosophe un portrait qui ne paraît nullement flatté,

(1) Chez Hachette, boulevard Saint-Germain, 79. (2) Chez Guillaumin, rue Richelieu, 14.

et il a porté des jugements qui s'appuient sur l'analyse détaillée des œuvres. Je trouve dans ces estimables travaux tout ce qu'on peut désirer de savoir sur l'abbé de Saint-Pierre, hormis un point très-essentiel sur lequel on n'a peut-être pas assez insisté. J'aurai assez d'occaзions, chemin faisant, de marquer ce point sans l'annoncer à l'avance; les lecteurs français sont d'euxnêmes assez éveillés là-dessus.

L'abbé de Saint-Pierre ne me paraît point tout à fait, comme à M. Goumy, une personnification du dix-huitième siècle, « une image fidèle en qui son siècle se reconnut et s'aima. » Il appartient proprement au dixseptième siècle et à la transition de cette époque à la suivante. Le règne de Louis XIV avait trop duré: la dernière partie de ce règne produisit un bon nombre d'esprits, très-sensibles aux défauts, aux abus et aux excès d'un si long régime, qui passèrent à une politique tout opposée et rêvèrent une amélioration sociale moyennant la paix, par de bonnes lois, par des réformes dans l'État et par toutes sortes de procédés et d'ingrédients philantrophiques.

Catinat, Vauban, Bois-Guilbert, Fénelon, jusqu'à un certain point Saint-Simon, Boulainvilliers, le duc de Chevreuse dans les entours du duc de Bourgogne, étaient de ces esprits réformateurs plus ou moins chimériques et systématiques, ou positifs et applicables.

Il y en avait, dans le nombre, qui étaient réformateurs en arrière, aspirant à rétrograder vers je ne sais quelle Constitution antérieure, vers je ne sais quel régime téodal-libéral qu'ils se figuraient dans le passé. - Un Projet de Gouvernement, rédigé par Saint-Simon à l'intention du duc de Bourgogne et récemment publié par M. Menard, nous livre le secret de leurs cœurs, la nature et la forme de leurs espérances.

Il y en avait qui étaient réformateurs en avant et par

les moyens propres aux sociétés modernes, ascussion, liberté d'examen, suffrage éclairé, lumières graduées et intérêt bien entendu, progrès dans l'égalité, le bien-être et la morale civile. L'abbé de Saint-Pierre, jusque dans ses utopies, était de ces derniers. Il me représente quelque chose comme MM. Comte et Dunoyer à la fin de l'Empire, avec cette différence qu'il ne réussit jamais à prendre sur aucune classe du public; cela tenait à sa forme et à son mode d'exposition; mais, comme vue, il ne voyait exclusivement qu'un côté de la question: en revanche, il le voyait à perte de vue et dans toute sa longueur.

Il se produisit, à ce moment, un phénomène assez singulier: sur la fin et comme à l'arrière-saison d'un siècle si riche par l'ensemble et la réunion des plus belles facultés de l'esprit et de l'imagination, on vit paraître plusieurs hommes distingués, et quelquesuns même éminents par certaines parties de l'intelligence, mais notablement privés et dénués d'autres facultés qui se groupent d'ordinaire pour composer le faisceau de l'âme humaine: - Fontenelle en tête, le premier de tous, une intelligence du premier ordre, mais absolument dénué de sensibilité; La Motte, l'abbé Terrasson, qui l'un et l'autre, avec l'esprit très-perspicace sur bien des points, raisonnaient tout à côté comme s'ils étaient privés de la vue ou du goût, de l'un des sens qui avertissent. Cela les menait plus aisément à bien des hardiesses. Entre ces esprits de nouvelle portée et que la Nature, comme en réaction elle-même contre les formes précédentes, tentait de façonner sur un autre moule, l'abbé de Saint-Pierre n'est pas le moins remarquable ni le moins curieux à observer, par l'insistance et l'opiniâtreté de sa vocation dans sa ligne unique, par ses absences et ses lacunes sur tout le reste. Certainement cet excellent homme, content de son lot

entre tous, s'estimait exempt plutôt que privé de ce qu'il n'avait pas.

C'était un original de première force. D'Alembert nous l'a peint au naturel et avec finesse dans un agréable Éloge lu à l'Académie française en février 1775, et qui a fourni le premier fonds de toutes les biographies. Né en 1658 au château de Saint-Pierre en Basse-Normandie, cadet d'une noble maison, Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre (Irénée, c'est-à-dire pacifique, il y a de ces heureux hasards de noms) ne dut faire ses premières études dites classiques, ses humanités, que faiblement et sans zèle; pas la plus petite fleur, pas le plus léger parfum de l'Antiquité ne passa en lui. Il fut pris, à dix-sept ans, de ce que son compatriote Segrais appelait la petite vérole de l'esprit, c'est-à-dire qu'il voulut se faire religieux; par bonheur pour ses lecteurs futurs et pour le bien du genre humain (c'est lui-même qui nous le dit aussi naïvement qu'il le pense), on le jugea trop faible de santé pour soutenir les exercices du chœur, et sa fièvre de vocation eut le temps de se dissiper. Il en fut donc quitte pour une petite vérole volante, et n'en resta point gravé, c'est encore lui qui nous le dit. Quant à son engagement ecclésiastique pur et simple, il ne paraît point s'en être préoccupé à aucun moment comme d'un obstacle, et il sut en effet interpréter sa profession de telle sorte qu'elle ne le gêna en rien.

Il n'avait eu de goût, dans ses études, que pour la philosophie, et dans la philosophie d'abord que pour la physique, qui y était alors comprise. Je disais tout à l'heure que la Nature semblait s'essayer, dans cette dernière moitié du règne de Louis XIV, à façonner des cerveaux un peu différents de ce qu'ils avaient été dans la première: il faut ajouter qu'elle y était fort aidée par ce grand auxiliaire et coopérateur nommé Descartes,

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