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ligent de l'histoire et « dépourvu de tout sens politique proprement dit, La Mennais a une certaine intuition des grands mouvements de l'humanité, » un pressentiment que bien des politiques réputés habiles et qui de près le méprisaient comme visionnaire n'avaient pas. C'est jusqu'à un certain point un voyant. La conclusion de ce beau travail de M. Scherer est à lire (pages 368370 et page 343), et si dans cette conclusion l'impression morale qui surnage semble un peu en contradiction avec la conséquence intellectuelle, si on s'étonne de trouver l'une beaucoup plus favorable que l'autre, je me l'explique très-bien par la situation personnelle du critique lui-même, qui fait un retour sur son propre passé, et qui, lui aussi, a osé se modifier, varier (toute proportion gardée) dans le degré de sa foi, et l'avouer sincèrement à son monde. Et je me rappelle à ce sujet un dernier entretien que j'eus avec La Mennais. Après l'avoir beaucoup connu, je m'étais éloigné et l'avais perdu de vue pendant près de dix ans. Le retrouvant au printemps de 1846, il avait oublié quelques critiques de moi un peu vives, et me les avait pardonnées; il me parut aimable, gai, comme il l'était volontiers dans ses bonnes heures, fécond de vues et jeune d'esprit ; et entre autres choses, il me dit ces propres paroles qui étaient une manière d'apologie en réponse à des objections qu'il devinait au dedans de moi et que je me gardais bien d'exprimer ; je ne donne d'ailleurs l'apologie que pour ce qu'elle vaut : « J'ai reçu de la Providence, me disait-il, une faculté heureuse dont je la remercie, la faculté de me passionner toujours pour ce que je crois la vérité, pour ce qui meraît tel actuellement. Je m'y porte à l'instant comme à un devoir, sans trop me soucier de ce que j'ai pu dire autrefois. On arrangera tout cela un jour après moi, on en tirera ce qu'on pourra ; je ne m'en charge pas, et je laisse ce

soin aux autres. On dira: Il fut sot tel jour, ce qui ne m'étonnerait pas beaucoup si j'étais là pour l'entendre.>> Et il riait de son petit rire en parlant ainsi.

Je n'examinerai point les autres morceaux critiques de M. Scherer, et qui touchent à des contemporains pleins de vie. Il me serait impossible de le faire en toute liberté et en toute convenance. Je connais personnellement et j'honore par quelque endroit tous ceux qu'il prend à partie, à commencer par le Père Gratry. L'un de ceux qu'il traite avec le plus de sévérité en croyant peut-être le traiter encore avec indulgence, est en ce moment hors de la patrie; un autre est comme un combattant, longtemps redouté, qui ne tient plus, à l'heure qu'il est, cette plume dont il faisait une épée. Quant à MM. Taine et Ernest Renan, de plus en plus goûtés du public, ils peuvent très-bien se passer de notre surcroît de critiques et d'éloges. Mais M. Scherer lui-même avait peut-être besoin d'être signalé à la classe plus nombreuse de lecteurs auxquels je désire qu'il s'adresse dorénavant, et j'ai tenu à le faire sans retard; c'était justice à la fois et plaisir; j'aime assa à sonner le premier coup de cloche, comme on sait.

Lundi, 3 décembre 1860.

CORRESPONDANCE DIPLOMATIQUE

DU COMTE JOSEPH DE MAISTRE

RECUEILLIE ET PUBLIÉE PAR M. ALBERT BLANC (1).

Je parlais il y a peu de temps et ici même de Joseph de Maistre, et j'en parlais d'après les jugements d'un esprit exact et rigoureux, d'un savant moderne, M. Scherer; ainsi pressée et poussée dans ses résultats, serrée de près dans ses principes et ses déductions, la doctrine du grand théocrate se réduisait de beaucoup; je ne voyais pas ce qu'en vérité on pouvait répondre à son ferme et froid contradicteur; et pourtant l'homme en Joseph de Maistre me paraissait supérieur à ce qui ressortait de cette exacte analyse. Cet homme que j'ai tant lu et (je puis dire) tant connu autrefois à force de le lire, je viens de l'approcher de nouveau, je viens de l'entendre; la Correspondance qu'on publie me l'a rendu au complet, vivant, parlant, dans ses jets et ses éclairs, dans ses éruptions et ses effusions de chaque jour, et je me suis senti de nouveau sous le charme, sous l'ascendant. Est-ce faiblesse de ma part, incertitude de jugement? J'aime à croire que non, car le fond de mon opinion est le même; mais j'aime tout ce qui

(1) Deux volumes in-8, chez Michel Lévy, rue Vivienne, 2 bis.

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est de l'homme quand l'homme est distingué et supérieur ; je me laisse et me laisserai toujours prendre à la curiosité de la vie, et à ce chef-d'oeuvre de la vie, grand et puissant esprit; avant de la juger, je ne pense qu'à la comprendre et qu'à en jouir quand je suis en présence d'une haute et brillante personnalité.

Ce n'est pas la première fois qu'on livre à la publicité Joseph de Maistre diplomate. Il y a deux ans que M. Albert Blanc avait commencé de donner les dépêches confidentielles écrites par le comte de Maistre pendant qu'il représentait le roi de Sardaigne à Pétersbourg. Cette première publication, je l'avoue, laissait beaucoup à désirer et à dire. Elle semblait avoir un but politique et de circonstance, un but oblique. On prétendait tirer à soi Joseph de Maistre contre ses adversaires menaçants. L'éditeur se piquait d'avoir découvert un Joseph de Maistre tout à fait inconnu avant lui; il le libéralisait le plus qu'il pouvait, et le montrait surtout très-national, antipathique à l'Autriche. Joseph de Maistre, qui distinguait toujours entre la Cour et le cabinet autrichien, avait eu des paroles fort vives; car il ne pouvait s'empêcher de les avoir fort vives, fort ardentes, sur tous les sujets qui lui traversaient la pensée. On s'emparait aussi de phrases étranges qui lui étaient échappées sur le pape à l'époque du couronnement; était-ce pour faire une niche à l'illustre auteur du livre du Pape qu'on les publiait? On pouvait se le demander vraiment. Mais dans les colères mêmes de Joseph de Maistre il y a fort à distinguer; il y a la colère contre les amis, laquelle est d'une nature et d'une qualité particulière, ce qu'il appelle la colère de l'amour. Cette première publication de M. Albert Blanc, dans laquelle le savant docteur en droit de l'Université de Turin intervient d'un bout à l'autre avec ses formules pour expliquer Joseph de Maistre, pour le transformer

et l'approprier à sa cause, mériterait un examen plus impartial et plus sévère que celui qu'elle a généralement obtenu. On a loué M. Albert Blanc, on ne l'a pas discuté (1). Le fait est qu'en nous présentant de Maistre diplomate, il le passait préalablement dans je ne sais quelle teinture de philosophie de l'histoire, il nous

(1) A cet endroit je me suis rendu coupable, à ce que j'ai appris depuis, d'une bien grave omission; car, quoiqu'en général il soit vrai de dire que le travail de M. Albert Blanc, joint et entremêlé à cette première publication des Lettres diplomatiques de de Maistre, a été accepté et loué dans les journaux plutôt que discuté, il y a eu une critique qui a institué cette discussion à sa manière : c'est M. Barbey d'Aurevilly qui a pris soin lui-même de relever mon omission dans un article inséré dans le journal le Pays (décembre 1860), et il l'a fait en auteur qui se montre fort piqué qu'on ne garde pas souvenir de ses paroles et de ses phrases. Cet écirvain qui a le catholicisme le plus affichant et le moins chrétien, se croit, en effet, des droits sur de Maistre. Homme d'esprit et de plume, il sent très-bien les jets vifs, hardis, étincelants, les tons vibrants et insolents de celui auquel il a la prétention de se rattacher et qu'il imite ou parodie seulement par ses excès. De Maistre serait, certes, plus étonné que personne de se voir un tel disciple; il en serait honteux. Pour moi, si j'ai eu le tort d'oublier la discussion de M. d'Aurevilly, c'est qu'en général, quand je le lis, je ne retiens jamais de lui que des mots ou des traits (et il en a de très-fins et de très-distingués, mais qui sont, par malheur, noyés dans toutes sortes d'affectations et d'extravagances). Quant au fond de ses idées, en en tient peu compte avec lui, qui est un homme de parti pris, un écrivain tout de montre et de parade, et qui nous offre le plus singulier assemblage de toutes les prétentions et de toutes les boîtes à onguent de style mêlées on ne sait comment à d'heureuses et très-heureuses finesses qu'on en voudrait détacher. Mais du fond de idées avec lui, je le répète, et de la solidifé du jugement, il en faupeu parler. Ses pointes de bon sens (et il en a de très-soudaines, de très-imprévues) sont compromises par trop de fusées et de feux de Bengale, ou par de choquantes rodomontades et des airs de matamore. Aussi, avec bien plus de talent et de portée que beaucoup de ses confrères en journalisme, manque-t-il et manquera-t-il toujours d'autorité. C'est un grand travers de croire que pour être plus prisé et mieux goûté de quelques-uns, il faut commencer par être le scandale de tous. Pourquoi donc, quand on est un esprit essentiellement distinguée et brillant, aller prendre tant de soin pour se déguiser en couleurs de carnaval?

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