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de la liberté, et le devenant sans s'en apercevoir. Les uns et les autres étaient attirés par des motifs divers : ceux-ci par l'intérêt qu'ils portaient au Gouvernement, ceux-là par le plaisir de le voir contredire, beaucoup par zèle pour la question soulevée, tous enfin par la curiosité, et, il faut le dire, par un goût tout nouveau pour la discussion éloquente des affaires publiques qui venait de se développer dans notre pays. Il suffit chez une nation vive qu'un goût l'ait longtemps dominée pour qu'elle soit prête à en éprouver un autre. Si la France avait ressenti le goût des scènes militaires, elle avait eu, hélas! le temps de le satisfaire... Il fallait désormais d'autres tableaux à son patriotisme et à son esprit. Le spectacle d'hommes remarquables par le caractère, l'intelligence, le talent, pensant différemment les uns des autres, se le disant vivement, rivaux sans doute, mais rivaux pas aussi implacables que ces généraux qui, en Espagne, immolaient des armées à leurs jalousies; occupés sans cesse des plus graves intérêts des nations, et élevés souvent par la grandeur de ces intérêts à la plus haute éloquence; groupés autour de quelques esprits supérieurs, jamais asservis à un seul; offrant de la sorte mille physionomies, animées, vivantes, vraies comme l'est toujours la nature en liberté; - ce spectacle intellectuel et moral commençait à saisir et à captiver fortement la France. Les militaires, fatigués eux-mêmes de donner le spectacle de leur propre sang versé à flots, n'étaient pas les moins pressés d'assister à ces luttes, et de s'y mêler. On ne connaissait pas encore de grands talents; on les cherchait, on les espérait, on y croyait, par l'habitude de voir la France produire toujours ce dont elle a besoin. Elle n'avait pas manqué de généraux en 1792, on était certain qu'elle ne manquerait ni d'hommes d'État ni d'orateurs en 1814! Le rapport de M. Raynouard, un peu diffus, un peu académique, n'ayant pas encore la simplicité et le nerf du langage des affaires, que la pratique pouvait seule donner à l'éloquence française, fut écouté avec une religieuse attention. Il contenait, du reste, toutes les raisons, les médiocres ct les bonnes, et il fit effet. Le soir on n'avait pas dans Paris d'autre sujet de conversation. »

Quelle page vive et neuve ! Comme tout y est, et sans effort! C'est ainsi, lui dirai-je, qu'on parle de ce qu'on aime, et j'ajouterai, de ce qu'il n'est plus permis de regretter qu'à demi, -de ce qu'il ne tient guère qu'à lui de ne plus regretter du tout. M. Thiers aime assurément beaucoup de choses; mais en parlant ainsi de la première journée marquante et de l'aurore de la discussion parlementaire, il parle de l'objet même et du théâtre de son talent, de son élément préféré, de ce à

quoi (après l'histoire) il a le plus excellé et le mieux réussi.

J'ai eu l'occasion ici même, il y a quelques mois (1), à l'occasion de la consciencieuse et si estimable Histoire de M. Louis de Viel-Castel, de parcourir rapidement cette année de la première Restauration et d'en dire mon impression sincère, telle qu'elle résultait d'une fidèle lecture. L'impression que me laisse aujourd'hui le volume de M. Thiers n'est guère différente; il est arrivé seulement que M. de Viel-Castel, plus attaché d'origine aux traditions monarchiques, n'a pas craint de se montrer à la rencontre plus rude parfois et plus bref dans l'énoncé de ses jugements envers d'anciens amis; il n'y a pas mis tant de façons: M. Thiers, au contraire, semble par moments s'être méfié davantage de sa plume, et il a redoublé, à l'égard des personnes, de précautions et de ménagements qui sont chez lui du meilleur goût; il y a mis proprement de la courtoisie; mais le résultat, le fin mot est le même : l'impossibilité d'une durée pour ce premier essai de Restauration si mal conduit est également évidente. M. Thiers, qui d'ailleurs se montre si attentif à en signaler les parties recommandables, notamment le rétablissement des Finances dû au baron Louis, est plus sévère que M. de Viel-Castel au sujet des négociations diplomatiques, et sur le chapitre de M. de Talleyrand au Congrès de Vienne. Selon lui, en effet, dans le récit des plus circonstanciés qu'il nous offre des dispositions des puissances à ce congrès et des phases diverses par lesquelles on passa successivement, M. de Talleyrand, qui eut l'art et le mérite, dès le premier jour, de s'y faire une place digne de la France, n'aurait point été également habile à profiter de la situation qu'il s'y était (1) Dans le Moniteur du 21 mai 1860. Causeries.

Voir au tome XIV des

faite; il aurait dû tenter d'autres alliances que celles qu'il pratiqua, se rapprocher de la Russie et de la Prusse plutôt que de se lier avec l'Angleterre et avec l'Autriche. Ce sont là de trop grosses questions pour nous, et sur lesquelles, dans tous les cas, il nous paraît plus facile de raisonner après coup que de se prononcer de si loin avec certitude. Mais ce qui n'est pas douteux, ce que M. Thiers fait énergiquement ressortir, c'est le triste et fort laid spectacle que présentent ces vainqueurs, coalisés la veille contre l'ambition d'un seul, à ce qu'ils disaient, et qui, le lendemain, se montrent les plus ambitieux et les plus avides à se partager ses dépouilles; c'est cette politique de Væ victis, impitoyablement dirigée à la fois contre la France et contre ceux des États et des souverains secondaires qui lui étaient restés attachés dans la lutte, c'est cette curée de sang-froid, ou quelques commissaires d'élite attablés autour d'un tapis-vert se disputent, jusqu'à en venir (ou peu s'en faut) aux menaces, des morceaux de territoire et des lots de quelques centaines de mille âmes, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu à peu près le chiffre rond qu'ils revendiquent pour le leur. Cet ensemble de procédés, cette rigueur européenne, d'où la France est sortie réduite à ses plus justes limites et à son strict nécessaire, mais digne et à son honneur, sinon à son profit, arrache à M. Thiers, en terminant, des réflexions empreintes d'une patriotique tristesse, qui pourtant doit être aujourd'hui, ce nous semble, soulagée en partie et consolée.

Le retour de l'île d'Elbe, les préparatifs de la campagne de 1815, et cette fatale journée de Waterloo dont il reste à dégager du moins la gloire lugubre, et sur laquelle nous croyons savoir qu'entre les partis contradictoires M. Thiers a une solution décidée, promettent aux prochains volumes un intérêt puissant.

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Lundi, 31 décembre 1860.

OEUVRES ET CORRESPONDANCE

INÉDITES

DE M. DE TOCqueville (1).

Je ne sais rien de plus fait que ces deux volumes pour confirmer et accroître l'estime et le respect qu'inspirait déjà un des esprits les plus distingués et des plus honorables caractères de ce temps-ci. M. Alexis de Tocqueville donna, pour son début, un bel ouvrage, qui assit du premier jour sa réputation. Les deux premiers volumes de la Démocratie en Amérique (1835), qui, d'emblée, obtinrent à leur auteur tous les suffrages nonseulement en France, mais dans les deux mondes avaient le mérite de faire très-bien connaître la Constitution américaine et l'esprit de ce peuple, de cette société neuve, en même temps que d'y joindre de fortes réflexions, de fines remarques à l'adresse des sociétés modernes et de la France en particulier. Le mélange, la combinaison de ce qui était observé et de ce qui était pensé était continuel et se corrigeait, se complétait dans une juste mesure. La forme était grave, sentencieuse, le détail ingénieux et sévère. M. Royer-Collard, complimentant l'auteur qu'il voyait pour la première

(1) Publiées et précédées d'une Notice par M. Gustave de Beaumont (2 vol. in-8°, Paris, Michel Lévy, rue Vivienne, no 2 bis).

fois, put lui dire que « son livre était le livre politique le plus remarquable qui eût paru depuis trente ans. » S'il est exact qu'il ait dit encore par une sorte de renchérissement «Depuis Montesquieu, il n'a rien paru de pareil,» il aurait provoqué une comparaison qui ne servirait qu'à éclairer ce qui, au milieu de tous ses mérites, a manqué pourtant à l'auteur. Montesquieu, en effet, auquel l'ouvrage de M. de Tocqueville faisait naturellement songer, et dont il affectait de reproduire quelques-unes des formes, telles que la fréquence, la coupe des chapitres, leur intitulé, etc., Montesquieu est un philosophe politique supérieur, en ce qu'il est souverainement indifférent et calme, se plaçant dès l'origine au vrai point de vue de la nécessité et de la réalité des choses, s'y conformant selon les lieux, les climats, les races, sans y apporter en travers un idéal préconçu qui pourrait bien être une idole. Montesquieu, ami de la civilisation et de l'avancement humain autant que personne, n'avait pas sur l'origine des sociétés de ces hypothèses dites les plus honorables, mais qui s'interposent ensuite, pour les fausser et les faire dévier, jusque dans les résultats directs de l'observation. De plus, Montesquieu écrivain a, avant tout, comme son compatriote Montaigne, de l'imagination dans le style; il s'exprime par images; presque à tout coup il enfonce des traits, il frappe des médailles. N'allons donc point tout d'abord heurter sans nécessité contre la statue d'airain de Montesquieu l'œuvre de M. de Tocqueville, c'est-à-dire d'un talent éminent, judicieux, fin, honnête, mais doublé d'une âme si anxieuse et si scrupuleuse, et servi d'un style ferme, solide, ingénieux, mais de peu d'éclat.

Ces côtés un peu ternes et un peu difficultueux se trahirent dans les deux derniers volumes de la Démocratie en Amérique, publiés quelques années après (1840).

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