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genres énumérés par Platon, le semblable, le dissemblable, le grand, le petit, etc., se confondent aussi avec les individus; que le genre n'est pas seulement dans l'esprit, puisqu'il est une qualité commune à plusieurs objets; qu'il n'est pas non plus un pur mot, puisqu'il n'y a pas de mot qui n'exprime quelque chose; qu'il est une réalité, mais non pas une réalité en dehors des individus; que les esprits et les corps étant multiples, nous ne pouvons pas en connaître plusieurs sans les trouver semblables ou dissemblables, c'est-à-dire sans percevoir les genres et les rapports, et que la faculté de penser aux rapports et aux qualités abstraites et générales, sans songer aux individus, est la réminiscence qui compose ou décompose, mais qui ne fait que reproduire les connaissances transmises par la perception. Platon dit : « Une chose grande relativement à une seconde est petite relativement à une troisième, et cependant le grand ne peut devenir le petit ; une chose particulière peut être égale et inégale à la fois, suivant les objets auxquels on la compare, et pourtant l'égalité ne peut devenir l'inégalité. » Mais ce n'est pas l'égalité qui devient l'inégalité; ce n'est pas la grandeur qui devient la petitesse; la chose est à la fois grande et petite, égale et inégale : grande relativement à un objet, petite relativement à un autre. La petitesse qu'on y trouve du second point de vue n'empêche pas la grandeur qu'on y découvrait du premier. Mais, poursuit Platon, les choses individuelles se renouvellent sans cesse; ce qui était petit devient grand, ce qui était égal devient inégal. » Il suffit qu'une chose ait été un seul instant plus grande qu'une autre, pour que nous ayons recueilli de là, par la puissance de l'abstraction, la notion de la grandeur. Cette notion reste dans notre esprit, dussions-nous ne revoir jamais de chose plus grande qu'une autre; mais elle y demeure comme le souvenir d'une qualité qui a été ou qui pourrait être, et non comme la notion d'une réalité indépendante des choses qui l'ont possédée.

«

Dans ces derniers temps, quoiqu'on ne considérât pas le genre comme existant à part des objets particuliers, on s'est laissé entraîner à quelques déclamations sur la supériorité du

genre à l'égard de l'individu; on est allé jusqu'à dire que Dieu ne tient pas compte du second mais du premier; et que, par exemple, c'est à l'espèce humaine et non à l'individu humain qu'il réserve l'immortalité. Mais d'abord il y a parmi les animaux des espèces qui se sont perdues, et l'on devrait en conclure qu'au regard de Dieu les espèces n'ont pas plus de prix que les individus. Secondement, une espèce n'a de valeur que par les individus qu'elle renferme; si la première se perfectionne, c'est par les progrès des seconds. Cet individu périssable et qui se renouvelle sans cesse, c'est lui cependant qui est le but de tous les arts et de toutes les sciences; c'est lui qu'il faut nourrir, c'est lui, comme le disait Aristote, qu'il faut soigner et guérir, c'est lui qu'il faut enseigner ; c'est pour lui que Platon lui-même composait ses Lois et sa République, ce n'était pas pour l'humanité en soi. Quant à cette opinion. nouvelle que Dieu n'a souci que de l'espèce humaine et non des individus humains, nous dirons que cette espèce qui contiendrait plus de morts que de vivants, serait plutôt une espèce morte qu'une espèce vivante et qu'elle ressemblerait à un cadavre sur toutes les parties duquel Dieu promènerait successivement une faible étincelle de vie, laissant tout le reste dans les ombres du trépas.

CHAPITRE 11.

DOCTRINE D'ARISTOTE.

§ 1. DE L'OPPOSITION ENTRE PLATON ET ARISTote.

$2. OBJECTIONS D'ARIS

TOTE CONTRE LE RÉALISME. § 3. FORMATION DE LA CONNAISSANCE NON SENSITIVE SUIVANT ARISTOTE. →→ S 4. DE LA SCIENCE ET DE L'ART.

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S 6. DE L'ENTENDEMENT.

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$ 5. DE § 7. L'EN

LA CONCEPTION ET DE LA CROYANCE. TENDEMENT NE DONNE A LA CONNAISSANCE QU'UNE FORME GÉNÉRALE : LE FOND § 8. COMPARAISON DE PLATON ÉT

DE LA CONNAISSANCE VIENT DES SENS.
D'ARISTOTE.

§ 1. De l'opposition entre Platon et Aristote.

Au nom de Platon l'histoire de la philosophie oppose celui d'Aristote; il y a en effet une grande différence entre les doctrines de ces deux philosophes. Quelques-uns ont voulu voir dans ce dissentiment une jalousie du disciple contre le maître. Pour expliquer l'opposition qui existe entre ces deux grands hommes il suffit de considérer la nature diverse de leur esprit. Platon est un poëte; il compose des drames; il habille les personnages, décore le lieu de la scène, fait contraster les caractères, varie les entretiens, introduit des épisodes, et semble vouloir cacher le fond sévère de la pensée philosophique sous la grâce ou la majesté de la parole. Il répand partout de brillantes couleurs, il recherche les symboles et les fables et il se plaît dans les fictions. Aristote explique quelques-unes des anciennes fables et il n'en invente point de nouvelles ; il ne prend pas les amples détours du drame, mais l'ordre direct de l'enseignement. Il avait, suivant Cicéron, composé aussi des dialogues, et nous serions tentés d'en voir les traces dans quelques-uns de ses ouvrages. La Physique et la Métaphysique, par exemple, nous offrent des passages où la pensée se contredit quelquefois d'un paragraphe à l'autre. Si l'on suppose que ces

paragraphes sont des objections et des réponses d'interlocuteurs différents, toute contradiction disparaît; il ne s'agit plus que de distinguer la pensée véritable d'Aristote de ce qu'il met dans la bouche de ses contradicteurs. Mais en supposant que ces écrits soient des dialogues, dont les personnages n'aient pas été distingués les uns des autres, quelle différence ne présentent-ils pas encore avec les dialogues de Platon! La marche de la démonstration ne s'y détourne pas un seul instant de son but; elle ne s'arrête que pour recueillir les objections. La phrase est courte, ramassée, nerveuse, expressive et laisse la pensée toute nue. A considérer la nature si différente de l'esprit de Platon et de celui d'Aristote, il était facile de prévoir que leurs solutions ne seraient pas les mêmes, sans qu'on eût besoin de supposer au disciple des motifs pris de quelque basse passion. Ce qui fait que malgré leur contraste tous les deux sont assurés d'une gloire immortelle, c'est qu'ils réprésentent tous les deux un côté de l'entendement humain. L'esprit logique et l'esprit poétique ne sont pas seulement l'un dans la géométrie, l'autre dans la poésie; ils se côtoient dans toutes les carrières de l'intelligence : dans les arts, dans les lettres, dans les sciences et par conséquent dans la philosophie. L'exemple de Platon ne pouvait transformer Aristote, pas plus que la prudence et l'austérité de Descartes n'ont pu arrêter l'essor du téméraire et brillant Malebranche. Il n'y a pas de dessein prémédité dans les oppositions des philosophes; la diversité naturelle des esprits suffit à expliquer leurs dissentiments.

§ 2. Objections d'Aristote contre le réalisme.

Aristote commence par la critique de la théorie de Platon sur les genres et de ce côté il a pleinement gain de cause. « Platon, dit-il, entendit Socrate, qui le premier appliqua son esprit aux définitions et rechercha le général1; mais il pensa que les définitions ne pouvaient pas s'appliquer aux choses sensibles, parce qu'il croyait, comme Héraclite, qu'elles sont

1. Τὸ καθ ̓ ὅλον.

dans un écoulement perpétuel. Il appela idées les choses susceptibles de définitions, et il regarda les choses sensibles comme en dehors de ces généralités et comme leur étant seulement conformes2. »

Aristote renouvela contre la théorie réaliste plusieurs des objections qui avaient été rapportées par Platon lui-même dans le Parménide et le Sophiste: 1° Qu'on ne voit pas comment se ferait la participation des individus aux genres; 2° Que comme l'on peut penser aux choses qui ne sont plus, il faudrait leur supposer des réalités extérieures; 3°. Qu'il y a des objets pour lesquels on ne suppose pas de genre éternel et indépendant, comme un anneau, une maison, une simple relation3, et que si ceux-là se passent de genres extérieurs, tous les autres peuvent s'en passer; 4o Que si la participation de l'individu au genre consiste en une ressemblance, l'individu et le genre étant semblables participent à un genre supérieur, qu'ainsi l'homme individuel ressemblant à l'homme général, l'homme individuel et l'homme général participent à une classe plus générale, ou à un troisième homme, puis ces trois hommes à un quatrième, et ainsi à l'infini; 5o Que la connaissance des genres ne servirait en rien à celle des choses sensibles, puisque les genres ne sont pas l'essence des choses sensibles; car s'ils en étaient l'essence, ils seraient en elles, ce qui est contraire à la supposition *.

A ces objections Aristote en ajouta d'autres, dont voici les principales :

« 1° Dire que les genres sont des modèles c'est forger des métaphores poétiques. A-t-on jamais fait quelque chose en contemplant les genres comme des modèles? Il peut exister ou naître une ressemblance, sans qu'elle ait été copiée. Il peut naître un Socrate, sans qu'il y ait eu auparavant un

1. Aristote emploie comme Platon les mots idea et aido; indifféremment pour désigner les choses générales. Métaphysique, liv. Ier, chap. 1, JV, V, VII. De l'Ame, liv. II, chap. 1o, § 2.

2. Пlapà taŭta xai xarà taŭta. Métaphysique, liv. Ier, chap. vi.

3. Πρὸς τι

4. Métaphysique, liv. Ier, chap. vi et vi.

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