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qu'une chose est ce qu'elle est, etc., et ainsi pour toutes les autres tautologies.

L'axiome: Ce qui peut arriver à quelqu'un peut arriver à tous, est une proposition fondée sur l'induction, et Leibniz a dit lui-même que ce genre de propositions ne contient aucune nécessité. Quant à la maxime: Celui qui use de son droit ne fait tort à personne, il s'en faut de très-peu que ce ne soit un véritable axiome identique, car le mot tort étant le contraire de droit, il est clair que celui qui a pour lui le droit ne peut être accusé de tort. L'axiome revient donc à celui-ci : Le droit n'est pas le tort; la justice n'est pas l'injustice, ou la justice est la justice. Cette proposition tautologique ne nous apprend rien sur la nature de la justice, ni sur ce que celle-ci nous impose, ni sur l'origine de l'idée de justice dans l'esprit humain. Elle n'exprime pas du tout que l'intelligence humaine ne peut pas ne pas concevoir la justice, que cette conception est également nécessaire dans l'esprit de Dieu, que la justice est de ne pas faire de mal et de rendre certains services, que celui qui viole la justice mérite d'être puni; telles sont cependant les idées qui composent la conception nécessaire de la justice. La proposition tautologique n'en exprime pas une seule, et laisse indécise la question de savoir si l'idée de la justice est expérimentale ou le produit d'une faculté qui dépasse les limites de l'expérience. Les propositions tautologiques ne contiennent donc pas de vérités nécessaires.

« Au reste, dit l'auteur, les propositions de fait ou les expériences, comme celle qui dit que l'opium est narcotique, nous mènent plus loin que les vérités de la pure raison, qui ne nous peuvent jamais faire aller au delà de ce qui est dans nos idées distinctes. » Leibniz n'entend ici par les vérités de raison que les propositions identiques et les propositions demiidentiques, et il reconnaît qu'elles ne nous mènent pas loin. En effet, les propositions demi-identiques servent à rappeler le véritable sens des mots à celui qui l'oublie; et les propositions tout à fait identiques ne donnent aucune explication;

1. Voy. plus haut, même vol., p. 302.

dire: Ce qui est, est, c'est ne rien rappeler, ne rien apprendre à personne. « Les conséquences de logique, dit Leibniz, se démontrent par les propositions identiques. » C'est précisément le reproche que Bacon faisait au syllogisme.. Le syllogisme, disait-il, laisse l'esprit où il est, sans le faire avancer d'un pas. Puisque la conséquence est déjà contenue dans les prémisses, l'esprit qui les possède, possède par cela même la conséquence. En effet, celui qui a établi par l'expérience ce principe: Tous les métaux sont fusibles, n'en peut tirer pour lui aucune lumière nouvelle. Supposera-t-on qu'il fasse ce syllogisme" :

Tous les métaux sont fusibles:
L'argent est un métal:

Donc l'argent est fusible;

mais il n'a pu poser le principe général, qu'après avoir exploré tous les métaux et par conséquent l'argent lui-même. Si donc de la proposition générale il passe à la proposition particulière, il revient à son point de départ, et par conséquent il tourne dans un cercle. Ce syllogisme ne pourrait lui servir que pour le cas où il aurait oublié que tous les métaux contiennent l'argent, et en conséquence on peut dire du syllogisme ce que Leibniz disait des propositions demi-identiques : « Il n'apprend rien, mais il fait penser à propos à ce que l'on sait1. » Ajoutons que si le syllogisme est inutile à celui qui de toutes les propositions particulières a formé la proposition générale, il est utile à celui qui la reçoit d'un autre, et qui en déduit toutes les propositions particulières. Si le lien qui unit la conséquence aux prémisses est l'identité ou la demiidentité des termes, il ne faut pas voir dans le rapport de ccs propositions une vérité nécessaire, car l'on ne doit entendre par vérité nécessaire que celle dont l'objet ne peut pas ne pas exister ou celle dont le principe ne peut pas ne pas être conçu par l'esprit. Si l'on dit qu'une fois posée cette majeure Tous les métaux sont fusibles, il est nécessaire de poser aussi cette conclusion: Donc l'argent est fusible, nous

1. Voy. plus haut, p. 311.

répondrons qu'il n'y a là que la nécessité de ne pas nous contredire nous-mêmes, mais qu'il n'est pas nécessaire que tous les métaux soient fusibles, ni que nous concevions qu'ils le soient, et nous ajouterons que la prétendue nécessité de ces syllogismes ne dépasse point la limite de l'expérience, car c'est elle qui nous apprend que les métaux sont fusibles et que l'argent fait partie des métaux.

En résumé, Leibniz oppose aux connaissances de l'expérience les connaissances nécessaires, aux connaissances a posteriori les connaissances a priori, aux vérités de fait les vérités de raison. Il distingue parfaitement d'avec les jugements nécessaires les notions générales et les jugements fournis par l'induction. Parmi les connaissances nécessaires, il n'y en a qu'une, suivant Leibniz, qui ait un objet immédiat externe, c'est la connaissance de Dieu. Les autres idées ne sont que des actes intérieurs, ou les veines d'un bloc de marbre. Nous acceptons cette comparaison pour les conceptions géométriques et les conceptions morales; nous ne pouvons l'admettre pour la connaissance de l'espace et du temps, dont l'objet nous paraît exister hors de l'esprit. Nous avons à regretter aussi que parmi les vérités nécessaires, Leibniz ait cru devoir ranger ce qu'il appelle les principes de logique, ou les propositions identiques et demi-identiques.

§ 9. Des rapports de l'intelligence humaine avec l'intelligence divine.

Mais nous ne pouvons qu'applaudir à la manière dont il conçoit les rapports de l'intelligence de l'homme avec l'intelligence de Dieu. «Les idées, dit-il, sont originairement dans notre esprit, et même nos pensées nous viennent de notre propre fonds.... Où seraient les idées dont la connexion forme lés vérités nécessaires, si aucun esprit n'existait? et que déviendrait alors le fondement réel de cette certitude des vérités éternelles? Cela nous mène enfin au dernier fondement des vérités, savoir, à cet esprit suprême et universel qui ne peut manquer d'exister, dont l'entendement, à dire vrai, est la région des vérités éternelles, comme saint Augustin l'a reconnu

et exprimé d'une manière assez vive; et afin qu'on ne pense point qu'il n'est pas nécessaire d'y recourir, il faut considérer que ces vérités nécessaires contiennent la raison déterminante et le principe régulatif des existences mêmes, et en un mot, les lois de l'univers. Ainsi, ces vérités nécessaires étant antérieures aux existences des êtres contingents, il faut bien qu'elles soient fondées dans l'existence d'une substance nécessaire. C'est là où je trouve l'original des idées et des vérités qui sont gravées dans nos ámes, non pas en forme de proposition, mais comme des sources d'où l'application et les occasions feront naître des énonciations actuelles1. »

Platon supposait que les objets de l'entendement pur sont des êtres absolus, indépendants de la pensée de Dieu et de la pensée des hommes: ce qui est vrai pour certaines choses, telles que l'espace, le temps et Dieu lui-même, ce qui est faux pour les conceptions idéales et surtout pour les propositions générales produites par l'expérience. Aristote pensait que toutes les connaissances de la raison pure sont des généralisations de l'expérience; Descartes établissait que parmi les idées pures, les unes représentent des objets extérieurs et que Jes autres ne sont rien en dehors de notre pensée; et il aurait eu pleinement raison si, parmi les premières, à l'idée de la cause infinie il avait joint celles de l'espace et du temps. Malebranche, effaçant la distinction de Descartes, imaginait que toutes nos idées pures sont la contemplation des idées de Dieu, et Bossuet et Fénelon disaient qu'elles sont Dieu lui-même. Leibniz admet que Dieu est le seul objet extérieur de l'intuition pure; il aurait dû y joindre, suivant nous, l'espace et le temps absolu; pour toutes les autres idées pures, il enseigne, non pas comme Bossuet et Fénelon, qu'elles contemplent Dieu lui-même, ni, comme Malebranche, qu'elles contemplent les idées de Dieu, mais que quand notre esprit les conçoit, il les conçoit de la même manière que Dieu; que ces conceptions sont dans l'homme, comme elles sont en Dieu,

1. Nouveaux essais, liv. IV, chap. IV, § 5, et chap. x1, § 14.

dans le premier par essence et de toute éternité, dans le second par accident et par l'effet de la munificence divine.

§ 10. De Thomas Reid.

Pour avoir fait connaître les plus importants systèmes sur l'intelligence qui peuvent se rattacher à l'école de Descartes, il ne nous resterait plus qu'à parler de la théorie de Thomas Reid; mais nous avons entrepris cette tâche ailleurs1. Nous nous bornerons à rapporter ici notre conclusion sur ce sujet. En lisant les titres des chapitres de Thomas Reid, on trouve qu'il divise ainsi les facultés de l'intelligence: sensation, perception, mémoire, conception, jugement, raisonnement et goût intellectuel. Cette division n'est pas fondée sur un bon emploi de la méthode psychologique. Ce qu'on peut distinguer de la perception sous le nom de sensation n'est pas un élément intellectuel, mais un plaisir ou une peine, ou un phénomène particulier qui nous permet d'indiquer l'organe de l'affection ou de la perception2. La perception des sens, la mémoire et la conception forment, en effet, trois facultés distinctes, parce que leurs phénomènes sont réciproquement indépendants, c'està-dire qu'ils peuvent s'accomplir en l'absence les uns des autres; mais le terme de jugement est un nom général qui convient à tous les actes primitifs de l'esprit. Il comprend, de l'aveu de Reid lui-même, premièrement, la perception, qui, dans la division de ce philosophe, forme cependant une branche séparée; secondement, d'autres actes originaux indépendants les uns des autres, que la méthode doit dégager et rapporter à des facultés séparées, tels que la conscience, la croyance à la stabilité de la nature et l'interprétation des signes naturels. D'une autre part, le raisonnement ne diffère du jugement qu'en dégré, et le goût est un ensemble de facultés intellectuelles et d'inclinations".

1. Voy. Critique de la philosophie de Thomas Reid, Hachette, Paris, 1840. 2. Voy. plus haut, t. I, p. 61.

3. Voy. plus haut, même vol., p. 6.
4. Voy. plus haut, même vol., p. 115.
5. Voy. plus haut, même vol., p. 185.

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