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trop et trop peu de nourriture troublent ses actions, trop et trop peu d'instruction l'abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient pas, et nous ne sommes point à leur égard: elles nous échappent, ou nous à elles

La faiblesse de la raison de l'homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas, qu'en ceux qui la connaissent. Si on est trop jeune, on ne juge pas bien; si on est trop vieux, de même; si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête, et l'on ne peut trouver la vérité. Si l'on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu; si trop long-temps après, on n'y entre plus. Il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu de voir les tableaux; les autres sont trop près, trop loin, trop haut, trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture; mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera? . .

Cette maîtresse d'erreur, qu'on appelle fantaisie et opinion, est d'autant plus fourbe, qu'elle ne l'est pas toujours; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux. Cette superbe puissance, ennemie de la raison qui se plaît à la contrôler et la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature: elle a ses heureux et ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres, ses fous et ses sages; et rien ne nous dépite davantage, que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction beaucoup plus pleine et entière que la raison.

Les habiles par imagination se plaisent tout autrement en eux-mêmes que les prudens ne peuvent raisonnablement se plaire; ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance; les autres avec crainte et défiance; et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants: tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature! Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend contents, à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables: l'une les comble de gloire, l'autre les couvre de honte. Qui dispense la réputation? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion? Combien toutes les richesses de la terre sont-elles insuffi

santes sans son consentement? L'opinion dispose de tout: elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde.

Fourbe, deceitful; dépite, vexes; à l'envi, in defiance.

PENSÉES DÉTACHÉES.

(LE MÊME.)

On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau, celui des voyageurs qui est de meilleure maison.

Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, et qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct, que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.

Voulez-vous qu'on dise du bien de vous? n'en dites jamais.

Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d'autres, et qui, en ôtant le tronc, s'emportent comme des branches. Diseurs de bons mots, mauvais caractères.

D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux nous irrite? C'est à cause qu'un boiteux reconnait que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons; sans cela nous en aurions plus de pitié que de colère.

Boiteux, lame.

DE LA GRANDEUR, DE LA VANITÉ, DE LA FAIBLESSE, ET DE LA MISERE DES HOMMES.

(LE MÊME.)

L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser; une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer: mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce-qu'il sait qu'il meurt; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.-Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de-là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée.

L'homme est si grand, que sa grandeur paraît même en

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ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. Il est vrai que c'est être misérable que de se connaître misérable: mais c'est aussi être grand que de connaître qu'on est misérable. Ainsi toutes ses misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un Roi détrôné.

Nous avons une si grande idée de l'âme de l'homme, que nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés, de n'être pas dans l'estime d'une âme et toute la félicité de l'homme consiste dans cette estime.

Si d'un côté cette fausse gloire que les hommes cherchent, est une grande marque de leur misère et de leur bassesse; c'en est une aussi de leur excellence: car quelques possessions qu'il ait sur la terre, de quelque santé et commodité essentielle qu'il jouisse, il n'est pas satisfait s'il n'est pas dans l'estime des hommes. Il estime si grande la raison de l'homme, que quelque avantage qu'il ait dans le monde, il se croit malheureux s'il n'est placé aussi avantageusement dans la raison de l'homme. C'est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c'est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l'homme; jusques-là que ceux qui méprisent le plus les hommes, et qui les égalent aux bêtes, en veulent encore être admirés, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment; leur nature qui est plus forte que toute leur raison, les convainquant plus fortement de la grandeur de l'homme, que la raison ne les convainc de sa bassesse.

La douceur de la gloire est si grande, qu'à quelque chose qu'on l'attache, même à la mort, on l'aime.

La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un goujat, un marmiton, un crocheteur, se vante, et veut avoir ses admirateurs, et les Philosophes même en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire, veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit; et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu; et moi, qui écris ceci, j'ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront, l'auront aussi.

Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous n'y seront plus, et nous sommes si vains que l'estime de cinq ou six personnes, qui nous environnent, nous amuse et nous contente.

Que chacun examine sa pensée; il la trouvera toujours occupée au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point

au présent; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre but. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et nous disposant toujours à être heureux, il est indubitable que nous ne le serons jamais, si nous n'aspirons à une autre béatitude qu'à celle dont on peut jouir en cette vie.

Peu de chose nous console, parceque peu de chose nous afflige.

Quelque avantage qu'il ait, whatever advantage he may have; ancrée, inveterate.

LETTRES.

MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

A Paris le 9 Février, 1671.

Je reçois vos lettres, comme vous avez reçu ma bague: je fonds en larmes en les lisant, il semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié, on croirait que vous m'écrivez des injures, ou que vous êtes malade, ou qu'il vous est arrivé quelque accident, et c'est tout le contraire. Vous m'aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d'une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse; lorsque j'apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut être le plus agréable, voilà l'état où je suis. Vous vous amusez donc à penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos sentimens que vous n'aimez à me les dire; de quelque façon qu'ils me viennent, ils sont reçus avec une sensibilité qui n'est comprise que de ceux qui savent aimer, comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qu'il est possible de sentir de tendresse: mais, si vous songez à moi, ma chère enfant, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous: c'est ce que les dévots appellent une pensée habituelle: c'est ce qu'il faudrait avoir pour Dieu, si l'on faisait son devoir. Rien ne me donne de distraction; je suis toujours avec vous; je vois ce carrosse qui avance toujours, et qui n'approchera jamais de moi; je suis toujours dans les grands chemins, il me semble que j'ai quelquefois peur qu'il ne verse; les pluies qu'il fait depuis

trois jours me mettent au désespoir; le Rhône me fait une peur étrange. J'ai une carte devant mes yeux; je sais tous les lieux où vous couchez; vous êtes ce soir à Nevers; vous serez Dimanche à Lyon, où vous recevrez cette lettre. Je n'ai pu vous écrire qu'à Moulins par Madame de Guenegaud. Je n'ai reçu que deux de vos lettres; peut-être que la troisième viendra, c'est la seule consolation que je souhaite; pour d'autres je n'en cherche pas. Je suis entièrement incapable de voir beaucoup de monde ensemble; cela viendra peut-être, mais il n'en est pas question encore. Les Duchesses de Verneuil et d'Arpajon me veulent réjouir: je les en ai remerciées.-Je fus Samedi tout le jour chez Madame de Villars à parler de vous et à pleurer; elle entre bien dans mes sentiments.-Adieu, ma chère enfant, l'unique passion de mon cœur, le plaisir et la douleur de ma vie; aimez-moi toujours, c'est la seule chose qui me peut donner de la consolation.

Me donne de distraction, diverts, distracts my attention.

MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

A Livry, Mardi Saint, 24 Mars, 167. .

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Il y a trois heures que je suis ici, ma chère enfant, je suis partie de Paris avec l'abbé, Hélène, Hébert et Marphise dans le dessein de me retirer du monde et du bruit pour jusqu'à Jeudi au soir; je prétends être en solitude; je fais de ceci une petite Trappe, je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions; j'ai résolu d'y jeûner beaucoup pour toutes sortes de raisons, de marcher pour tout le temps que j'ai été dans ma chambre, et surtout de m'ennuyer. Mais ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c'est de penser à vous, ma fille; je n'ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et ne pouvant contenir tous mes sentiments, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siége de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais où ne vous ai-je pas vue ici? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur! Il n'y a point d'endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l'église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où je ne vous aie vue; il n'y en a point qui ne me fasse souvenir de quelque chose; de

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