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quelque manière que ce soit, je vous vois, vous m'êtes présente, je pense et repense à tout; ma tête et mon esprit se creusent; mais j'ai beau tourner, j'ai beau chercher, cette chère enfant que j'aime avec tant de passion est à deux cents lieues de moi, je ne l'ai plus; sur cela je pleure sans pouvoir m'en empêcher; voilà qui est bien faible; mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en lisant cette lettre, le hasard fera qu'elle viendra mal à propos, et qu'elle ne sera peut-être pas lue de la manière qu'elle est écrite à cela je ne vois point de remède; elle sert toujours à me soulager présentement, c'est au moins ce que je lui demande : l'état où ce lieu m'a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne point parler de mes faiblesses; mais vous devez les aimer, et respecter mes larmes, puisqu'elles viennent d'un

cœur tout à vous.

Ma tête et mon esprit se creusent, I rack my brains; sert toujours à, serves nevertheless to.

MADAME DE SÉVIGNÉ À MR. DE GRIGNAN.*

A Paris, le Juillet, 1675. C'est à vous que je m'adresse, mon cher Comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes, qui pût arriver en France; c'est celle de Mr. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva Lundi à Versailles. Le Roi en a été affligé, comme on doit l'être, de la perte du plus grand Capitaine et de plus honnête homme du monde. Toute la cour fut en larmes. On était prêt d'aller se divertir à Fontainebleau, tout a été rompu. Jamais un homme n'a été regretté si sincèrement: tout ce quartier où il a logé, tout Paris et tout le peuple étaient dans le trouble et dans l'émotion. Chacun parlait et s'attroupait pour regretter ce héros. Je vous envoie une très bonne rélation de ce qu'il a fait les derniers jours avant sa mort: après trois mois d'une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d'admirer, vous n'avez plus qu'à y ajouter le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avait le plaisir de voir décamper l'armée des ennemis devant lui, et le 27, qui

* Son-in-law to Madame de Sévigné.

était Samedi, il alla sur une petite hauteur pour observer leur marche; son dessein était de donner sur l'arrière-garde et il mandoit au Roi à midi que dans cette pensée il avait envoyé dire à Brisac qu'on fit les prières de quarante heures. Il mande la mort du jeune d'Hocquincourt et qu'il enverra un courier apprendre au Roi la suite de cette entreprise. Il cachète cette lettre, et l'envoye à deux heures; il va sur cette petite colline avec huit ou dix personnes; on tire de loin à l'aventure un malheureux coup de canon, qui le coupe par le milieu du corps; et vous pouvez penser les cris et les pleurs de cette armée. Le courier part à l'instant; il arriva Lundi, comme je vous ai dit; de sorte, qu'à une heure l'une de l'autre, le Roi eut une lettre de Mr. de Turenne et la nouvelle de sa mort. Il est arrivé depuis un Gentilhomme de Mr. de Turenne, qui dit que les armées sont assez près l'une de l'autre, que Mr. de Lorges commande à la place de son oncle et que rien ne peut-être comparable à la violente affliction de toute cette armée.-Dès le lendemain de cette nouvelle Mr. Louvois proposa au Roi de réparer cette perte et au lieu d'un général en faire huit (c'est y gagner).*—Voilà, Mr. le Comte, tout ce que nous savons jusqu'à l'heure qu'il est. En récompense d'une très aimable lettre, je vous en écris une qui vous donnera du déplaisir: j'en suis en vérité aussi fâchée que vous. Nous avons passé tout l'hiver à entendre conter les divines perfections de ce Héros: jamais un homme n'a été si près d'être parfait et plus on le connaissait, plus on l'aimait, plus on le regrette. Adieu, Monsieur et Madame, je vous embrasse mille fois. Je vous plains de n'avoir personne à qui parler de cette grande nouvelle. Il est naturel de communiquer tout ce qu'on pense là-dessus. Si vous êtes fâchés, vous êtes comme nous sommes ici.

MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

A Livry, Mercredi 14 Octobre, 1676.

Je vous remercie de votre complaisance et de l'amitié que vous me témoignez, puisque vous êtes resolue de partir avant Mr. de Grignan. Je l'embrasse et je le remercie aussi

* C'est disait aussi en riant Mde. de S., demander la monnaie de (change for) ce grand général qui à lui seul en valait plusieurs.

du consentement qu'il y donne : je sais la pésanteur de votre absence, et je comprends ce qu'il souffrira; mais c'est pour si peu de temps, qu'il a raison de ne me pas envier cette satisfaction: sa part est toujours bien grande au prix de la mienne. Je vous conjure à présent, ma très-chère, de prendre un bon conducteur pour votre voyage: j'ai de la peine à penser à l'ennui que vous aurez; ayez des livres, et au nom de Dieu, defendez à vos muletiers de prendre le chemin le plus court, en allant de chez vous à Montélimart; qu'ils prennent le chemin du carrosse. Ils menèrent Mađame de Coulanges par celui que je vous dis: sans du But qui descendit promptement, et soutint la litière, elle tombait dans un précipice épouvantable: il m'a conté cela dix fois, et m'a fait transir. La crainte qu'on ne vous mène par ce chemin m'a déjà réveillée plus d'une fois la nuit. Je vous conjure ma très chère, de donner ce soin à quelqu'un qui ait plus d'attention à votre conservation que vous-même. J'écrirai à Moulins à un M. de Chatelain, qui est un très bon et très honnête homme, et qui vous rendra mille petits services : il a de l'esprit et de la piété. Vous y verrez aussi Madame de Gamaches, qui est de la maison MontmorinSaint-Héran: elle est vive, elle est jolie femme: elle ne m'a pas quittée pendant quatre ou cinq jours en deux fois que j'ai été à Moulins ou chez Mesdames Fouquet; enfin, elle est ma première amie de Moulins.—Adieu ma très-chère, songez à me venir voir; je n'attendrai point de sang froid cette joie, et mes petits esprits se mettront en mouvement pour aller au-devant de vous.

Transir (frissonner), shudder.

MADAME DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES

Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'aujourd'hui, la plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste: une chose que nous ne saurions

croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie Madame de Rohan et Madame de Hauteville; une chose enfin qui se fera Dimanche; où ceux qui la verront croiront avoir la berlue; une chose qui se fera Dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite Lundi. Je ne puis me résoudre à vous la dire, devinez-la: je vous la donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens?

Hé bien! il faut donc vous la dire; M. de Lauzun épouse Dimanche, au Louvre, devinez qui? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner! c'est Madame de la Vallière.-Point du tout, madame. C'est donc Mademoiselle de Retz? Point du tout: vous êtes bien provinciale! Ah, vraiment, nous sommes bien bêtes! dites-vous: c'est Mademoiselle Colbert.-Encore moins. C'est assurément Mademoiselle de Créqui.— Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous la dire. Il épouse Dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle, de . . . mademoiselle. . . devinez le nom; il épouse mademoiselle, fille de feu monsieur; mademoiselle, petite-fille de Henri IV.; Mademoiselle d'Eu, de Dombes, Mademoiselle de Montpensier, Mademoiselle d'Orléans, mademoiselle, cousine germaine du roi; mademoiselle destinée au trône; mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de monsieur.

Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous; adieu. Les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non.

Inouï, unheard, unprecedented; avoir la berlue, to be dim sighted; jetezvous votre langue? do you give it up.

MADAME DE SÉVIGNÉ À SA FILLE.

Voici un terrible jour, ma chère enfant; je vous avoue que je n'en puis plus. augmente ma douleur.

Je vous ai quittée dans un état qui
Je songe à tous les pas que vous

faites, et à tous ceux que je fais; et combien il s'en faut qu'en marchant toujours de cette sorte, nous puissions jamais nous rencontrer! Mon cœur est en repos quand il est auprès de vous: c'est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire.

Ce qui s'est passé ce matin me donne une douleur sensible et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons. Je les ai senties et les sentirai long-temps. J'ai le cœur et l'imagination tout remplis de vous, je n'y puis plus penser sans pleurer, et j'y pense toujours; de sorte que l'état où je suis n'est pas une chose soutenable; comme il est extrême, j'espère qu'il ne durera pas dans cette violence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez. Mes yeux qui vous ont tant rencontrée, depuis quatorze mois ne vous trouvent plus. Le temps agréable qui est passé rend celui-ci douloureux, jusqu'à ce que je sois un peu accoutumée; mais ce ne sera jamais pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous embrasser.

Je ne dois pas espérer mieux de l'avenir que du passé; je sais ce que votre absence m'a fait souffrir, je serai encore plus à plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude nécessaire de vous voir. Il me semble que je ne vous ai pas assez embrassée en partant. Qu'avais-je à ménager? je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse; je ne vous ai point assez recommandée à M. de Grignan, je ne l'ai point assez remercié de toutes ses politesses et de toute l'amitié qu'il a pour moi: j'en attendrai les effets sur tous les chapitres.

Je suis déjà dévorée de curiosité; je n'espère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous. Dieu me fasse la grâce de l'aimer quelque jour comme je vous aime. Jamais un départ n'a été si triste que le nôtre; nous ne disions pas un mot. Adieu, ma chère enfant: plaignezmoi de vous avoir quittée. Hélas! nous voilà dans les lettres.

Je n'en puis plus, I am overpowered; combien il s'en faut, how unlikely it is; soutenable (supportable), sufferable; me manque, is wanting near

me.

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