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Ailleurs les vivants trouvent à peine assez de place pour leurs rapides courses et leurs ardents désirs; ici les ruines, les déserts, les palais inhabités laissent aux ombres un vaste espace. Rome maintenant n'est-elle pas la patrie des tombeaux?

Le Colisée, les obélisques, toutes les merveilles qui du fond de l'Egypte et de la Grèce, de l'extrémité des siècles, depuis Romulus jusqu'à Léon X., se sont réunies ici, comme si la grandeur attirait la grandeur, et qu'un même lieu dût renfermer tout ce que l'homme a pu mettre à l'abri du temps, toutes ces merveilles sont consacrées aux monuments funèbres. Notre indolente vie est à peine aperçue, le silence des vivants est un hommage pour les morts; ils durent, et nous passons.

Eux seuls sont honorés, eux seuls sont encore célèbres; nos destinées obscures relèvent l'éclat de nos ancêtres, notre existence actuelle ne laisse debout que le passé, il ne se fait aucun bruit autour des souvenirs! Tous nos chefs-d'œuvre sont l'ouvrage de ceux qui ne sont plus, et le génie luimême est compté parmi les illustres morts.

Peut-être un des charmes secrets de Rome est il de réconcilier l'imagination avec le long sommeil. On s'y résigne pour soi, l'on en souffre moins pour ce qu'on aime. Les peuples du midi se représentent la fin de la vie sous des couleurs moins sombres que les habitants du nord. Le soleil, comme la gloire, réchauffe même la tombe.

Le froid et l'isolement du sépulcre sous ce beau ciel, à côté de tant d'urnes funéraries, poursuivent moins les esprits effrayés. On se croit attendu par la foule des ombres; et, de notre ville solitaire à la ville souterraine, la transition semble assez douce.

Ainsi la pointe de la douleur est émoussée, non que le cœur soit blasé, non que l'âme soit aride, mais une harmonie plus parfaite, un air plus odoriférant, se mêlent à l'existence. On s'abandonne à la nature avec moins de crainte, à cette nature dont le Créateur a dit: "Les lis ne travaillent ni ne filent, et cependant quels vêtements des rois pourraient égaler la magnificence dont j'ai revêtu ces fleurs!"

LES RUINES DE POMPÉI.

(MADAME DE STAËL, CORINNE.)

A Rome, l'on ne trouve guère que les débris des monuments publics; et ces monuments ne retracent que l'histoire politique des siècles écoulés: mais à Pompéi, c'est la vie privée des anciens qui s'offre à nous telle qu'elle était. Le volcan qui a couvert cette ville de cendres l'a préservée des outrages du temps. Jamais des édifices exposés à l'air ne se seraient ainsi maintenus; et ce couvenir enfoui s'est retrouvé tout entier. Les peintures, les bronzes, étaient encore dans leur beauté première; et tout ce qui peut servir aux usages domestiques est conservé d'une manière effrayante. Les amphores sont encore préparées pour le festin du jour suivant; la farinė qui allait être pétrie, est encore là: les restes d'une femme sont encore ornés des parures qu'elle portait dans le jour de fête que le volcan a troublé; et ses bras desséchés ne remplissent plus le bracelet de pierries qui les entoure encore. ne peut voir nulle part une image aussi frappante de l'interruption subite de la vie. Le sillon des roues est visiblement marqué sur le pavés dans les rues; et les pierres qui bordent les puits portent la trace des cordes qui les ont creusées peu à peu. On voit encore sur les murs d'un corps de garde les caractères mal formés, les figures grossièrement esquissées que les soldats, traçaient pour passer le temps, tandis que ce temps avançait pour les engloutir.

On

Quand on se place au milieu du carrefour des rues d'où l'on voit de tous les côtés la ville qui subsiste encore presque en entier, il semble qu'on attende quelqu'un, que le maître soit prêt à venir; et l'apparence même de vie qu'offre ce séjour, fait sentir plus tristement son éternel silence. C'est avec des morceaux de lave pétrifiée que sont bâtices la plupart de ces maisons, qui ont été ensevelies par d'autres laves. Ainsi ruines sur ruines, et tombeaux sur tombeaux! Cette histoire du monde, où les époques se complent de débris en débris, cette vie humaine, dont la trace se suit à la lueur des volcans qui l'ont consumée, remplissent le cœur d'une profonde mélancolie. Qu'il y a longtemps que l'homme existe! qu'il y a long

temps qu'il vit, qu'il souffre et qu'il périt! Où peut-on retrouver ses sentiments et ses pensées ? L'air qu'on respire dans ces ruines en est-il encore empreint? ou sont-elles pour jamais déposées dans le ciel où règne l'immortalite? Quelques feuilles brûlées des manuscrits qui ont été trouvés à Herculanum et à Pompéi, et que l'on éssaie de dérouler à Portici, sont ce qui nous reste pour interpréter les malheureuses victimes que le volcan, la foudre de la terre a dévorées. Mais en passant près de ces cendres que l'art parvient à ranimer, on tremble de respirer, de peur qu'un souffle n'enlève cette poussière, où de nobles idées sont peut-être encore empreintes.

Enfoui, buried; amphores, pitchers; pétrie, kneaded; sillon, furrow, corps de garde, watch-house; carrefour, place where several streets meet.

LES ENFANTS D'AUJOURD'HUI.

(DE JOUY, HERMITE DE LA CHAUSSÉE D'ANTIN.)

Le temps se peint tout entier dans les générations vivantes: les vieillards représentent le passé ; les hommes faits le présent, et les enfants l'avenir. Dans le vaste tableau de la vie humaine, les premiers offrent leur exemple, les seconds leurs actions, et les autres leurs espérances.

Comme il n'est point d'objet plus important que celui de l'éducation des enfants, il n'en est pas sur lequel les théoriciens se soient le plus exercés. Le plus éloquent, le plus ingénieux de tous ces instituteurs spéculatifs est, sans contredit, l'auteur D'Emile. Choqué comme tous les bons esprits des vices de l'ancienne éducation, il a cru qu'il suffisait, pour faire mieux, de faire autrement; et, partant du faux principe que tout est bien en sortant des mains de la nature, et que tout se corromp en société, il a voulu, comme dit Voltaire, nous apprendre à marcher à quatre pattes. L'ancien système d'éducation tendait à étouffer le germe pour le mûrir; on en presse aujourd'hui le développement par tous les moyens possibles; ou veut avoir des hommes à quinze ans, au risque de n'avoir que des enfants à quarante.

Dimanche dernier, Madame de L*** vint me prendre dans mon hermitage pour m'emmener dîner à une lieue de

là, chez une Madame de Moronval, connue par l'excès, ou plutôt (comme je ne tardai pas à m'en apercevoir) par l'ostentation de sa tendresse maternelle. Il n'était que cinq heures; la compagnie était dispersée dans le parc lorsque nous arrivâmes: Madame de L*** passa dans l'appartement de Madame de Moronval, qui achevait sa toilette, et me laissa seul avec un petit garçon de huit ou neuf ans qu'elle avait embrassé en l'appelant Eugène : c'était le fils de la maîtresse du logis; il courut à moi en faisant claquer un grand fouet qu'il levait à deux-mains, et m'adressant brusquement la parole: "Comment vous appelez-vous ?" me dit-il. "Mon petit ami," lui répondis-je, en lni présentant l'adresse d'une lettre, "je n'ai pas l'habitude de décliner mon nom: voyons si vous saurez l'épeler."— "J'aime mieux que vous me le disiez vous-même," continua-t-il, en me tirant par la basque de mon habit. Je fus obligé d'en passer par là; et, pour me remercier de ma condescendance, le petit homme ajouta: "Vous êtes bien vieux et bien laid." Je tâchai de lui faire comprendre qu'il n'avait pas dépendu de moi d'éviter ce double inconvénient, et qu'il n'était pas honnête de m'en faire le reproche. Mais au lieu de m'écouter, il m'arracha si brusquement mon chapeau unicorne, qu'il enleva en même temps la petite perruque dont j'ai cru devoir, par supplément, couvrir mon front chauve, depuis que j'habite un pays où la politesse est d'aller nu-tête. Cette espiéglerie ne m'amusa pas du tout. Je me levai pour courir après le sot enfant, qui se sauva chez sa mère en emportant ma dépouille. Elle parut un moment après lui, se confondit en excuses sur ce qu'elle appelait un enfantillage, et tout en grondant son fils d'un ton à lui donner l'envie de recommencer, elle avait toutes les peines du monde à s'empêcher de rire de la figure que je faisais, et de celle que la nature m'a faite.

Je rajustai ma coiffure en balbutiant à cette bonne mère un compliment ironique sur la gentillesse de Mr. son fils: elle y répondit en me présentant Mademoiselle Emilie, sa fille, petite personne bien droite, bien réservée, bien raisonnable; en tout l'opposé de son frère, sans en être mieux pour cela.

La cloche du dîner se fit entendre; tous les convives, parmi lesquels se trouvaient plusieurs enfants de différents âges, rentrèrent successivement, et l'on se mit à table. Je vis avec plaisir que les enfants confiés aux soins d'une

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M.

gouvernante, allaient dîner dans une autre pièce. Eugène, en nous quittant, eut le soin de nous prévenir qu'il viendrait au dessert.

Le dîner fut triste; on parla beaucoup de politique, et, comme chacun avait la sienne, on ne s'entendit bientôt plus: c'était à qui confondrait mieux les préjugés et les principes, les devoirs et les affections; à qui défendrait avec plus de chaleur les intérêts particuliers, sous le nom d'intérêt public; à qui montrerait plus d'entêtement dans ses opinions, plus de dédain pour celle des autres; les femmes intervinrent dans la discussion, et mettant, comme à l'ordinaire, leurs passions à la place de leurs pensées, l'exagération ne connut plus de bornes : toutes les formules d'une malveillance contenue, d'une animosité polie, avaient été épuisées; il ne restait plus que des injures à se dire: fort heureusement la remarque d'une de mes voisines sur une figure que je porte à la main gauche, vint faire une petite diversion: Madame de L***, qui m'appelle son homme des bois, attira l'attention sur moi, en parlant du pays d'où je venais, du long séjour que j'avais fait parmi les sauvages: on me fit à la fois vingt questions, auxquelles on s'empressait de répondre pour moi. Quand il me fut permis de me faire entendre, je déclarai, comme le Huron de Voltaire, que j'arrivais d'un pays où chacun parlait à son tour, et répondait lui-même à la question qui lui était faite: je satisfis à toutes celles qui m'avaient été adressées de manière à intéresser la curiosité de mon auditoire, et la conversation commençait à reprendre ce caractére de gaîté, d'urbanité française, que la politique lui avait fait perdre, lorsqu'un cri aigu échappé à l'une de ces dames, interrompit tout à coup l'entretien: on sut bientôt qu'il s'agissait d'une nouvelle espiéglerie d'Eugène. L'insupportable enfant, qui s'était glissé sous la table, sans qu'on l'eût aperçu, s'amusait à piquer la jambe d'une jeune dame, dont l'air décent et la figure aimable n'avaient point échappé à mes observations. છે

On eut beaucoup de peine à faire sortir le petit vaurien du fort où il s'était retranché; en ne parvint à l'en tirer que par la menace de le priver du dessert que l'en avait servi Tous les enfants, au nombre de neuf, étaient accourus, et dès ce moment on ne fut plus occupé que d'eux seuls.

Les mères se complimentaient mutuellement sur leurs jolies familles. Quel âge avait celui-ci ? Dans quelle pension était élevé celui-là? Combien de temps cette petite fille

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