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Malheureusement un autre élément vint entraver aussi bien le développement que l'application harmonieuse de la jeune science. Je veux parler de la propagande successive de l'art politique, cet art qui en ne consultant que des intérêts égoïstes, méconnaît les droits et les intérêts de tous les autres sans éprouver aucun scrupule dans le choix de ses moyens; cet art politique qui, né en Italie et cultivé avec un remarquable succès en Espagne, s'est frayé un accès dans tous les cabinets en y provoquant sinon des efforts positifs, du moins des contreefforts semblables. Tout en se servant avec une apparence trompeuse des formules légales consacrées, il reniait au fond tous les axiomes du droit. Comme une réaction contre cette politique envahissante, on imagina l'idée de l'équilibre européen, c'est-à-dire le principe qui impose à chaque État le devoir d'empêcher, soit seul soit au moyen d'une coalition, l'établissement de la suprématie d'aucun autre État, principe qui découle du droit légitime de défense, mais qui à son tour a donné lieu à de fréquents abus. La réalisation pratique de cette idée fut dès lors le principal problème de la politique européenne:1 autour de ce pivot commun se sont concentrés les motifs et les solutions à peu près de tous les démêlés politiques depuis le xvi siècle. Il est vrai que les droits des nations et des États n'y ont figuré que sur l'arrière - scène, abandonnés presque exclusivement aux soins de la science. Celle-ci toutefois, sous les orages de la guerre de trente ans, malgré les agitations du XVIIe siècle, comme précédemment

1 A cette idée se rattache aussi le projet de Henri IV de former une grande république des États européens, projet qui fut développé depuis, lors du traité d'Utrecht, par l'abbé de St.-Pierre dans son pamphlet intitulé: ,,Projet de traité pour rendre la paix perpétuelle. Utrecht 1713.“ V. là-dessus Toze, Allgemeine christliche Republik. Gotting. 1752. Buchholz, Neue Monatsschrift. 1824. I, 28 suiv. Ortolan dans la Revue de législation 1850. T. III. p. 345 suiv. Wheaton, Histoire I, 317. Welowski, diss. académique. Le grand dessein de Henri IV. Par. 1860. Droysen, Beiträge z. Lehre von den Congressen. Berl. 1869. Ces projets étaient rarement dépourvus de quelque but égoïste, et ne manquent pas de nos jours. V. p. ex. G. Fr. Leckie, Historical research into the nature of the balance of power in Europe. Lond. 1817. Marchand, Projet de paix perpétuelle. Paris 1842.

lors de la réforme religieuse, acquérait une autorité, à laquelle les puissances de cette époque ne pouvaient même se soustraire entièrement. L'aurore en fut marquée par Hugo Grotius (Huigh de Groot), enfant d'une petite république nouvellement née mais riche d'actions, où les principes de tolérance religieuse et d'un libéralisme modéré avaient trouvé un asile. Grotius a rappelé dans un langage généralement intelligible les maximes du christianisme, les enseignements de l'histoire, les sentences des philosophes sur le juste et l'injuste à la mémoire des souverains: son traité est devenu successivement le code européen des nations, adopté également par toutes les confessions chrétiennes.1

Néanmoins le droit ne réussissait pas à reprendre entièrement la place usurpée par la politique, laquelle se servait plutôt de la science du droit pour colorer ses prétentions qu'elle ne se soumettait à ses décisions. Une certaine modération seulement se fait remarquer dans ses succès, des transactions équitables tiennent lieu du droit strict, afin de ne pas troubler l'équilibre politique, soit vrai soit imaginaire (§ 8). La fin du xvn siècle voit disparaître le droit public et l'équilibre européen sous le torrent de la Révolution qui fait place à l'Empire et à son génie de conquête. La coalition générale de l'Europe, en faisant rentrer le torrent débordé dans son ancien lit, provoqua les traités de 1814 et de 1815, qui, après avoir reconstitué du moins les États germaniques de l'Europe dans certaines démarcations, ont rendu momentanément possible l'équilibre politique des puissances continentales. Pour en garantir la solidité ainsi que les créations nouvelles, il fallait aussi remettre en vigueur les principes du droit international ou cet „équilibre politique qui est synonyme avec les principes de conservation des droits de chacun et du repos de tous", comme écrivait le prince de Bénévent, dans une note du 19 décembre 1814. Dans cet esprit fut conclue la Sainte-Alliance, où presque tous les monarques chrétiens de l'Europe se sont donné

1 Voyez les excellentes observations publiées par Frédéric Schlegel, Vorlesungen über die neuere Geschichte. Wien 1811. p. 421 suiv.

2 Les nombreuses violations du droit international amenées par là ont été développées par Kamptz, Beitr. zum Staats- und Völkerr. I, n. 4.

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personnellement la parole de se considérer entre eux et de considérer leurs peuples comme membres de la grande famille chrétienne, et ont reconnu par là l'existence réelle d'une association morale des États.1 Enfin les plénipotentiaires des cinq grandes puissances européennes, lors du Congrès d'Aix-la-Chapelle en 1818, ont déclaré que leurs gouvernements étaient fermement résolus à ne pas vouloir s'écarter de l'observation la plus stricte du droit international tant entre eux que vis-àvis des autres États (voy. Appendice I. II.).

Depuis lors et d'après les conventions arrêtées à cette époque, les grandes puissances s'érigèrent en aréopage politique appelé à délibérer et à statuer sur les affaires les plus importantes non- seulement de leurs propres États, mais aussi sur celles des autres. Sous ses auspices commença surtout la réaction contre la révolution qui continue à couver sous les cendres: mais loin de l'éteindre, elle l'a fait éclater avec une nouvelle énergie en 1830. Ni le principe révolutionnaire, ni même le constitutionalisme régularisé des nations ne pouvaient naturellement être satisfaits de cette autorité dictatoriale des grandes puissances. La catastrophe de 1848 et les événements. ultérieurs ont mis fin à la pentarchie. L'indépendance des nations est rétablie; c'est aux congrès des puissances plus ou moins intéressées qu'on recourt parfois pour vider des questions internationales. Sous ce point de vue les conférences tenues à Paris en 1856 ont ouvert une nouvelle ère. Car outre le mérite d'avoir mis fin à la guerre de Crimée on a eu celui de se concerter sur plusieurs points contentieux du droit maritime et la Haute Porte a été reçue dans le concert dit Européen. (Voyez le suivant).

En résumé: les États de l'Europe de même que les États transatlantiques issus de son sein obéissent à une loi commune. Cette loi néanmoins sur bien des matières n'est pas tout à fait fixée: n'ayant pas encore pénétré suffisamment dans la con

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1 Martens, Supplém. VI, 656. La valeur de cet acte a été jugée très différemment. Voyez son éloge dans la dissertation de L. Pernice de sancta Confoederatione oratio. Halae 1855. D'autres se sont déclarés dans un sens contraire. Consultez en outre sur les traités de cette nature cidessous § 92.

science générale des nations, elle est privée ça et là d'une certitude absolue dans l'application.1 Sa solidité croissante dépend d'un équilibre durable des États qui repose autant sur une pondération de leurs forces matérielles que sur leur respect réciproque. Cet équilibre existe jusqu'à un certain point entre les puissances continentales, bien moins sur mer: aussi le droit maritime continue-t-il à former la partie la plus faible du droit international. Enfin un équilibre permanent supposerait l'équilibre des quatre autres continents, qui doit encore être réservé à l'avenir.

Toujours est-il que le droit public européen se distingue par un caractère d'humanité qui constitue sa supériorité sur celui qui l'a précédé, notamment sur celui du monde antique. Car ce dernier avait la guerre pour base, tandis que la paix est devenue l'état normal du droit moderne.

Limites territoriales du droit public européen.

§ 7. Le droit international moderne né en Europe, s'est développé comme nous avons vu chez les nations chrétiennes de l'Europe et du dehors. C'est chez elles qu'on trouve un commerce et concert" permanent, une dikéodosie mutuelle, un véritable,,commercium iuris praebendi repetendique", qu'elles entretiennent entre elles d'après les règles traditionnelles de la société européenne et avec leur garantie collective et morale. A l'égard des États non- chrétiens, comme de ceux qui n'ont pas encore été admis d'une manière régulière dans le sein de la famille européenne, l'application du même droit est tout-àfait libre et fondée sur une réciprocité purement conventionnelle. Les relations avec eux se forment d'après les exigences de la politique et de la morale.

Ainsi les rapports des États chrétiens avec les peuples musulmans ne reposaient jadis, et lors du temps des Croisades, que sur les convenances politiques et sur les traités conclus avec eux, traités qu'ils avaient la coutume d'observer religieu

1 Quant aux lacunes du droit des gens moderne nous renvoyons à l'ouvrage de M. Trendelenburg, Die Lücken im Völkerrecht. Leipz. 1870.

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sement. Toutefois le Coran, qui leur sert aussi de Code du droit international, et l'exclusivisme religieux qui leur est propre ne se comportaient pas avec une application réciproque et absolue des principes du droit des gens européens.1 Mais enfin la Haute Porte a été reçue par le traité de Paris de 1856 dans le concert européen et dans la communion du droit public européen, 2 ce qui s'applique sans doute aussi à ses dépendances. Le temps va montrer s'il lui sera possible de vaincre tous les scrupules religieux qui pourraient s'opposer à l'observation stricte dudit droit public. Vis-à-vis des autres peuples musulmans, comme des peuples païens les règles ci-dessus exposées continueront encore à recevoir leur application. Quant aux pirates, qui, sans autorité reconnue, se livrent aux exactions et violences de toute espèce contre des personnes et les propriétés, ils ont été toujours considérés et traités en ennemis communs du genre humain et par cela même exclus du droit commun. Mais on n'y pourra point compter les sujets des états barbaresques reconnus par des traités, tant qu'ils s'abstiennent d'aggressions hostiles.5

Sources du droit international européen en général.

§ 8. Le droit public européen est en grande partie un droit non écrit dans le sens juridique de cette phrase: il attend

1 Comparez Ward, Enquiry I, 166. II, 321. Mably, Droit des gens t. II, p. 13. Wheaton, Internat. Law § 10. Pütter, Beiträge p. 50. B. L. Mas Latrie, Traités de paix et documents concernant les relations des Chrétiens avec les Arabes au moyen âge. Paris 1868.

2 V. l'Appendice No. III.

3 D'après la Convention de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie avec la Porte du 15 juill. 1840, Art. 5:,,Tous les traités et toutes les lois de l'Empire Ottoman s'appliquent à l'Égypte et au paschalik d'Acre, comme à toute autre partie de l'Empire Ottoman." Martens (Murhard), Nouv. Rec. gen. I, 161.

4 Cicéron déjà, de Offic. III, 6 les a qualifiés ainsi.

reste le § 104 ci-après.

Comparez du

5 Comparez C. van Bynkershoek, Quaest. iur. publ. I, chap. 17. Nau, Völkerseerecht § 130 et quant aux anciens traités conclus avec les Barbaresques Leibnitz, Cod. dipl. p. 13. 14. Ward, Enquiry II, 331.

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