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que l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense. Qui a démontré qu'il sera demain jour, et que nous mourrons? et qu'y a-t-il de plus cru? C'est donc la coutume qui nous en persuade; c'est elle qui fait tant de chrétiens, c'est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Enfin, il faut avoir recours à elle quand une fois l'esprit a vu où est la vérité, afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance, qui nous échappe à toute heure; car d'en avoir toujours les preuves présentes, c'est trop d'affaire. Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l'habitude, qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction, et que l'automate est incliné à croire le contraire, ce n'est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces : l'esprit, par les raisons, qu'il suffit d'avoir vues une fois en sa vie ; et l'automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas de s'incliner au contraire. Inclina cor meum, Deus 1.

9.

Ordre. Une lettre d'exhortation à un ami pour le porter à chercher, et il répondra: Mais à quoi me servira de chercher? rien ne paraît. Et lui répondre: Ne désespérez pas. Et il répondrait qu'il serait heureux de trouver quelque lumière, mais que, selon cette religion même, quand il croirait ainsi 2, cela ne lui servirait de rien, et qu'ainsi il aime autant ne point chercher. Et à cela lui répondre : La machine.

10.

Ordre. Après la lettre qu'on doit chercher Dieu, faire la lettre d'oter les obstacles, qui est le discours de la machine, de préparer la machine, de chercher par raison.

11.

Lettre qui marque l'utilité des preuves par la machine. La foi

1. La suite est in testimonia tua. Ps. cxvi, 36. C'est le psaume qui délectait Pascal: voir sa Vie, par Mme Perier, page LXXXVII.

2. C'est-à-dire sans se convertir de cœur, sans se sanctifier.

est différente de la preuve; l'une est humaine, l'autre est un don de Dieu. Justus ex fide vivit1. C'est de cette foi que Dieu lui-même met dans le cœur, dont la preuve est souvent l'instrument, fides ex auditu mais cette foi est dans le cœur, et fait dire, non Scio, mais Credo3.

REMARQUES SUR L'ARTICLE X.

Fragment 1. Il n'y a pas de fragment de Pascal qui ait été plus défiguré que celui-là par les anciens éditeurs, parce qu'il n'y en a pas où sa méthode pyrrhonienne soit plus à découvert et plus poussée à outrance. Tout le commencement, jusqu'à : « Examinons donc ce point », établit que la religion ne peut être appuyée sur la raison, la raison étant incapable d'atteindre à Dieu, incapable de connaître ni ce qu'il est ni s'il est. MM. de Port-Royal non-seulement suppriment cette formule, ainsi que les six lignes toutes pleines du même esprit pyrrhonien qui commencent par ces paroles: « Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance? »; mais ils altèrent les propositions métaphysiques par lesquelles s'ouvre le morceau, de manière à leur faire dire précisément le contraire de ce qu'elles disent. Ils suppriment la première phrase, qui est le fondement de tout le reste, et écrivent ensuite: Nous connaissons qu'il y a un infini et ignorons sa nature... Ainsi on peut bien connaître qu'il y a un Dieu, sans savoir ce qu'il est. Et vous ne devez pas conclure qu'il n'y a point de Dieu, de ce que nous ne connaissons pas entièrement sa nature. » Les phrases soulignées sont de Pascal; mais dans Pascal elles aboutissent à ces trois conclusions formelles : « Nous connaissons l'existence et la nature du fini. Nous connaissons l'existence de l'infini et ignorons sa nature. Mais nous ne connaissons ni l'existence ni la nature de Dieu 4. Vient ensuite le fameux argument du pari, que Port-Royal conserve à peu près: mais on ne l'introduit qu'avec des précautions excessives. Voici ce qu'on fait dire à Pascal :

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« Je ne me servirai pas, pour vous convaincre de son existence, de la foi, par laquelle nous la connaissons parfaitement, ni de toutes les

1. Le juste vit de foi. Rom. 1, 17 et Gal. II, 11, d'après Habacuc, 11, 4.

2. La foi entre par l'oreille. Rom. x, 17.

3. Non Je sais, mais Je crois.

4. Lorsque Pascal dit : « On peut bien connaître qu'il y a un Dieu sans savoir ce qu'i est. ", il parle de ceux qui l'ont appris de la seule manière dont on peut l'apprendre

selon lui, c'est-à-dire par la foi.

autres preuves que nous en avons, puisque vous ne les voulez pas recevoir. Je ne veux agir avec vous que par vos principes mêmes; et je prétends vous faire voir, par la manière dont vous raisonnez tous les jours sur les choses de la moindre conséquence, de quelle sorte vous devez raisonner en celle-ci, et quel parti vous devez prendre dans la décision de cette importante question de l'existence de Dieu. Vous dites donc que nous sommes incapables de connaître s'il y a un Dieu. Cependant il est certain que Dieu est ou qu'il n'est pas; etc. >> Cette addition dénature la pensée de Pascal. Ce n'est pas son adversaire, c'est lui-même qui dit que nous sommes incapables de savoir s'il y a un Dieu; et il ne le dit pas seulement, il le démontre ou prétend le démontrer rigoureusement par tout ce qui précède. Il ne peut donc offrir d'établir cette existence par toutes les autres preuves que nous en avons, puisqu'il ne croit pas à ces preuves, puisqu'il déclare que c'est en manquant de preuves qu'il ne manque pas de sens.

Quant au calcul, il est seulement un peu dégagé et abrégé dans l'édition de Port-Royal. Arrivé à ces mots de Pascal: Oui, l'Écriture et le reste, etc., Port-Royal les traduit de la manière suivante: « Oui, par l'Écriture et par toutes les autres preuves de la religion, qui sont infinies. » Paroles que Pascal encore n'avouerait pas. Ici les éditeurs intercalent dans les discours les fragments 2 et 4, puis ils passent à la fin du discours : « Or, quel mal nous arrivera-t-il, etc.» jusqu'à « pour laquelle vous n'avez rien donné. » Puis ils reviennent à l'objection : « Oui, mais j'ai les mains liées et la bouche muette, etc. ; » mais au lieu de ces expressions si vives, ils mettent seulement: « Vous dites que vous êtes fait de telle sorte que vous ne sauriez croire », et ils répondent avec Pascal : « Apprenez au moins, etc. » Mais ils ont reculé effrayés devant une phrase maintenant à jamais célèbre, qui n'est connue que depuis la découverte de M. Cousin: «Suivez la manière par où ils ont commencé : c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc.; naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. Mais c'est ce que

je crains. Et pourquoi? qu'avez-vous à perdre? » Ils ont mis: << Suivez la manière par où ils ont commencé; imitez leurs actions extérieures, si vous ne pouvez encore entrer dans leurs dispositions intérieures; quittez ces vains amusements qui vous occupent tout entier. » Au moyen de cette dernière phrase, ils accrochent ici le fragment 3, et ils terminent ainsi le morceau, en supprimant encore la prière par laquelle finissait Pascal : « Oh! ce discours... » et le reste.

Dans tout le courant du morceau, ils suppriment les termes de jeu autant que possible. Ils disent: « En prenant le parti de croire que

Dieu est », au lieu de, en prenant croix que Dieu est. « N'y aurait-il pas moyen de voir un peu plus clair? » au lieu de, N'y a-t-il point moyen de voir le dessous du jeu ? « Apprenez, dit Pascal, de ceux qui ont été liés comme vous, et qui parient maintenant tout leur bien. » Ils substituent, « et qui n'ont maintenant aucun doute. » Ils effacent le mouvement du dialogue, l'assaut que livre Pascal, son cri de triomphe, son action de grâce pieuse et ardente: ils refroidissent et ils éteignent à plaisir. Mais je reviens à Pascal lui-même.

« Notre âme est jetée dans le corps, où elle trouve nombre, temps, dimension; elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peul croire autre chose. » On reconnaît à la réflexion que ces trois lignes, d'où part tout le raisonnement, et que Port-Royal supprime, contiennent en germe toute la doctrine de Kant et d'une philosophie plus moderne, et l'impossibilité de sortir des catégories de l'espace et du temps pour atteindre le transcendant ou l'absolu.

Je m'arrête au fameux morceau du pari, qui, s'il n'a pas fait beaucoup de conversions, je le crains, a du moins été beaucoup célébré, émerveillant les uns et étourdissant les autres. Bayle, dans la note I de son article sur Pascal, a cité un passage d'Arnobe où se trouve en germe l'argument que Pascal a développé d'une façon si originale. Je traduis ce passage: « Mais le Christ ne prouve pas la vérité de ses promesses. Cela est vrai; car il n'y a pas de preuve possible de ce qui est à venir. Mais si telle est la condition des choses futures, qu'elles ne peuvent être atteintes ni saisies par aucune appréhension anticipée, le parti le plus raisonnable, entre deux opinions douteuses, et dans l'attente d'un événement incertain, n'est-il pas d'adopter celle qui donne des espérances plutôt que celle qui n'en donne pas ? D'un côté, en effet, nul risque, si ce qu'on nous montrait comme prochain s'évanouit et nous fait faute; de l'autre, le préjudice est énorme, car c'est la perte du salut, s'il se trouve, quand le terme arrive, qu'on ne nous a pas trompés. » In illo enim periculi nihil est, si quod dicitur imminere cassum fiat et vacuum; in hoc damnum est maximum, id est salutis amissio, si quum tempus advenerit, aperiatur non fuisse mendacium. (Adv. Gent. II, 4.) Mais ce qui n'est qu'un mot dans Arnobe est devenu une thèse en forme chez Pascal.

L'instinct avertit qu'il doit y avoir un défaut dans cette démonstration étrange, mais on a de la peine à le démêler. Il y a à faire une observation préalable, c'est que la question est mal posée: on pourrait admettre que Dieu est, sans croire pour cela tout ce que croit Pascal. Quand il place l'incrédule entre le néant et l'enfer, on peut se refuser à ce dilemme, comme je l'ai dit déjà dans les remarques sur l'article Ix,

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car il reste d'autres hypothèses possibles. De sorte qu'au lieu de dire: Dieu est ou il n'est pas, Pascal devait dire : Mon Dieu est ou n'est pas; ou plus précisément encore: Mon paradis et mon enfer sont ou ne sont pas. Et c'est là-dessus qu'il devait ouvrir son pari.

Quant au calcul même, Condorcet, dans son édition des Pensées, répondant à la fois à son auteur et à Locke, qui avait reproduit cet argument 1, publia, en les attribuant à Fontenelle, des réflexions par lesquelles il tâche d'établir que l'analyse de Pascal n'est pas juste. Il suppose qu'on donne à un enfant qui ne sait pas lire les vingt-quatre caractères de l'alphabet pour les ranger comme il veut; et il demande si celui qui pierait une piastre contre l'empire de la Chine (estimé cent millions de piastres) que cet enfant les rangera tout de suite dans l'ordre de l'alphabet ferait un pari raisonnable. Il soutient que Pascal devrait faire ce pari, d'après ses principes, parce que ce qu'il peut perdre est fort peu de chose, tandis que ce qu'il peut gagner est énorme. Et il fait voir ensuite que cependant parier ainsi serait absurde, car on aurait, comme il le démontre, treize mille milliards de milliards de chances de perdre contre une seule chance de gagner; et ainsi la disproportion entre les chances de perte et de gain serait immense en comparaison de celle qu'il y a entre la somme à gagner et la somme à perdre. Mais il faut que Condorcet ait lu Pascal bien légèrement; car Pascal prévient l'objection en posant lui-même ce principe, qu'il faut consulter non-seulement la proportion entre les deux enjeux, mais la proportion entre les hasards de gain et de perte; et dans le pari qu'il propose, la seconde, quelle qu'elle soit, est finie par hypothèse, tandis que le premier rapport est infini. De plus, celui à qui Condorcet propose son pari n'est pas obligé de jouer, et, s'il renonce à prétendre gagner, il est sûr de ne pas perdre; au contraire, cette obligation de prendre parti, cette nécessité de gagner ou de perdre, est précisément le fond de l'argument de Pascal.

La critique de Laplace, dans l'Essai philosophique sur les probabilités, semble aussi ne pas s'appliquer à l'hypothèse de Pascal. Il dit justement qu'il importe peu qu'on ait l'infiniment grand à gagner ou à perdre, si la chance de gagner ou de perdre est infiniment petite ou nulle. Mais Pascal lui répondrait que déclarer cette chance nulle, c'est, en d'autres termes, déclarer certain qu'il n'y a rien après la mort; qu'il ne s'adresse qu'à ceux qui avouent qu'ils n'ont pas cette certitude et qu'ils ne savent qu'en penser.

L'incrédule pourrait refuser franchement et tout d'abord de faire cet

1. Essai sur l'entendement humain, livre II, chap. xx1, § 70.

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