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voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant dieu que voilà! O ridicolosissimo eroes!

10.

Il y a une différence universelle et essentielle entre les actions de la volonté et toutes les autres.

La volonté est un des principaux organes de la créance; non qu'elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses, selon la face par où on les regarde. La volonté, qui se plaît à l'une plus qu'à l'autre, détourne l'esprit de comprendre les qualités de celles qu'elle n'aime pas à voir et ainsi l'esprit, marchant d'une pièce avec la volonté 3, s'arrête à regarder la face qu'elle aime, et ainsi il en juge par ce qu'il en voit.

11.

L'imagination grossit les petits objets jusqu'à en remplir notre âme, par une estimation fantastique; et, par une insolence téméraire, elle amoindrit les grands jusques à sa mesure, comme en parlant de Dieu.

12.

Toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien; et ils ne sauraient avoir de titre pour montrer qu'ils le possèdent par justice, car ils n'ont que la fantaisie des hommes; ni force pour le posséder sûrement. Il en est de même de la science, car la maladie l'ôte. Nous sommes incapables et de vrai et de bien 4.

13.

Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés? Et dans les enfants, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leurs pères, comme la chasse dans les animaux?

Une différente coutume en donnera d'autres principes naturels. Cela se voit par expérience; et s'il y en a d'ineffaçables à

1. Pascal pensait peut-être au reproche que Montaigne fait à l'homme de s'égaler à Dieu, de s'attribuer les conditions divines (Apol., t. III, p. 29).

2. Je ne sais d'où est pris cet italien.

3. Montaigne, III, 2, t. IV, p. 193: Je fois coustumierement entier ce que ie fois, e marche tout d'une piece.

4. En titre dans l'autographe, Faiblesse.

la coutume, il y en a aussi de la coutume contre la nature, ineffaçables à la nature et à une seconde coutume. Cela dépend de la disposition.

Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature, sujette à être effacée? La coutume est donc une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu'est-ce que nature? pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle? J'ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature'.

14.

Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours; et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan.

Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis, et agités par ces fantômes pénibles, et qu'on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait voyage, on souffrirait presque autant que si cela était véritable, et on appréhenderait le dormir, comme on appréhende le réveil quand on craint d'entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il ferait à peu près les mêmes maux que la réalité. Mais parce que les songes sont tous différents, et qu'un même se diversifie, ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, à cause de la continuité; qui n'est pourtant pas si continue et égale qu'elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n'est rarement, comme quand on voyage; et alors on dit : Il me semble que je rêve; car la vie est un songe un peu moins inconstant2.

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1. C'est ce que dit Aristote, nepiμvýμns, au milieu du second chapitre.

2. Montaigne, Apol., t. III, p. 316: «Ceulx qui ont apparié nostre vie à un songe ont eu de la raison, à l'adventure, plus qu'ils ne pensoient... Nostre raison et nostre ame recevant les fantasies et opinions qui luy naissent en dormant, et auctorisant les actions de nos songes de pareille approbation qu'elle faict celles du iour, pourquoy ne mettons-nous en doubte si nostre penser, nostre agir, est pas un aultre songer, et nostre veiller quelque espèce de dormir? » Voir Platon, 1héetète, p. 158.

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sorte1: mais nous le supposons bien gratuitement; car nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien qu'on applique ces mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place, ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant l'un et l'autre qu'il s'est mû; et de cette conformité d'application on tire une puissante conjecture d'une conformité d'idée; mais cela n'est pas absolument convaincant de la dernière conviction, quoiqu'il y ait bien à parier pour l'affirmative; puisqu'on sait qu'on tire souvent les mêmes conséquences de suppositions différentes.

Cela suffit pour embrouiller au moins la matière; non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure de ces choses: les académiciens auraient gagné 2; mais cela la ternit, et trouble les dogmatistes, à la gloire de la cabale pyrrhonienne 3, qui consiste à cette ambiguïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse, dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres 4.

16.

Quand nous voyons un effet arriver toujours de même, nous en concluons une nécessité naturelle, comme, qu'il sera demain jour, etc; mais souvent la nature nous dément, et ne s'assujettit pas à ses propres règles 5.

17.

Contradiction est une mauvaise marque de vérité.

1. Ce morceau, qui est une suite, commençait d'abord par ces mots, que Pascal a barrés: ◄ C'est donc une chose étrange qu'on ne peut définir ces choses sans les obscurcir. » Cette phrase nous reporte à ce qu'on lit dans l'écrit intitulé: De l'esprit géométrique : a La géométrie ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu'ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l'éclaircissement qu'on voudrait en faire apporterait plus d'obscurité que d'instruction. »

2. Les philosophes grecs de l'école sceptique qu'on appelait la nouvelle Académie. 3. Cabale est le nom d'une certaine tradition savante des Juifs; il se dit par extension de toute tradition particulière à une école et secrète, avec un sens de mépris. 4. En titre dans l'autographe, Contre le pyrrhonisme.

5. En titre dans l'autographe, Spongia solis. Il s'agit probablement des taches du soleil. On les a quelquefois exprimées par les mots squama, rubigo, peut-être aussi par spongia. Spongia, dans le supplément au Glossaire latin de Du Cange, t. III, col. 853, est expliqué par macula. Je dois cette note à M. Victor Le Clerc. Pascal veut dire en effet, je crois, que les taches du soleil semblent une préparation à son obscurcissement total; que le soleil finira par s'éteindre, et qu'il viendra un jour au lendemain duquel il ne fera pas jour, quoique cela nous paraisse contre la nature.

Plusieurs choses certaines sont contredites, plusieurs fausses passent sans contradiction: ni la contradiction n'est marque de fausseté, ni l'incontradiction n'est marque de vérité.

18.

Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle, qui est la vraie sagesse de l'homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent 1. la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis. Mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre deux, qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus 2.

Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde; ceux-là le méprisent, et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien3.

19.

L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité tout l'abuse. Ces deux principes de vérités, la raison et les sens, outre qu'ils manquent chacun de sincérité, s'abusent réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences;

D

1. Cette phrase rappelle d'abord celle de Montaigne, Apol., t. III, p. 213: « La fin et le commencement de science se tiennent en pareille bestise. Mais la pensée de Montaigne, en cet endroit, est tout autre que celle de Pascal. Il veut dire que par excès d'esprit on extravague aussi bien que par manque d'esprit.

2. C'est ici qu'il faut citer Montaigne, Apol., t. III, p. 123: « L'ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l'avons par longue estude confirmee et averee, etc. »; mais surtout, I, 54, t. II, p. 273: « Il se peult dire, avecques apparence, qu'il y a ignorance abecedaire, qui va devant la science, aultre doctorale, qui vient aprez la science.... Les païsans simples sont honnestes gents, et honnestes gents les philosophes, ou selon que nostre temps les nomme, des natures fortes et claires, enrichies d'une large instruction de sciences utiles : les mestis, qui ont desdaigné le premier siege de l'ignorance des ettres, et n'ont pu ioindre l'aultre (le cul entre deux selles, desquels ie suis et tant d'aultres), sont dangereux, ineptes, importuns; ceulx-cy troublent le monde. Ce ton n'est pas celui de Pascal, mais il n'y a que le ton qui diffère.

3. Les habiles sont les vrais habiles, les esprits supérieurs. Ceux-là sont les demi-habiles, les prétendus savants. La Bruyère, Des grands (à la fin du chapitre): « Qui dit le peuple dit plus d'une chose... Il y a le peuple qui est opposé aux grands, c'est la popuace et la multitude. Il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux verueux ce sont les grands comme les petits.

et cette même piperie qu'ils apportent à la raison, ils la reçoivent d'elle à leur tour: elle s'en revanche. Les passions de l'âme troublent les sens, et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l'envi1. Mais outre ces erreurs qui viennent par accident et par un manque d'intelligence, avec ces facultés hérérogènes... (Il faut commencer par là le chapitre des Puissances trompeuses.)

REMARQUES SUR L'ARTICLE III

Fragment 1er. Port-Royal a effacé dans ce fragment l'hommage rendu au pyrrhonisme.

Pascal, non plus que Montaigne, ne se sert du mot de scepticisme, que nous employons aujourd'hui. On trouve dans La Mothe Le Vayer, la sceptique (ʼn oxentɩxń), mais non le scepticisme.

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Fragment 3. Imagination. C'est cette partie décevante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours; car elle serait règle infaillible de vérité si elle l'était infaillible de mensonge. » Port-Royal a refait ainsi cette première phrase: Cette maîtresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours. Le titre Imagination est dans le manuscrit. On trouve plus loin, au fragment 19, cette note de Pascal : « Il faut commencer par là le chapitre des Puissances trompeuses. » On ne peut douter que tout ce qui compose le fragment 3 ne dût être compris dans ce chapitre. L'imagination est la première de ces puissances trompeuses. Nicole a substitué partout l'opinion, ne voulant pas sans doute reconnaître qu'il y eût dans les facultés mêmes de notre esprit une cause d'erreur. Mais Nicole lui-même a écrit un traité du Prisme, ou que les différentes dispositions font juger différemment les objets.

MM. de Port-Royal ont craint aussi que le passage sur le magistrat qui se prend à rire au sermon ne fût une occasion de scandale. Ils ont substitué au sermon une audience, et au prédicateur un avocat; mais il n'y a rien de bien extraordinaire à rire à l'audience, et un juge ne se contient pas beaucoup pour cela. Voyez au contraire que de circonstances Pascal rassemble, qui font au magistrat un devoir et comme

1 Montaigne, Apol., t. III, p. 315: « Cette mesme piperie que les sens apportent à nostre entendement, ils la recoivent à leur tour; nostre ame parfois s'en revenche de mesme : Is mentent et se trompent à l'envy.»

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