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MOI, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.

18.

Les choses qui nous tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien, ce n'est souvent presque rien. C'est un néant que notre imagination grossit en montagne. Un autre tour d'imagination nous le fait découvrir sans peine1.

...

19.

C'est l'effet de la force, non de la coutume; car ceux qui sont capables d'inventer sont rares; les plus forts en nombre ne veulent que suivre, et refusent la gloire à ces inventeurs qui la cherchent par leurs inventions. Et s'ils s'obstinent à la vouloir obtenir, et mépriser ceux qui n'inventent pas, les autres leur donneront des noms ridicules, leur donneraient des coups de bâton. Qu'on ne se pique donc pas de cette subtilité, ou qu'on se contente en soi-même.

REMARQUES SUR L'ARTICLE V.

Fragment 2. « Les dévots qui ont plus de zèle que de science... >> Port-Royal a mis, certains zélés dévots. Ils ont craint d'employer ce mot de dévots comme faisaient les gens du monde, avec une intention satirique. La Bruyère l'emploie sans cesse, et ne manque jamais d'écrire en marge, faux dévots.

Pascal, en soumettant son esprit au respect des distinctions établies, se flattait de ne se soumettre qu'en vertu d'une lumière supérieure. En lisant ses Entretiens sur la condition des grands, on sent que ce respect devait lui coûter.

Fragment 2 bis.

Ainsi dans Molière :

« Très-mal saines. » C'est-à-dire, très-peu saines.

Monsieur, je suis mal propre à décider la chose.

1. C'est-à-dire, fait que nous le découvrons, que nous l'avouons sans peine.

Fragment 3. « Le mal à craindre d'un sot, qui succède par droit de naissance, n'est ni si grand ni si sûr. « Pascal tranche bien vite une telle question. Mais que cette défense de l'hérédité royale est irrévérencieuse! et que Port-Royal a fait prudemment de la supprimer ! L'esprit qui sur le trône de Louis XIV osait par supposition placer un sot, et qui ne se prononçait pour ce sot que de peur d'une guerre civile, était bien près d'être républicain.

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Fragment 4. « Pourquoi suit-on la pluralité? » Parce que, la majorité et la minorité se composant d'hommes qui ont en moyenne autant de raison les uns que les autres, il y a probabilité, si toutes les opinions sont libres de se produire, que la plus généralement adoptée sera la plus raisonnable. Ce n'est qu'une probabilité, mais on s'en contente, faute de mieux.

Fragment 5. - « Ainsi l'opinion est comme la reine du monde, et la force en est le tyran. » Il semble dire le contraire ailleurs (xxiv, 91).

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Fragment 6. « Il a quatre laquais et je n'en ai qu'un... c'est à moi à céder. » Cette pensée n'est pas dans l'autographe, on y trouve seulement cette ligne isolée : Il a quatre laquais. On est bien tenté cependant d'attribuer à Pascal ce développement, dont la forme est vive, familière, dramatique. Peut-être les éditeurs l'ont-ils reproduit de souvenir, d'après une conversation de Pascal.

Mais pourquoi faut-il qu'il y en ait un qui cède? ne peuvent-ils aller de pair? Et là même où il faut une préférence, pourquoi se battre ? pourquoi ne pas s'en rapporter au libre choix des juges naturels ? Se battait-on, du temps de Pascal, pour décider qui entrerait à l'Académie? ou réglait-on cela d'aprés le nombre des laquais?

Fragment 7. « Et de là viennent ces mots : Le caractère de la Divinité est empreint sur son visage, etc. » Comme il déshabille l'idole! Louis XIV commençait à peine de régner quand Pascal s'exprimait ainsi, et Pascal écrivait au fond de sa retraite. Quand parut l'édition de Port-Royal, le roi avait passé trente ans, il était dans toute la splendeur de son règne; les poëtes, les écrivains, les orateurs mêmes de la chaire l'encensaient, et de telles paroles, tombant dans le public, auraient paru un blasphème. Ce fragment ne fut pas publié.

Fragment 7 bis. « Et ce fondement-là est admirablement sûr; car il n'y a rien de plus [sûr] que cela, que le peuple sera faible. » Mais le peuple ne peut-il pas changer de faiblesse ? Et surtout cet orgueil d'un

penseur, qui déclare la raison à jamais interdite à la foule, est-il luimême suivant la raison ?

Fragment 8. — « Les Suisses s'offensent d'être dits gentilshommes.» Je ne sais où Pascal a pris cette assertion, qui est bien loin d'être exacte. Les Suisses ne se sont jamais offensés d'être dits gentilshommes; nulle part au contraire l'esprit aristocratique n'est demeuré plus fortement enraciné que dans les cantons. On n'y a jamais fait preuve de roture pour les emplois, mais bien preuve de bourgeoisie; on est à la fois noble et bourgeois, c'est-à-dire membre de la cité. Il paraît qu'un fait mal interprété de l'histoire de Bâle a pu donner lieu à cette méprise. Mais tout ce qui regarde le gouvernement des cantons avait été très-bien exposé dans le livre de la République des Suisses, traduit du latin de Josias Simler (par Innocent Gentillet), Paris, 1578.

Lorsque les petites républiques d'Italie passèrent, au xive siècle, du gouvernement des nobles à celui des corps d'état et des marchands, les nobles furent exclus à perpétuité des emplois, et, dans certaines villes, on ordonna que si une famille troublait l'ordre établi, elle serait inscrite, par décision des juges, au rôle des nobles, et déchue ainsi de tous ses droits à l'administration de la cité (Sismondi, Républ. ital., t. iv, p. 96, 165). Au reste, de telles lois ne contredisent point, comme paraît le supposer Pascal, le préjugé de la noblesse; elles le confirmeraient plutôt si elles ne tombaient pas avec le temps. Ces exclusions, contraires à l'égalité même qu'elles voulaient protéger, ressemblaient à celles qui frappaient encore parmi nous, sous la république de 1848, les familles princières. La noblesse, dans ces républiques d'autrefois, était comme une royauté. Comparer Thucydide, VIII, 21.

Fragment 13. « Il me fera donner les étrivières, si je nc le salue. » Notre âme, imprégnée du sentiment de l'égalité, a peine à supporter aujourd'hui cette amère ironie. Nous souffrons de penser qu'un duc et pair, si Pascal ne l'eût salué, eût pu faire insulter Pascal, sinon lui donner les étrivières. Et encore pourquoi serait-ce là une hyperbole ? Voltaire, cinquante ans plus tard, n'a-t-il pas été bâtonné par les gens d'un Rohan?

Fragment 14. - Le peuple a les opinions très-saines... d'avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt que la poésie. » Je ne sais à qui Pascal en veut dans ce passage; mais Voltaire s'est senti attaquer dans sa vanité de poëte (genus irritabile vatum), et s'emporte vivement en cet endroit. Il a d'ailleurs raison de dire que le vulgaire ne choisit pas; il prend ce qu'il peut.

« Et un homme qui a reçu un soufflet sans s'en ressentir... » PortRoyal a craint de publier cette pensée, qui semble autoriser le préjugé du duel, et favoriser ces condescendances à l'esprit du monde, si éner

giquement combattues dans les Provinciales (voir la quatorzième). Mais Pascal réserve toujours l'autorité de la religion. Remarquons au reste que du temps même de Pascal, un ecclésiastique, un magistrat, pouvait ne pas se ressentir d'un soufflet, de la façon dont il l'entend, sans être accablé d'injures et de misères. Et il n'est pas bien difficile de concevoir un état de société où il en serait de même de tout citoyen.

Fragment 17.- « On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. » C'est réaliser des abstractions; il n'existe pas de qualités séparées de leur sujet. Pascal a uni dans cette pensée, comme dans plusieurs autres, une logique d'une force et d'une subtilité merveilleuses avec un sentiment faux de ce qui est. Quelle analogie entre des charges et des honneurs, et les qualités de la figure ou de l'esprit? L'hommage qu'on rend aux dignités se détache de la personne avec les dignités elles-mêmes, et passe à une autre; mais quand on aime quelqu'un pour sa beauté, on ne peut la séparer de lui; on n'aime peut-être pas la personne sans la beauté, mais on n'aime pas non plus la beauté dans une autre personne. Il y a là une étrange méprise, à laquelle Pascal a été conduit par l'envie de trouver en tout ce qu'il appelle la raison des effets, c'est-à-dire la raison des préjugés.

Ce fragment, conservé dans la Copie, ne se trouve plus dans l'autographe.

Fragment 19. « Les autres leur donneront des noms ridicules, leur donneraient des coups de bâton. » Port-Royal épargne au sage ces coups de bâton, qui ne sont pourtant qu'au conditionnel, et met seulement, On les traite de visionnaires. Port - Royal fait comme Sosie :

Pour des injures,

Dis-m'en tant que tu voudras.

Mais Pascal n'a pas peur de se figurer les penseurs maltraités grossièrement par la force brutale. Voir le fragment 13. C'est ainsi que Platon nous représente le philosophe souffleté par le méchant (Gorgias, pages 486, 527). Remarquez qu'après avoir parlé de noms ridicules, celui de visionnaires serait faible.

ARTICLE VI

1.

Toutes les bonnes maximes sont dans le monde : on ne manque qu'à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le font; mais pour la religion, point.

1 bis.

Il est nécessaire qu'il y ait de l'inégalité parmi les hommes, cela est vrai; mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte non-seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie. Il est nécessaire de relâcher un peu l'esprit; mais cela ouvre la porte aux plus grands débordements. Qu'on en marque les limites. Il n'y a point de bornes dans les choses: les lois y en veulent mettre, et l'esprit ne peut le souffrir.

2.

La raison nous commande bien plus impérieusement qu'un maître car en désobéissant à l'un on est malheureux, et en désobéissant à l'autre on est un sot.

3.

Pourquoi me tuez-vous? Eh quoi! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais, puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste1.

4.

Ceux qui sont dans le déréglement disent à ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de la nature, et ils la croient suivre comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port

1. Voir III, 8: Plaisante justice qu'une rivière borne, etc.

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