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tres, riant avec leurs amis: et quand ils se sont divertis à faire leur Loi et leur Politique, ils l'ont fait en se jouant. C'était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement1.

S'ils ont écrit de politique, c'était comme pour régler un hôpital de fous. Et s'ils ont fait semblant d'en parler comme d'une grande chose, c'est qu'ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensaient être rois et empereurs. Ils entraient dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu'il se pouvait 2.

53.

Épigrammes de Martial. L'homme aime la malignité : mais ce n'est pas contre les borgnes, ou les malheureux, mais contre les heureux superbes: on se trompe autrement. Car la concupiscence est la source de tous nos mouvements, et l'humanité, etc. Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres.

Celle des deux borgnes ne vaut rien, car elle ne les console pas, et ne fait que donner une pointe à la gloire de l'auteur. Tout ce qui n'est que pour lauteur ne vaut rien. Ambitiosa recidet ornamenta3.

1. Ainsi dans Molière :

Et que peu philosophe est ce qu'il vient de faire!

2. Cette pensée se trouve écrite à luite du fragment v, í: «J'écrirai ici mes pensées sans ordre, etc. »

3. Il me paraît que cette pensée a dû être suggérée à Pascal par l'espèce d'Anthologie latine que MM. de Port-Royal publièrent en 1659 sous le titre de Epigrammatum delectus. Ce recueil est précédé d'une dissertation en latin (par Nicole), dont un des paragraphes a pour titre : De Epigrammatis malignis. On y condamne la malignité qui s'attaque aux défauts corporels, et à tout ce qui est un malheur plutôt qu'une faute. On reproche cette malignité à Martial, et on cite comme exemples quelques-unes de ses épigrammes, particulièrement contre des borgnes. Sur ce recueil, voir M. Sainte-Beuve, Port Royal, t. III, p. 440, 1re édit. Mais je n'ai pu trouver dans Martial une épigramme où il soit question de deux borgnes. M. Sainte-Beuve ne l'a pas trouvée non plus. (Ibidem, p. 351.) Il me semble, d'ailleurs, que si Martial avait fait une épigramme sur deux borgnes, il se serait fort peu soucié de les consoler, et qu'on n'aurait pas été tenté de lui demander cela. Je crois donc que le mot celle ne doit pas s'entendre d'une épigramme de Martial, mais simplement d'une épigramme; et je crois pouvoir dire lauelle. On la trouve, si je ne me trompe, dans l'Epigrammatum delectus, au livre VI de ce recueil, parmi les pièces d'auteurs anciens inconnus, page 332:

Lumine Acon dextro, capta est Leonilla sinistro,

Et potis est forma vincere uterque deos.
Blande puer, lumen quod habes concede parenti,
Sic tu cæcus Amor, sic erit illa Venus.

< Acon est privé de l'œil droit, Léonilla de l'œil gauche; et d'ailleurs l'un et l'autre pourraient disputer aux dieux mêmes le prix de la beauté. Charmant enfant, cède à ta mère ton œil unique; tu seras l'Amour aveugle, et elle sera Vénus. ■

54.

Je me suis mal trouvé de ces compliments : « Je vous ai bien donné de la peine; Je crains de vous ennuyer; Je crains que cela soit trop long. » Ou on entraîne, ou on irrite1.

55.

Un vrai ami est une chose si avantageuse, même pour les plus grands seigneurs, afin qu'il dise du bien d'eux, et qu'il les soutienne en leur absence même, qu'ils doivent tout faire pour en avoir. Mais qu'ils choisissent bien; car, s'ils font tous leurs efforts pour des sots, cela leur sera inutile, quelque bien qu'ils disent d'eux et même ils n'en diront pas du bien, s'ils se trouvent les plus faibles, car ils n'ont pas d'autorité; et ainsi ils en médiront par compagnie.

:

56.

Voulez-vous qu'on croie du bien de vous? n'en dites pas.

57.

Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde. Cela paraît par les querelles que causent les rapports indiscrets qu'on en fait quelquefois.

58.

La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril2.

59.

Qu'une chose aussi visible qu'est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c'est une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable".

On comprend maintenant la critique de Pascal, toute chagrine qu'elle est : l'épigramme des deux borgnes est jolie, mais elle ne les console pas, car elle ne fait pas que l'un soit l'Amour en effet, ni l'autre Vénus: ce ne sont toujours que deux borgnes. MM. de PortRoyal se sont montrés moins sévères que Pascal; voici leur note sur cette petite pièce : Epigramma a multis celebratum, nec immerito; non enim sua elegantia, suo pretio caret. Ambitiosa recidet ornamenta est une citation d'Horace, Art poét., 447. je ne sais si Pascal a emprunté à quelque autre cette citation ou si c'est lui-même qui s'est souvenu d'Horace.

1. Voir les fragments 39 et 51 de ce même article.

2. En titre dans l'autographe, Divertissement.

3. En titre dans l'autographe, Vanité.

59 bis.

Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement, et dans la pensée de l'avenir? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d'ennui; ils sentent alors leur néant sans le connaître; car c'est bien être malheureux que d'être dans une tristesse insupportable aussitôt qu'on est réduit à se considérer, et à n'en être point diverti.

60.

Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. La vérité essentielle n'est pas ainsi : elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la déshonore et l'anéantit. Rien n'est purement vrai; et ainsi rien n'est vrai, en l'entendant du pur vrai. On dira qu'il est vrai que l'homicide est mauvais; oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon? La chasteté ? Je dis que non, car le monde finirait. Le mariage? Non; la continence vaut mieux. De ne point tuer? Non, car les désordres seraient horribles, et les méchants tueraient tous les bons. De tuer. Non, car cela détruit la nature. Nous n'avons ni vrai ni bien qu'en partie, et mêlé de mal et de faux 1.

61.

Le mal est aisé, il y en a une infinité; le bien presque unique. Mais un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce qu'on appelle bien; et souvent on fait passer pour bien à cette marque ce mal particulier. Il faut même une grandeur extraordinaire d'âme pour y arriver, aussi bien qu'au bien.

62.

Les cordes qu'attache le respect des uns envers les autres, en général, sont cordes de nécessité; car il faut qu'il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer, et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.

Figurons-nous donc que nous les voyons commençant à se former. Il est sans doute qu'ils se battront jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu'enfin il y ait un 1. En titre dans l'autographe, Pyrrhonisme.

parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains sucelera comme il plaît; les uns la remettant à l'élection des peuples, les autres à la succession de naissance, etc.

Et c'est là où l'imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là le pouvoir force le fait : ici c'est la force qui se tient par l'imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.1

Ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel, en particulier, sont des cordes d'imagination.

62 bis.

Comme les duchés et royautés et magistratures sont réelles et nécessaires 2, à cause de ce que la force règle tout, il y en a partout et toujours. Mais parce que ce n'est que fantaisie qui fait qu'un tel ou telle le soit, cela n'est pas constant, cela est sujet à varier, etc.

63.

Nous sommes si malheureux, que nous ne pouvons prendre plaisir à une chose qu'à condition de nous fâcher si elle réussit mal; ce que mille choses peuvent faire, et font à toute heure. [Qui] aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C'est le mouvement perpétuel.

REMARQUES SUR L'ARTICLE VI

Fragment 1er. -« On ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public... mais pour la religion, point. » C'est la plainte du janséniste, qui accuse le monde de ne pas se sacrifier pour ce qu'il regarde comme la vraie et pure foi.

Fragment 1 bis. — « Il n'y a point de bornes dans les choses. » Horace a dit au contraire: Est modus in rebus. Pascal parle en logicien et Horace en homme raisonnable.

1. Voir le fragment v, 8.

2. Duché était alors du genre féminin. Dans la dernière phrase. le soit, c'est-à-dire soit duc, roi, etc.

Fragment 2. — « La raison nous commande bien plus impérieusement qu'un maître; car cn désobéissant à l'un on est malheureux, et en désobéissant à l'autre on est un sot. » Il est remarquable que PortRoyal ait supprimé cette fière pensée.

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Fragment 7. « Sans doute l'égalité des biens est juste. » Pour établir cela, il faudrait d'abord établir qu'elle est possible et utile; car si elle était impossible ou nuisible, elle ne serait pas juste.

Fragment 7 bis. - « Il n'en est pas de même dans l'Eglise, car il y a une justice véritable et nulle violence. » Ainsi Pascal, qui nie le droit d'insurrection en politique, le réserve en religion, à l'usage du jansénisme. Il y a là une justice véritable. Mais où est-elle ? Sans doute dans la décision d'un concile universel.

Fragment 10. « Devoir de crainte à la force. » On ne doit rien à la force, pas même la crainte : la lui refuser est quelquefois un devoir, et toujours un droit.

Fragment 15. « Et ne mettant pas de différence entre le métier de poëte et celui de brodeur. » On se rendra compte de ces expressions en lisant le portrait de Cydias le bel esprit dans La Bruyère (de la Conversation) : « Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Æschine foulon, et Cydias bel esprit, c'est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande, et des compagnons qui travailler.t sous lui: il ne vous saurait rendre de plus d'un mois les stances qu'il vous a promises, s'il ne manque de parole à Dosithée, qui l'a engagé à faire une élégie; une idylle est sur le métier, c'est pour Crantor... Il a un ami qui n'a point d'autre fonction sur la terre que de le promettre longtemps à un certain monde, et de le présenter enfin dans les maisons comme homme rare et d'une exquise conversation; et là, ainsi que le musicien chante et que le joueur de luth touche son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias, etc. » Voir encore le portrait d'Euripile dans le chapitre des Jugements.

« Mais ils sont tout cela, et juges de tous ceux-là. » Les gens universels peuvent juger des poëtes, faire même des vers au besoin, mais ils ne sont pas poëtes pour cela, dans le vrai sens de ce mot, ils n'ont pas le génie de la poésie. Il en est de même en mathématiques, quoique le connaisseur soit plus près du savant dans les sciences que de l'artiste dans les arts. On peut se connaître à tout, mais on n'a pas du génie en tout.

Fragment 20.

- « Le Mor est haïssable. » Port-Royal ajoute cette

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