Images de page
PDF
ePub

portance aux prétendues missions diplomatiques de Voltaire, la tête la moins politique qui fut jamais, et d'en avoir fait presque un homme de cour, lui qui ne fut toute sa vie que courtisan et flatteur; mais ces taches légères ne lui ôteront rien de l'estime des honnêtes gens, et n'ont pas empêché M. de Warcy de le mettre souvent à contribution, comme il en convient lui-même avec modestie. Il en dit autant de l'ouvrage de M. Lepan qu'il ne nous est pas donné d'apprécier, parce que malheureusement nous n'avons pas eu occasion de le connoître.

En marchant sur leurs traces, comme historien, M. de Warcy s'est écarté de leur plan comme annaliste, Son ouvrage procède chronologiquement, et même par dates marginales, depuis Voltaire à l'âge de 4 ans (1698), jusqu'à Voltaire octogénaire en 1778, et sous chaque date se trouvent également rapportées et analisées toutes les productions de Voltaire, publiées dans le cours de l'année écoulée. Je ne veux pas assurément donner à entendre que, dès l'âge de quatre ans, Voltaire fit des vers, de la philosophie et de l'histoire mais il n'étoit guère plus âgé, que, suivant son historien, il se montroit très-frileux, et qu'il prenoit du tabac, ce qui est toujours bon à savoir, quand il s'agit d'un homme extraordinaire.

::

Cette exposition du plan de M. de Warcy, pourroit faire croire à quelque lecteur difficile, que son histoire n'est au fond que des tablettes chronologiques de la vie et des ouvrages de Voltaire; qu'on l'appelle comme on voudra, toujours est-il vrai que cette méthode a du moins l'avantage de fixer incontestablement les faits, de répondre juridiquement à toutes les consultations d'une mémoire troublée ou incertaine, sur une série d'événemens curieux, et de productions remarquables qui embrassent les trois quarts d'un siècle, afin de mettre le lecteur à portée de suivre pas à pas, dans sa marche, l'esprit de cet homme extraordinaire, son influence sur l'esprit de son siècle, et les progrès qu'il a fait faire à la philosophie moderne. (Voyez l'avertissement.) L'analise succincte de trois cents des principaux ouvrages de Voltaire, a été le résultat de cette manière d'envisager sa vie et ses travaux ; et si M. de Warcy nous a fait grâce du reste, c'est la crainte de fatiguer enfin par une lecture fastidieuse, défaut, ajoute tout naturellement M. de Warcy, qu'il lui importoit surtout d'éviter.

Jaloux de porter aussi dans notre analise cette pruTome 5o.

5

dente méthode de l'auteur, nous ferons deux parts de cette nouvelle histoire du patriarche des encyclopédistes, et nous présenterons successivement, Voltaire vagabond jusqu'en 1757, et Voltaire sédentaire jusqu'en 1778.

Quelque malin pourra nous accuser d'imiter, par cette division, un de nos plus spirituels académiciens, qui, en traçant une élégante esquisse du règne d'un grand monarque, a trouvé gai d'adopter pour division fondamentale, Louis XIV avant, et Louis XIV après l'opération de la fistule; mais outre que notre division nous est fournie par notre biographe, une facétie, quelque lumineuse qu'elle soit, ne sauroit être regardée comme un plagiat coupable, surtout quand elle favorise l'ordre et la clarté d'une discussion.

C'est un spectacle non moins instructif qu'extraordinaire, que celui des soixante premières années d'un homme si magnifiquement doté par la nature, et si sévèrement puni d'abuser de tous ses dons. Sa vie, comme l'a remarqué avant nous, une femme célèbre ( Madame de Genlis), sa vie durant cette longue période, ne présente qu'une longue fuite (1): toujours recherché et toujours poursuivi; attaquant sans cesse et sans cesse se cachant; prenant tous les masques et se trahissant constamment par le cynisme de sa plume; se vouant tour à tour à la flatterie la plus ignoble, et à la plus intrépide calomnie; invoquant tous les asiles et violant toutes les hospitalités courtisan à Versailles, frondeur à Londres, chrétien à Nancy, incrédule à Berlin; jouant tour à tour les rôles d'Aristipe et de Diogène (Palissot); tantôt audacieux jusqu'au scandale, et tantôt hypocrite jusqu'à l'abjection; descendant de l'orgueil le plus intraitable jusqu'à la plus basse scurrilité; ne se refusant aucune intolérance, et criant sans cesse à la persécution; intrigant et délateur, ami douteux, mais implacable ennemi; insultant tout bas et encensant tout haut toutes les supériorités sociales, les dédaignant au fond, et méprisant jusqu'à l'estime, et néanmoins aspirant au sceptre de l'opinion, et la pervertissant pour mieux s'en saisir; subjuguant les esprits par des facultés magiques, et subjugué par les égaremens du sien; inondant l'Europe de chefs-d'œuvre et de poi- . sons, et portant partout avec lui ce glorieux et détestable

(1) Cette expression est d'Ammien Marcellin, en parlant des Sarrasins.

bagage. Tel est l'effrayant phénomène que Voltaire promène pendant un demi-siècle, et présente tout à la fois à l'admiration et au mépris des hommes éclairés; infortuné qui, marqué pour ainsi dire du sceau d'une réprobation anticipée, se punit lui-même du malheur d'avoir méconnu la destination de ses talens prodigieux, et du crime d'avoir profané toutes les grandeurs morales qu'il avoit si souvent et si dignement célébrées.

Destiné par son père à la magistrature, Voltaire est placé par lui à 19 ans auprès de notre ambassadeur en Hollande; il en est renvoyé, et la maison paternelle lui est interdite; il échappe à une lettre de cachet, se laisse indignement insulter par un jeune officier et par un vieux comédien, et forme le projet de passer en Amérique. M. de Caumartin l'accueille et le sauve de cet acte de désespoir; le grand Roi venoit de descendre au tombeau, et déjà l'Europe se vengeoit sur sa mémoire par l'injustice de ses sujets, de l'admiration qu'il lui avoit imposée pendant 60 ans. Une satire anonyme de son règne paroit; telle étoit déjà la triste célébrité du jeune Arouet, que les soupçons du gouvernement se fixent à l'instant sur lui; il est mis à la Bastille: il étoit innocent, et il en sort; mais il forme des liaisons avec les ennemis du régent, et se fait exiler de Paris ; il se rend à Sully, revient à Paris, publie son infâme épître à Uranie, se fait déshériter par son père, fuit à Bruxelles et se retire en Hollande. Un an après, il signale sa rentrée en France et son retour dans la capitale par la publicatione la Henriade (1). Enorgueilli de son succès, il se fait chasser de la maison du président Desbrosses pour un propos insolent; il insulte grièvement un grand seigneur, qui l'en punit avec une humiliante sévérité, et par-dessus le marché, il est remis à la Bastille (il avoit à peine 30 ans); il en sort au bout de six mois, avec ordre de quitter la France; il passe en Angleterre, il s'y fait deux

(1) M. de Warcy remarque, comme une destinée singulière de la Henriade, que Louis XV refusa, en 1725, la permission de la réimprimer, et que moins d'un siècle après, en 1818, un magnifique exemplaire de ce poème a été solennellement placé dans le coffre du cheval de la nouvelle statue d'Henri IV, sur le Pont-Neuf. Nous ajouterons à cette bizarrerie d'époques, qu'il vient d'en paroître une nouvelle édition avec commentaires classiques, par un professeur de l'Université, dédiée à notre jeune Henri : la dédicace n'est pas ce qu'on y trouve de moins curieux.

mauvaises affaires, l'une avec un mari qui se croit offensé, l'autre avec un libraire qui se croit trompé, et obtient la permission de rentrer dans sa patrie, comme s'il en avoit une. Il passe quelques mois à Paris, sage et retiré ; mais succombant bientôt à son funeste génie, il compose l'apothéose impie d'une comédienne fameuse, il est dénoncé au ministre de la justice, feint de repasser en Angleterre, et se cache à Rouen; il quitte cette ville, pour se cacher encore à Paris, et prévoyant l'orage que doit attirer sur lui la publication des Lettres philosophiques et d'un nouveau poème autre que la Henriade, il place sa fortune à l'Etranger, et s'éloigne du théâtre de sa gloire et de ses sottises pour se retirer en Champagne dans une terre du marquis Duchâtelet. C'est de là, c'est de Cérey que datent ses premiers rapports avec le prince royal de Prusse ; c'est de là qu'après des courses multipliées et clandestines avec la marquise Duchâtelet, à Bruxelles, à La Haye, et même à Paris, on le voit partir tout d'un coup pour se rendre à Clèves auprès du jeune prince, devenu roi de Prusse; ensuite à La Haye, puis à Wésel, puis à Bruxelles, de Bruxelles à Paris, puis à Lille, puis en FrancheComté, puis à Aix-la-Chapelle, puis encore à La Haye, puis encore à Paris pour y échouer une seconde fois à l'Académie française, et voir interdire les représentations de la Mort de César.

Enfin dégoûté d'une ville où, comme le dit M. de Warcy, on ne vouloit, ni de sa personne dans le sanctuaire des lettres, ni de ses tragédies dans celui des Muses, où la première cour de justice du royaume le condamnoit à des dommages-intérêts humilians envers un malheureux qu'il avoit fait tyranniquement enfermer à Bicêtre, et où ses ouvrages subissoient la flétrissure d'être brûlés par la main du bourreau; mécontent de la Cour qui lui préféroit Crébillon, lui battoit froid et sembloit le prendre pour dupe; de la France même où il feignoit de se regarder comme une victime, il accepte d'abord un asile à la Cour de Lunéville, revient à celle de Sceaux essayer quelques pièces nouvelles sur le théâtre de Madame la duchesse du Maine, et cède enfin définitivement, moitié par vanité et moitié par humeur, aux pressantes cajoleries du grand Frédéric, qui croyoit, on ne sait trop pourquoi, sa gloire intéressée à se mettre en quelque sorte sous la protection d'une autre espèce de célébrité. Les honneurs, les distinctions, les bienfaits l'attendoient à Berlin; mais que cette jouissance fut courte et durement

[ocr errors]

xpiée par les cruelles amertumes que suscitèrent à Voltaire fougue de son caractère, la turbulence de ses passions vindicatives, ses tracasseries haineuses, ses hypocrites fourberies, ses jalouses animosités !

On sait assez par quelle humiliante catastrophe, se termina ce rêve d'un philosophe auteur et courtisan, comment le Salomon de la Prusse ne fut plus que le grand comédien du Nord, et un Gilles couronné; comment enfin ce brillant exil de trois années, sur les bords marécageux de la Sprée, ne servit, pour ainsi dire, que de transition au plus long et au dernier de tous, sur les bords du lac de Genève.... Arrêtons-nous un moment avant de le suivre sur les sommets glacés des Alpes, pour embrasser d'un coup-d'œil l'étonnante carrière que nous venons de parcourir...! Quelle puissance d'esprit et d'intelligence, quelle fécondité créatrice d'imagination, quelle facilité surnaturelle de travail que celle d'un homme qui, dans l'espace de temps que nous venons de mesurer, au milieu des dissipations, des agita tions, des vicissitudes de la vie la plus tumultueuse et la plus vagabonde que l'on connoisse, n'ayant jusqu'ici jamais eu un chez lui, ni habité six mois de suite le même lieu, si ce n'est ces trois dernières années en Prusse qui, certes, ne furent pas paisibles, a trouvé moyen de composer deux poèmes épiques qui n'ont pas encore été égalés en France, vingt tragédies, dont la moitié est une des gloires de la scène française; une douzaine de comédies, dont quelques-unes sont restées au théâtre; des drames et des opéras, des histoires qui auroient suffi pour remplir la vie de tout autre écrivain, des dissertations sans nombre sur une infinité de points de philosophie, de jurisprudence, de belles-lettres, de science, de politique et d'histoire; un abrégé de la théorie astronomique et physique de Newton, auquel il est resté du moins le mérite d'avoir précédé tout ce qui a été écrit en France sur cette matière; une foule de contes en vers et en prose; de discours et d'épîtres en vers sur toutes sortes de sujets; enfin, et sans parler de sa prodigieuse correspondance, une quantité incroyable de poésies légères, et de petites pièces de société qui sont demeurées inimitables. A l'aspect de travaux si brillans et si nombreux qu'ils semblent excéder les dimensions et les forces de l'esprit humain, on se demande avec une sorte de saisissement ce que Voltaire dans une situation plus calme, entouré d'amis plus graves, de mœurs plus sages, dans une société autrement

« PrécédentContinuer »