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PREMIERE LETTRE

DE

M. LE COMTE DE** +

MONSIEUR,

V.

ous avez acquis fi juftement une eftime univerfelle, que vous n'êtes point furpris de recevoir, des pays les plus éloignés, l'hommage qui vous eft dû. Votre génie fupérieur s'étant communiqué par la voie de l'impreffion, semble vouloir partager avec nous autres les faveurs dont la nature vous a comblé ; en révélant vos connoiffances il a développé les nôtres. Vous avez droit, Monfieur, à la reconnoiffance de tous les hommes. Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous! Mais je croirois manquer à ce qu'on doit aux perfonnes qui nous inftruifent, fi, après avoir lu l'ouvrage immortel de l'Esprit, je ne remerciois fon illuftre auteur, des avantages que j'en ai tirés. Je m'eftimerai heureux fi ma vénération pour vos lumieres vous prévenoit pour une nation qui a malheureusement paffé dans l'efprit de bien des gens pour barbare. La plus forte preuve que vous pourriez me donner, Monfieur, de vos fentiments favorables à mon égard, feroit de me procurer l'occafion de vous être de quelque utilité dans ma

patrie, & de prouver l'admiration & la confidération diftinguées avec lesquelles j'ai l'honneur

d'être,

MONSIEUR,

Votre très-humble

ferviteur.

A St. Pétersbourg, cè 20 Septembre 1760:

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Sans m'arrêter, Monfieur, à tout ce que votre lettre a de flatteur pour mon amour-propre, je vous félicite, je félicite vos compatriotes fur le zele éclairé que vous montrez pour le progrès des lumieres & de la raifon. Il eft des hommes que le ciel fait naître pour élever l'efprit & le caractere d'une nation, & jetter les fondements de fa gloire à venir. Le Czar a ébauché l'ouvrage que vous achevez maintenant. Il faut, pour mettre en mouvement la maffe entiere d'une grande nation, que plufieurs grands hommes fe fuccédent ainfi les uns aux autres. Un Souverain a fans doute des moyens plus puiffants pour exciter l'émulation que le grand Seigneur même le plus accrédité. Mais l'esprit fupérieur dans un homme tel que vous, fupplée à la foibleffe des moyens. Vous réuniffez tous les dons de la fortune. Ces avantages de la

naiffance, des dignités & des richeffes, vous les partagez avec beaucoup d'autres grands Seigneurs. Le feul amour de la gloire peut vous diftinguer d'eux. C'eft le feul bien qu'il vous reste à envier. C'est la récompenfe la plus digne d'une ame élevée; parce qu'elle est toujours un don de la reconnoiffance publique. La gloire d'une infinité de nations puiffantes s'eft enfevelie fous les ruines de leurs capitales. Par vous peut-être la Rome-Ruffe doit encore fubfifter, lorfque le temps en aura détruit la puiffance. Si les Grecs n'euffent vaincu que l'Afie, leur nom feroit maintenant oublié. C'est aux monuments qu'ils ont élevés aux fciences & aux arts qu'ils doivent encore le tribut d'admiration que notre reconnoiffance leur paie.

Nous partageons encore les hommages que les beaux génies de Rome ont rendus à la bienfaifance de Mécene & d'Augufte. C'est à elle que nous devons les ouvrages immortels d'Horace & de Virgile. Vous marcherez fur leurs traces en encourageant dans votre patrie la liberté de penfer. Il ne faut pas que le cifeau de la fuperstition & de la théologie rogne les ailes du génie. Qu'a de dangereux la liberté de tout dire! Les égarements même de la raison ont fouvent fait naître la lumiere du fein des ténebres. Il n'y eut jamais que les erreurs que le fanatifme & la fuperftition ont voulu confacrer, qui aient femé le trouble & la divifion.

J'ai cru m'appercevoir dans la lettre dont votre excellence m'a honoré, qu'elle doutoit un peu du fuccès de fes efforts. Et ce doute eft peut-être fondé fur la difficulté d'accorder une certaine li

berté aux écrivains de votre nation. Cette liberté, cependant, eft abfolument néceffaire. Avec des chaînes aux pieds, on ne court pas, on rampe.

Pour créer des hommes illuftres dans les fciences & les arts, il ne fuffit pas de répandre fur eux des largeffes. Il ne faut pas même les leur ргоdiguer. L'abondance engourdit quelquefois le génie. Le riche éteint l'amour de la gloire dans les jouiffances. C'eft par des honneurs & des diftinctions qu'il faut principalement récompenser le métite littéraire. La vanité mife en jeu développe les refforts de l'efprit; l'appât du gain l'avilit & le courbe aux baffeffes. Apollon auroit-il mérité la gloire & les éloges des poëtës, s'il n'eût été qu'un Dieu, & s'il ne fût pas defcendu chez Admete pour y garder les troupeaux, & chanter dans le choeur des Mufes.

Les honneurs entre les mains des princes, reffemblent à ces talifmans dont les Fées font préfent dans nos contes à leurs favoris. Ces talismans perdoient leur vertu fi-tôt qu'on en faifoit mauvais ufage.

Un moyen encore de lier plus étroitement les favants Ruffes au corps des autres Gens de lettres de l'Europe, & d'exciter leur émulation, eft d'affocier, à l'exemple de Louis XIV, les étrangers aux honneurs que vous décernerez à vos compatriotes. Un Ruffe l'affocié, en France d'un Voltaire, en Angleterre d'un Hume, fera curieux de Fire leurs ouvrages, & voudra bientôt en compofer de pareils. C'est ainfi que les lumieres fe répandent, & que l'émulation s'allume.

Votre excellence voit que l'intérêt vif qu'elle

prend

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