Images de page
PDF
ePub

n'obtiendront qu'une eftime refferrée & une vogue paffagere dépendante des mœurs du temps. Il eft donc vrai que la législation, en changeant l'intérêt général, change l'opinion publique, & qu'elle décide par-là des talents & des moeurs. La morale eft donc étroitement liée à la fcience des loix, & ce feront toujours les bonnes loix qui affureront la pratique des préceptes de la morale. C'est donc la législation qu'il eft principalement important de perfectionner.

DISCOURS

I I I.

Si l'Esprit doit être confidéré comme un don de la Nature, ou comme un effet de l'Éducation.

Les

es hommes reçoivent de la nature d'égales difpofitions à l'efprit; car certainement leurs ames font effentiellement égales, & ces difpofitions ne peuvent confifter que dans la fineffe des fens, dans l'étendue de la mémoire, ou dans la capacité d'attention. Or, les fens, quoiqu'avec plus ou moins de fineffe, ne faifiront pas moins de rapports entre les objets, & c'eft le nombre de rapports qui fait l'efprit.

L'étendue de la mémoire n'eft pas auffi inégale qu'on le croit entre les hommes, & d'ailleurs la grande mémoire influe très-peu fur le grand efprit, puifque Locke & Milton n'avoient que très-peu de mémoire. La capacité d'attention eft naturellement la même, à peu près, dans tous les hommes bien organifés. Il n'en est point qui n'apprenne à lire, & qui ne puiffe entendre les premieres propofitions d'Euclide: or, le degré d'attention néceffaire pour y parvenir eft plus que fuffifant pour élever à la découverte des vérités utiles qui caractérisent l'efprit fupérieur. Il faut donc chercher d'autres caufes de l'inégalité d'efprit parmi les hommes, & voir quelles font les puiffances qui nous font agir. La premiere c'est l'ennui. Nous éprou

vons continuellement le befoin d'appercevoir notre existence par le plaifir, & cette inquiétude eft en nous un grand principe de mouvement & d'action. Mais ce font les paffions qui remuent le plus puiffamment notre ame, qui nous éclairent fur la poffibilité des choses extraordinaires, qui excitent en nous une forte d'inspiration inconnue à la tranquillité & à l'analyse, & qui, par-là, produisent les grands efforts & les actions merveilleuses. Mais il faut diftinguer les paffions naturelles, & les paffions factices. Les premieres ne font que nos befoins naturels vivement fentis. Les autres ont pour objets les befoins factices qui font nés de la fociété, & elles deviennent prefque auffi impérieufes que les paffions naturelles. Cependant, malgré cette diftinction, on peut rappeller toutes les paffions aux befoins de la nature, & quelque dénaturées qu'elles paroiffent par les moyens qu'elles emploient, il eft aifé de montrer qu'elles fe propofent le même objet, & qu'elles fortent de la même fource. L'avare croit fe préparer dans fon amas d'argent un moyen fûr d'écarter des befoins. dont, en attendant, il fouffre. L'ambitieux regarde fourdement les honneurs & la confidération publique comme un moyen d'affurer fes plaifirs, & de fe procurer tout ce qu'il pourra defirer dans la fuite. C'est par la même raifon que l'orgueilleux defire l'eftime, & qu'il s'irrite contre ceux qui ne la lui accordent pas. L'amitié elle-même, cette paffion noble des coeurs vertueux, eft un befoin qu'on peut ramener peut-être au principe de l'ennui, & dont certainement des circonftances étrangeres peuvent augmenter beaucoup l'inté

[ocr errors]

rêt & la force. Les paflions, foit naturelles, foit factices, étant donc les principales forces qui meuvent notre amey elles peuvent être habilement dirigées par un législateur vers l'utilité publique qui eft fon but. Dès-lors l'ufage des paffions fera confacré par fon objet, & l'on pourra dire que les grandes paffions font le germe des grandes vertus, relativement à l'état politique.

[ocr errors]

Quelques législateurs fe font heureufement fervis des plaifirs des fens pour exciter les citoyens aux plus grandes actions. La monnoie des hommes n'eft pas d'un moindre prix pour ceux que le gouvernement a accoutumés à l'envifager comme telle. S'il eft donc des peuples qui paroiffent indifférents pour la vertu patriotique, c'eft la faute des législateurs, qui n'ont pas connu les reffources que leur fourniffoient les paffions des hommes. Tous les gouvernements ne fe prêtent pas également à cer enthousiasme qui produit les grandes actions. N'en attendez pas, par exemple, dans le defpotifme. Nul intérêt ne vous y attache à la patrie; l'eftime publique y rend au moins fufpect; l'habitude de la crainte y étouffe tout fentiment généreux; une pensée noble & hardie y eft regardée. comme ridicule, fi elle n'eft pas traitée comme criminelle.

Lifez Tacite, & voyez ce que furent les Romains fous les empereurs. Regardez ces mêmes Romains dans les premiers temps de la république l'héroïsme y naiffoit de la législation. Les mêmes paffions peuvent être en différents temps utiles ou nuifibles au bien public. Céfar devenu le tyran de Rome corrompue, eut été le fauveur de Rome vertueufe.

L'ufage des paffions dans toute leur force eft fur-tout néceffaire dans ces temps de crife où un état chancele, & où l'anarchie des intérêts menace. d'une diffolution prochaine c'eft alors que les froides fpéculations de la prudence, ne font que hâter fa ruine; mais alors auffi la plupart des ef prits, engourdis de longue main, font peut-être incapables de recevoir le branle qu'une grande ame voudroit leur donner. L'art d'infpirer des paffions eft dans ces circonftances le feul qui ne foit pas ftérile.

Parmi celles que la politique a employées dans les différents temps, le fanatifme eft celle qui a porté les hommes aux plus grands efforts. Les dif ciples d'Odin, ceux de Mahomet, & les Abyf fins en font la preuve. On peut faire des hommes tout ce qu'on voudra, puisqu'ils font capables de tire dans les fupplices, & de regarder la mort comme un plaifir. Mais le fanatifine, confidéré même uniquement par le côté politique, n'est point un reffort qu'un législateur doive jamais employer. S'il eft la plus forte des paffions, c'eft la moins durable, & jamais dans chaque nation elle n'a opéré des prodiges pendant plus d'un fiecle : il ne laiffe de traces que l'ignorance & l'abrutiffement. Le patriotisme eft le plus folide reffort des paffions il eft fondé fur un intérêt permanent; & le légis lateur peut l'élever dans les hommes jusqu'à les exciter à cette continuité d'attention qui donne la fupériorité des lumieres. Cette paffion vertueuse peut regner dans tous les temps & chez tous les peuples. On l'a vue alternativement au Nord, au Midi, animer les hommes aux actions vertueuses

« PrécédentContinuer »