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l'idée d'un bon homme en la personne de Néron; je l'ai toujours regardé comme un monstre. Mais c'est ici un monstre naissant. Il n'a pas encore mis le feu à Rome; il n'a pas encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs : à cela près, il me semble qu'il lui échappe assez de cruautés, pour empêcher que personne ne le méconnoisse,

Quelques uns ont pris l'intérêt de Narcisse , et se sont plaints que j'en eusse fait un très méchant homme, et le confident de Néron. Il suffit d'un passage pour leur répondre. Néron, dit Tacite, porta impatiemment la mort de Narcisse, parceque cet affranchi avoit une conformité merveilleuse avec les vices du prince encore cachés : cujus abditis adhuc vitiis mirè congruebat.

Les autres se sont scandalisés que j'eusse choisi un homme aussi jeune que Britannicus pour le héros d'une tragédie. Je leur ai déclaré, dans la préface d'Andromaque, le sentiment d'Aristote sur le héros de la tragédie; et que, bien loin d'être parfait, il faut toujours qu'il ait quelque imper

fection. Mais je leur dirai encore ici qu'un jeune · prince de dix-sept ans, qui a beaucoup de coeur,

beaucoup d'amour, beaucoup de franchise et beaucoup de crédulité , qualités ordinaires d'un jeune homme, m'a semblé très capable d'exciter la compassion. Je n'en veux pas davantage.

Mais, disent-ils, ce prince n'entroit que quinzième année lorsqu'il mourut. On le fait vivre, lui et Narcisse, deux ans plus qu'ils n'ont vécu. Je

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n'aurois point parlé de cette objection, si elle n'avoit été faite avec chaleur par un homme qui s'est donné la liberté de faire régner vingt ans un empereur qui n'en a régné que huit, quoique ce changement soit bien plus considérable dans la chronologie, où l'on suppute les temps par les années des empereurs.

Junie ne manque pas non plus de censeurs. Ils disent que d'une vieille coquette, nommée Junia Silana, j'en ai fait une jeune fille très sage. Qu'auroient-ils à me répondre, si je leur disois que Junie est un personnage inventé, comme l'Émilie de Cinna , comme la Sabine d'Horace ? Mais j'ai à leur dire que s'ils avoient bien lu l'histoire, ils auroient trouvé une Junia Calvina, de la famille d'Auguste , seur de Silanus , à qui Claudius avoit promis Octavie. Cette Junie étoit jeune , belle, et, comme dit Sénèque, festivissima omnium puellarum. Elle aimoit tendrement son frère ; et leurs ennemis, dit Tacite, les accusèrent tous deux d'inceste, quoiqu'ils ne fussent coupables que d'un peu

d'indiscrétion. Si je la présente plus retenue qu'elle n'étoit, je n'ai pas ous dire qu'il nous fût défendu de rectifier les moeurs d'un person · nage, sur-tout lorsqu'il n'est pas connu.

L'on trouve étrange qu'elle paroisse sur le théâtre après la mort de Britannicus. Certainement la délicatesse est grande de ne pas vouloir qu'elle dise en quatre vers assez touchants qu'elle passe chez Octavic. Mais, disent-ils, cela

ne valoit pas

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la peine de la faire revenir, un autre l'auroit pu raconter pour elle. Ils ne savent pas qu'une des règles du théâtre est de ne mettre en récit que

les choses qui ne se peuvent passer en action, et que tous les anciens font venir souvent sur la scène des acteurs qui n'ont autre chose à dire, sinon qu'ils viennent d'un endroit, et qu'ils s'en retournent en

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un autre.

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Tout cela est inutile, disent mes censeurs; la pièce est finie au récit de la mort de Britannicus, et l'on ne devroit point écouter le reste. On l'écoute pourtant, et même avec autant d'attention qu'aucune fin de tragédie. Pour moi, j'ai toujours compris que la tragédie étant l'imitation d'une action complète , ou plusieurs personnes concourent , cette action n'est point que

l'on

sache en quelle situation elle laisse ces mêmes personnes. C'est ainsi que Sophocle en use presque par-tout : 'c'est ainsi que dans l'Antigone il emploie autant de vers à représenter la fureur d'Hémon et la punition de Créon après la mort de cette princesse , que je n'en ai employé aux imprécations d'Agrippine, à la retraite de Junie, à la punition de Narcisse, et au désespoir de Néron, après la mort de Britannicus.

Que faudroit-il faire pour contenter des juges si difficiles ? La chose seroit aisée , pour peu qu'on voulût trahir le bon sens. Il ne faudroit que

s'écarter du naturel pour se jeter dans l'extraordinaire. Au lieu d'une action simple, chargée de

de peu

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Racinc. 2.

2

les sen

matière,

telle
que

doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s'avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, timents et les passions des personnages; il faudroit remplir cette même action de quantité d'incidents, qui ne se pourroient passer qu'en un mois, d'un grand nombre de jeux de théâtre d'autant plus surprenants qu'ils seroient moins vraisemblables, d'une infinité de déclarations où l'on feroit dire aux acteurs tout le contraire de ce qu'ils devroient dire. Il faudroit, par exemple , représenter quelque héros ivre, qui se voudroit faire hair de sa maîtresse de gaieté de cour, un Lacedémonien grand parleur (1), un conquérant qui ne débiteroit

que

des maximes d'amour (2), une femme (3) qui donneroit des leçons de fierté à des conquérants. Voilà sans doute de quoi faire récrier tous ces messieurs. Mais que diroit cependant le petit nombre de gens sages auxquels je m'efforce de plaire ? De quel front oserois-je me montrer, pour ainsi dire., aux yeux de ces grands hommes de l'antiquité que j'ai choisis pour modèles ? Car, pour me servir de la pensée d'un ancien , voilà les

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Lysander dans l’Agesilas de Corneille, et Agésilas lui-même.

2 César dans la Mort de Pompée, et Pompée dans Sertorius.

3 Viriate dans Sertorius, et Cornélie dans la Mort de Pompée.

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véritables spectateurs que nous devons nous proposer; et nous devons sans cesse nous demander : Que diroient Homère et Virgile, s'ils lisoient ces vers ? que diroit Sophocle, s'il voyoit représenter cette scène ? Quoi qu'il en soit, je n'ai point prétendu empêcher qu'on ne parlât contre mes ouvrages ; je l'aurois prétendu inutilement. Quid de te alii loquantur ipsi videant, dit Cicéron, sed loquentur tamen.

Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette petite préface, que j'ai faite pour lui rendre raison de ma tragédie. Il n'y a rien de plus naturel que de se défendre, quand on se croit injustement attaqué. Je vois

que

Térence même semble n'avoir fait des prologues que pour se justifier contre les critiques d'un vieux poëte mal intentionné, malevoli veteris poëtæ, et qui venoit briguer des voix contre lui jusqu'aux heures où l'on représentoit ses comédies.

Occepta est agi : Exclamat, etc. On me pouvoit faire une difficulté qu'on ne m'a point faite. Mais ce qui est échappé aux spectateurs pourra être remarqué par les lecteurs. C'est que je fais entrer Junie dans les vestales, où, selon Aulu-Gelle, on ne recevoit personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection; et j'ai cru qu'en considération de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il pouvoit la dispenser de l'âge pres

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