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AU MARQUIS DE LA FARE.

SUR LA MORT,

CONFORMÉMENT AUX PRINCIPES DU CHRISTIANISME.

1695.

J'ai vu de près le Styx, j'ai vu les Euménides;
Déjà venoient frapper mes oreilles timides
Les affreux cris du chien de l'empire des morts;
Et les noires vapeurs, et les brûlants transports
Allaient de ma raison offusquer la lumière :
C'est lors que j'ai senti mon âme tout entière
Se ramenant en soi, faire un dernier effort
Pour braver les erreurs que l'on joint à la mort.
Ma raison m'a montré (tant qu'elle a pu paraître)
Que rien n'est en effet de ce qui ne peut être ;
Que ces fantômes vains sont enfants de la peur
Qu'une faible nourrice imprime en notre cœur,
Lorsque de loups-garoux, qu'elle-même elle pense,
De démons et d'enfer elle endort notre enfance.

Dans ce pénible état, mon esprit abattu
Tâchoit de rappeler sa force et sa vertu;
Quand du bord de mon lit une voix menaçante,
Des volontés du ciel interprète effrayante :
Tremble, m'a-t-elle dit, redoute, malheureux,
Redoute un Dieu vengeur, un juge rigoureux :
Tes crimes ont déjà lassé sa patience;
Mais ce Dieu vient enfin, et tes égaremens,
Mis dans son austère balance,

Vont bientôt éprouver, sans grâce et sans clémence,
La rigueur de ses jugements.

Mon cœur à ce portrait ne connoît pas encore Le Dieu que je chéris, ni celui que j'adore,

*GUILLAUME ANFRIE DE CHAULIEU naquit, en 1639, a Fontenay. Sa famille, originaire d'Angleterre, était etablie d'ancienne date dans la Basse-Normandie, où elle possédait des terres considérables.

On l'envoya très jeune au collège de Navarre, où il fit des études brillantes. Il y eut pour condisciples et pour amis le prince et l'abbé de Marsillac, tous deux fils de l'illustre La Rochefoucauld.

Mais de toutes les liaisons de Chaulieu avec des personnes d'un rang élevé, aucune ne fut plus intime et ne servit autant à sa fortune que celle qu'il forma avec les deux princes de Vendôme. Il fut chargé de la direction de leurs affaires, et obtint à leur recommandation un revenu de plus de 30,000 livres en bénéfices.

Ai-je dit: eh! mon Dieu n'est point un Dieu cruel
On ne voint point de sang ruisseler son autel;
C'est un Dieu bienfaisant, c'est un Dieu pitoyable,
Qui jamais à mes cris ne fut inexorable.
Pardonne alors, Seigneur, si, plein de tes bontés,
Je n'ai pu concevoir que mes fragilités,

Ni tous ces vains plaisirs qui passent comme un songe,
Pussent être l'objet de tes sévérités,

Et si j'ai pu penser que tant de cruautés
Puniraient un peu trop la douceur d'un mensonge.

Eh quoi! disois-je, hélas! au fort de mes misères,
Ce Dieu dont on me peint les jugemens sévères,
C'est le Dieu d'Israël, c'est le Dieu de nos pères,
Qui, toujours envers eux si prodigue en bienfaits,
A pour les secourir oublié leurs forfaits;
C'est ce Dieu qui pour eux renversa la nature,
Et qui, pour leurs soulagements,
Força même les éléments

A rompre cet ordre qui dure

Depuis la naissance des temps;

Et c'est ce même Dieu de qui la main puissante
De ma frêle machine ajusta les ressorts,

Et, dès-lors qu'elle est chancelante,
Rallume mon esprit et ranime mon corps!
Son souffle m'a tiré du sein de la matière ;
C'est lui qui chaque jour me prête sa lumière;
Lui, dont, malgré mes maux et l'état où je suis,
Je compte les bienfaits par les jours que je vis.
En ce Dieu de pitié j'ai mis ma confiance;
Trop sûr de ses bontés, je vis en assurance
Qu'un Dieu, qui par son choix au jour m'a destiné‚ ̈
A des feux éternels ne m'a point condamné.

Voilà par quels secours mon âme défendue A banni les terreurs dont on l'a prévenue,

Chaulieu ne soupçonna et ne cultiva qu'assez tard son talent. Ce fut Chapelle qui lui inspira le goût de la poésie, et lui donna les premières leçons de l'art des vers.

Il chercha avant tout dans la culture de la poésie un nouveau moyen de plaire à ses amis et de se distraire lui-même. Les maximes de la philosophie qu'il s'était faite et les douceurs de l'amour furent le sujet constant de ses vers. Mais il y eut entre lui et beaucoup d'autres poètes cette différence, qu'il ne perdit pas son temps à chanter des maitresses imaginaires : les hommages variés de sa muse ne s'adressèrent jainais qu'à des beautés réelles et toujours disposées à en acquitter le prix.

Le plus grand nombre de ses vers lui fut inspiré par

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madame d'Aligre, femme moins distinguée encore par sa beauté que par la supériorité de son esprit et la bonté de son Ame. C'est la même que La Bruyère a célébrée dans ses écrits sous le nom d'Artenice, et dont il nous a laissé un portrait charmant.

La vieillesse ne put refroidir le cœur ni l'imagination de Chaulieu. A un âge où l'homme se recucille, pour ainsi dire, tout entier dans le sentiment du peu de vie qui lui reste, il avait conservé une âme expansive et passionnée; et, comme il le dit lui-même avec autant de grâce que de naïveté, il

Servait encore un dieu qu'il n'osait plus nommer. Vers les dernières années de sa vie, il connut la célèbre

mademoiselle de Launay, depuis madame de Staal, et fut lié avec elle d'une amitié d'autant plus vive et plus tendre. qu'il était toujours tenté de la prendre pour de l'amour.

La vieillesse de Chaulieu, tourmentée par les souvenirs trop passionnés d'un autre âge, fut encore éprouvée par les maux physiques. Dès 1695, il avait eu des attaques de goutte devenues plus fréquentes et plus cruelles par le progrès des années; à la goutte se joignirent des douleurs d'yeux vives et continues, et qui finirent par le priver entiérement de la vue. Au milieu de ces souffrances accumulées il conserva une gaîté inaltérable et toute la vivacité de son esprit.

Il mourut dans sa maison du Temple, le 27 juin 1720 âgé de 81 ans.

Changeant de volonté, réprouvant aujourd'hui Ce peuple qui jadis seul par lui fut chéri!

Je forme de cet être une plus noble idée;
Sur le front du soleil lui-même il l'a gravée.
Immense, tout puissant, équitable, éternel,
Maître de tout, a-t-il besoin de mon autel?
S'il est juste, faut-il, pour le rendre propice,
Que j'aille teindre les ruisseaux,
Dans l'offrande d'un sacrifice,
Du sang innocent des taureaux?

Dans le fond de mon cœur je lui bâtis un temple : Prosterné devant lui, j'adore sa bonté,

Et ne vas point suivre l'exemple

Des mortels insensés de qui la vanité
Croit rendre assez d'honneurs à la divinité

Dans ces grands monumens de leur magnificence

Témoins de leur extravagance

Bien plus que de leur piété.

Un esprit constant d'équité
Bannit loin de moi l'injustice;
Et jamais ma noire malice
N'a fait pâlir la vérité,

Ou par quelque indigne artifice

Rompu les doux liens de la société.

Ainsi je ne crains point qu'un Dieu dans sa colère
Me demande les biens ou le sang de mon frère,
Me reproche la veuve ou l'orphelin pillé,
Le pauvre par ma main de son champ dépouillé,
Le viol du dépôt, ou l'amitié trahie,
Ou par quelques forfaits la fortune envahic.

Ainsi, dans ce moment qui finira mes jours,
Qu'il faudra te quitter, La Fare, et mes amours,
Mon âme n'ira point, flottante, épouvantée,

Peu sûre de sa destinée,
D'Arnaud ou d'Escobar implorer le secours ;
Mais, plein d'une douce espérance,
Je mourrai dans la confiance

De trouver, au sortir de ce funeste lieu,
Un asile assuré dans le sein de mon Dieu.

A M LA DUCHESSE DE BOUILLON.

SUR LA MORT,

CONFORMÉMENT AUX PRINCIPES DES ÉPICURIENS.

1700.

Princesse en qui l'art de plaire

Est un talent naturel;
Toi, dont le nom immortel,
Dans le temple de Cythère
Aura toujours un autel,
Tant qu'on y célébrera

L'esprit, la grace et les charmes,

Et qu'Ovide y chantera

Les beautés à qui Rome avait rendu les armes ;
Bouillon, je veux que ma muse,
Philosophe en ses chansons,
De ses morales leçons

Et t'instruise et t'amuse;

Surtout que leur vérité,
Quoique parfois renfrognée,
Semble pourtant être née
Du sein de la volupté.

Apprends à mépriser le néant de la vie.
Songe qu'au moment que je veux
Enseigner l'art de vivre heureux,
Elle s'en va m'être ravie.

Les dieux sans m'appeler ont commencé son cours ;
Ils ont fixé sans moi le nombre de mes jours;
Et quand leur haine m'a fait naître,
Leur pitié ne me laisse maître
Que de l'instant présent dont j'ai droit de jouir.
Tandis que je m'en plains, il va s'évanouir.
Mais bien loin que la vitesse
Dont s'écoulent nos beaux ans
Soit un sujet de tristesse,

Il faut que notre sagesse

Tire de la fuite du temps,

De la mort, de nos maux, et de notre faiblesse,
Les raisons pour être contents.

Aux pensers de la mort accoutume ton âme;
Hors son nom seulement elle n'a rien d'affreux.
Détachez-en l'horreur d'un séjour ténébreux,
De démons, d'enfer et de flamme,
Qu'aura-t-elle de douloureux?

La mort est simplement le terme de la vie ;
De peines ni de biens elle n'est point suivie :
C'est un asile sûr, c'est la fin de nos maux,

C'est le commencement d'un éternel repos;

Et pour s'en faire encore une plus douce image,
Ce n'est qu'un paisible sommeil,
Que, par une conduite sage,
La loi de l'univers engage
A n'avoir jamais de réveil.

Nous sortons sans effort du sein de la nature;
Par le même chemin retournons sur nos pas;
Eh! pourquoi s'aller faire une affreuse peinture
D'un mal qu'assurément on ne sent point là bas?

Que ces sages réflexions
Soient le principe de ta joie;
Goûte l'erreur des passions,
Mais n'en deviens jamais la proie;
Prends-les pour des amusements
Dont il faut égayer le temps
Que nous demeurons sur la terre:
Ce sont de secrets ennemis
Que la nature en nous a mis
Exprès pour nous faire la guerre;
Défendons-nous sans la finir:
Ce sont des sujets peu fidèles;
Mais ce sont des sujets rebelles
Que le bien de l'état empêche de punir.
Tranquille, attends que la Parque
Tranche, d'un coup de ciseau,
Le fil du même fuseau

Qui dévide les jours du peuple et du monarque.
Alors, contents du temps que nous aurons vécu,
Rendons grâces à la nature,

Et remettons-lui sans murmure
Ce que nous en avons reçu.

Cependant, jetons des roses;
Je les vois avec les lis
Briller, fraîchement écloses,
Sur le teint de ma Phylis.

Viens, Phylis, avec moi viens passer la soirée ;
Qu'à table les Amours nous couronnent de fleurs;
De myrte, comme toi, que leur mère parée
Vienne de mon esprit effacer ces noirceurs :

Et toi, père de l'allégresse,
Viens à l'ardeur de ma tendresse,
Bacchus, joindre ton enjoûment;
Viens sur moi d'une double ivresse
Répandre tout l'enchantement.

A l'envi de tes yeux vois comme ce vin brille:
Verse-m'en, ma Phylis; et noye de ta main,

Dans sa mousse qui pétille,
Les soucis du lendemain.

Ainsi l'on peut passer avec tranquillité
Les ans que nous départ l'aveugle destinée,
Et goûter sagement la molle oisiveté
D'une paresse raisonnée.

Princesse, puissiez-vous comprendre par ma voix
Un léger crayon des lois
Que la prudente nature,
Dictait en Grèce autrefois

Par la bouche d'Épicure,

Cet esprit élevé, qui, dans sa noble ardeur,
S'envola par-delà les murailles du monde,
Affranchit les mortels d'une indigne terreur,
Et bannit, le premier, de la machine ronde
Les enfans de la peur, le mensonge et l'erreur!

SUR LA PREMIÈRE ATTAQUE DE GOUTTE QUE J'EUS EN 1695.

Le destructeur impitoyable
Et des marbres et de l'airain,
Le temps, ce tyran souverain
De la chose la plus durable,
Sape sans bruit le fondement
De notre fragile machine;
Et je ne vis plus un moment
Sans sentir quelque changement
Qui m'avertit de sa ruine.

Je touche aux derniers moments
De mes plus belles années;
Et déjà de mon printemps
Toutes les fleurs sont fanées.
Je regarde et n'envisage,
Pour mon arrière-saison,
Que le malheur d'être sage
Et l'inutile avantage
De connoître la raison.

Autrefois mon ignorance
Me fournissoit des plaisirs ;
Les erreurs de l'espérance
Faisoient naître mes désirs:
A présent l'expérience
M'apprend que la jouissance
De nos biens les plus parfaits
Ne vaut pas l'impatience
Ni l'ardeur de nos souhaits.

La fortune à ma jeunesse Offrit l'éclat des grandeurs.

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