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disparaître les provençalismes et les barbarismes que les scribes provençaux ont introduits dans notre serventois. Il y a des difficultés principalement pour la mesure des vers et pour la correction des rimes. Le provençal admet parfaitement des contractions qui sont impossibles en français comme jeus pour je vos (v. 1), sius pour si vos (v. 16), nos pour ne vos (v. 31). Dans tous ces cas, deux syllabes sont de trop pour la mesure, il n'en faut qu'une. De même, il y a des formes à la rime qui, tout en n'étant pas provençales, ne sont pas françaises non plus, et qui constituent de vrais barbarismes. Telles sont demandier (v. 17) et levier (v. 28); il faut dans les deux cas une rime en ier, cependant les deux mots demandar et levar en prov. donnent demander ou lever (liever) en français; ils ne peuvent pas prendre l'i dit parasite qui va fort bien dans commencier et aidier. Ce sont là des difficultés assez sérieuses, sans compter celles du sens qui a été parfois fort obscurci en passant par des mains de copistes ne comprenant point ce qu'ils transcrivaient. Cependant, selon moi, un éditeur ne peut guère encourir le bláme de montrer trop de hardiesse et une trop grande propension à corriger des textes quand il a affaire à un langage aussi étrangement dégradé, si toutefois il veut arriver à un résultat quelconque et s'il ne veut pas se borner à reproduire à l'infini le texte estropié et altéré d'un scribe ignorant.

1. Un des philologues qui possèdent le mieux la langue d'oc, M. Paul Meyer, croit que ces provençalismes sont le fait de l'auteur même qui les aurait employés tout exprès parce qu'il s'adressait au dauphin d'Auvergne dont le provençal était la langue maternelle. J'observerai cependant que si un tel mélange des deux langues était admissible dans les coblas partidas, il n'a guère pu s'appliquer partout. Cette langue hybride constituerait un de plaisanterie qui serait parfaitement à sa place dans un jeu-parti, mais qui conviendrait bien moins, je pense, à une pièce de la nature de notre serventois. Richard n'a pas la moindre intention de plaisanter, il fait à son allié d'autrefois des reproches très-sérieux et très-amers. 2. J'aime à rappeler ici les paroles d'un des premiers maîtres de la philologie romane :

genre

<< Aus Furcht vor Willkür sollte man sich der Willkür eines Schreibers

Je me suis donc décidé à donner d'abord le texte complet du serventois d'après le ms. 1592 de la Bibl. imp., ensuite mon essai de restitution avec des notes critiques et explicatives. J'ajouterai en bas du texte de 1592 toutes les variantes de tous les autres mss., afin de mettre chaque lecteur à même de contrôler mon travail de restitution et de faire mieux s'il y a lieu. En choisissant comme base du texte traditionnel la leçon de 1592, je n'ai voulu lui donner aucune préférence sur les autres copies, je l'ai imprimée uniquement dans le texte parce que c'est la plus complète parmi celles que j'ai vues moi-même : aussi chaque lecteur peut reconstruire jusqu'aux moindres détails les textes des autres mss. d'après les variantes que je donne en note. Peut-être que la découverte d'un nouveau chansonnier provençal qui nous présentera le serventois du roi Richard sous une forme plus purement française ou, mieux encore, de l'original français, nous permettra bientôt d'établir avec plus de sûreté le texte d'une pièce, aussi remarquable par son intérêt historique que par celui qui s'attache à la personne de son auteur.

La leçon du ms. 1592 a du reste déjà été imprimée par M. Rochegude (Parnasse occitanien, p. 13) qui y a fait peu de changements, bien qu'il ait indiqué à côté de ce chansonnier celui d'Urfé et le n° 854 comme lui ayant servi de sources. Elle est plus complète que celles des mss. 854, 12473, 22543 et du chansonnier d'Este qui n'ont pas conservé l'envoi. Le texte de Rochegude a été réimprimé par M. Mahn dans ses Werke der Troubadours (1, 129).

Le ms. $232 de la bibliothèque du Vatican contient aussi notre serventois (fol. 203 a). C'est la même rédaction que celle de 1592, à peu de variantes près: elle comprend aussi l'envoi. M. Grüzmacher l'a publiée dans son rapport sur le ms. 5232 (Archiv, 34, 193).

nicht unterwerfen. Und weren auch die ersten Versuche mit einigen Fehlgriffen verbunden, so sollte man sich dadurch nicht abschrecken lassen; es genügt, über sein Verfahren genaue Rechenschaft zu geben und so jeden in den Stand zu setzen dasselbe zu beurtheilen und Besseres vorzuschlagen. » (Article de Mussafia, dans la Germania, de Pfeiffer, 1865, p. 117.

Les mss. 854 et 12743 de la Bibl. imp. présentent une rédaction identique, différente de celle des deux mss. que je viens d'énumérer. Elle se rapproche en beaucoup de points des deux copies suivantes, moins cependant que le texte de Vat. 5232 se rapproche de celui de 1592 de la Bibl. imp.

Le grand chansonnier d'Este contient notre serventois au fol. 135 a. Je dois une copie de cette version à l'obligeance toute particulière de M. Mussafia qui nous a fait espérer une édition complète de ce précieux ms. dont il a déjà donné une excellente notice dans les comptes-rendus de l'Académie de Vienne (Del Codice Estense di rime provenzali, 1867, Janvier-Avril, p. 339-450).

La leçon du ms. d'Urfé (22543), tout en se rapprochant en plusieurs points des mss. 854 et 12473, et du chansonnier d'Este, occupe une place à part. Cette place lui est assurée par quelques variantes qui m'ont paru très-remarquables parce qu'elles semblent remonter à un texte antérieur et mieux conservé que les leçons de tous les autres mss. L'orthographe d'une de ces variantes et de quelques autres mots de la pièce me semble indiquer que le copiste l'écrivait sous la dictée de quelqu'un (voir la note au vers 29 de mon essai de restitution).

La leçon du ms. 1592 se trouve encore imprimée d'après Rochegude dans le premier volume d'Auguis, Poëtes françois

2

1. Ces mss. présentent, comme on sait, à peu de changements orthographiques près, exactement le même texte; ils paraissent être deux copies d'un même original.

2. M. Auguis s'est approprié jusqu'à la rectification que Rochegude adressait dans une note à Horace Walpole aussi bien que la conclusion tirée de l'existence de cette pièce contre Le Grand d'Aussy qui avait avancé que le roi Richard et le dauphin d'Auvergne ne s'entendaient pas. Je ne sais si ce n'est pas excéder les bornes de ce qui est permis dans une compilation que de se donner l'air de rectifier des auteurs qui ont

depuis le XII° siècle jusqu'à Malherbe. Aussi M. Le Roux de Lincy a-t-il réimprimé dans ses Chants historiques, I, 65, le texte donné par Rochegude. C'est une reproduction textuelle; il n'y a que trois mots de changés : au v. 39 avant pour avan, au v. 16 si vos pour sius, ce qui fausse le vers, et au v. 1o treive pour treime, correction assez peu heureuse et qui ne se rencontre dans aucun ms. Tout en ne donnant que le texte arrangé par Rochegude, M. Le Roux indique, outre le Parnasse occitanien, deux mss. comme lui ayant servi de source. Les mss. cités sont les numéros 7608 et 7222 de l'ancien fonds français. Malheureusement, notre serventois ne se trouve ni dans l'un ni dans l'autre. Le premier contient la Geste des Loherains (c'est le numéro actuel 1582), le second est un chansonnier français bien connu, c'est le numéro actuel 844 qui est nommé dans Laborde ms. du roi, et que je désigne par la lettre K. Ce chansonnier contient en effet soixante et une chansons de troubadours, mais le serventois du roi Richard n'est pas du nombre. M. L. R. a ajouté en bas des pages une traduction de la pièce qui montre qu'il ne saisissait pas toujours parfaitement le texte qu'il publiait. Il explique par exemple desresnier par interroger, sens que ce mot n'a jamais eu, et donne par suite de cette erreur une interprétation fantastique des vers 3 et 4 : « Qu'avez-vous fait en cette saison qui sente le bon guerrier? Au v. 8 le texte de M. L. R. donne : « Et semblés dou poil liart. » E semblez (changé je ne sais trop pourquoi en et par M. L. R. qui a laissé subsister le e partout ailleurs) est une correction de Rochegude qui est à vrai dire une corruption. Les mss. portent Que, Qui, Qi, Cui : à part Que, qui est une négligence du scribe, ces différentes leçons se réduisent à des variantes d'orthographe. Il faudrait lire : « Cui semblez dou poil liart, » c'est-à-dire « à qui vous ressemblez par votre poil grison. » Toutefois dou poil liart ne émis une opinion sur le sujet qu'on traite, en empruntant textuellement les notes d'un autre sans le nommer.

peut jamais signifier : << du poil des lièvres. » M. L. R. n'a pas même pris la peine de feuilleter le glossaire ajouté au Parnasse occitanien par Rochegude, dans un volume à part, il est vrai, mais que M. L. R. aurait pu connaître et où il aurait pu trouver une explication plus exacte des mots liart (liar) et deresnier (derainar). Au v. 17, M. L. R. explique « s'il vos siet bon >> par << s'il vous souvient »; au v. 31 « Mais nos (c.-à-d. no vos) cal avoir regart » il est inutile d'avoir peur, ou, comme Diez traduit, il ne vous servira à rien d'être méfiant, par « Nous aurions dû nous rappeler. » Je n'épuise pas cette mine d'erreurs.

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Après M. L. R., M. Tarbé, dans ses Œuvres de Blondel de Neele (p. 119), a reproduit le texte de Rochegude, non d'après cet auteur qu'il cite, mais d'après M. L. R. qu'il ne cite pas, en négligeant toutefois, je ne sais pourquoi, le 4° couplet et l'envoi. L'envoi manque dans quatre mss., mais le 4 couplet se trouve dans tous. Il réimprime aussi, d'après M. L. R., l'indication des sources, laquelle, comme je l'ai déjà dit, est aussi inexacte qu'elle peut être : « Nous empruntons cette version aux mss. 7608 et 7222 de la Bibliothèque de la rue Richelieu. » Ce procédé n'a rien d'étonnant de la part d'un critique aussi consciencieux que M. Tarbé. Mais tout en suivant les errements de M. L. R., il trouve moyen de faire mieux que lui. Après avoir mentionné comme sources de sa première version les mss. 7608 et 7222 il les indique également, p. 126, à côté de trois chansonniers provençaux, comme sources dans une note de sa seconde version et ajoute encore le ms. 1989 (il faudrait dire du fonds Saint-Germain) comme contenant le serventois en question. Cette indication est encore fausse, mais ce qui m'a surpris davantage, ce sont les variantes qu'il cite comme empruntées à ces mss. Il va sans dire que M. T. n'a jamais vu les mss. Sur dix variantes qu'il prétend en avoir tirées, cinq ne se trouvent dans aucun, notamment le treives qui est de M. Le Roux et les numéros 8, 10 et 15; les autres sont tirées du texte de Rochegude.

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