Images de page
PDF
ePub

aux yeux de la raison, cette inconséquence est le conséquent, le vrai lui-même. Car l'homme est ainsi fait qu'il porte en son sein la contradiction, et la supporte. La contradiction constitue l'essence même de toutes choses. La contradiction est la loi du monde physique et du monde moral1.

[ocr errors]

Jusqu'ici, assis aux pieds du divin Hegel, mon maitre, j'ai écouté docilement ses leçons, reproduisant sa pensée avec fidélité, sans me permettre d'intervenir moi-même dans cette modeste exposition, autrement que par la plus timide paraphrase. Mais ici je m'arrête plein de trouble, parce que je ne sais pas jusqu'à quel point la contradiction, qui est la loi du monde, doit être aussi la loi des écrits du philosophe qui la constate. Hegel admire don Quichotte pour la foi naïve et sérieuse qu'il garde en lui-même et en sa mission jusqu'à la fin. Quant à moi, son disciple, jc n'ose, je ne puis en faire autant. Harpagon n'est point comique, parce qu'il est sérieusement avare; Arnolphe n'est point comique, parce qu'il est sérieusement jaloux; Alceste n'est point comique, parce qu'il est sérieusement misanthrope; don Quichotte n'est donc point comique, puisqu'il est sérieusement chevalier

[blocks in formation]

Est-ce à dire qu'il n'y ait rien à louer dans Cervantes? A Dieu ne plaise! De même que Molière, il est comique parfois.

1o Puisque l'auteur comique ne doit pas complétement disparaître derrière ses personnages, je puis admirer l'humour modéré du romancier espagnol, ses prologues, ses parenthèses, l'ingénieuse idée qu'il a eue de faire critiquer son roman par les personnages mêmes qui y remplissent un rôle, et la façon spirituelle dont il plaisante au sujet de l'âne de Sancho, perdu dans la montagne et monté par son maître, avant que Sancho l'eût trouvé.

2o Puisque le personnage comique doit avoir conscience de sa propre sottise, je puis admirer ce bon Sancho presque d'un bout à l'autre de ses faits et gestes, mais principalement lorsqu'il dit : « Si j'avais deux onces de bon sens, il y a longtemps que j'aurais planté là mon seigneur1. »

3° Puisqu'enfin le personnage comique doit être plein d'esprit dans sa sottise, je puis admirer don Quichotte lui-même, malgré sa malencontreuse naïveté. Et d'ailleurs, il n'est pas toujours naïf. Dans la SierraMorena, il est fou, sait qu'il est fou, et veut l'être, lorsqu'il fait pénitence à l'imitation du Beau Ténébreux. « Je veux, Sancho, et c'est tout à fait nécessaire, je veux, dis-je, que tu me voies tout nu sans autre habit

Don Quichotte, IIe partie, c. xxvIII.

que la peau, faire une ou deux douzaines de folies. Ce sera fini en moins d'une demi-heure; mais quand tu auras vu celles-là de tes propres yeux, tu pourras juger en conscience pour toutes celles qu'il te plaira d'ajouter, et je t'assure bien que tu n'en diras pas autant que je pense en faire. Aussitôt, tirant ses chausses en toute hâte, il resta nu en pan de chemise; puis, sans autre façon, il se donna du talon dans le derrière, fit deux cabrioles en l'air et deux culbutes, la tête en bas et les pieds en haut, découvrant de telles choses que, pour ne les pas voir davantage, Sancho tourna bride, et se tint pour satisfait de pouvoir jurer que son maître demeurait fou1. »

↑ Don Quichotte, Ire partie c xxv.

CHAPITRE IV

MOLIÈRE

CHŒUR DES FRANÇAIS

Jamais leur passion n'y voit rien de blâmable,
Et dans l'objet aimé tout leur devient aimable.
Le Misanthrope, acte II, scène v.

Pendant que les Allemands nous prouvent que Molière n'est pas un bon poëte comique, nous n'avons pas cessé d'entendre les Français chanter sa gloire :

Gloire à Molière, le plus grand des poëtes comiques!

La première règle de la comédie, c'est de peindre l'homme de tous les temps. Représentation de la nature humaine', l'art comique a pour condition la science des traits éternellement communs de l'humanité. Ses personnages, élevés du particulier au général, résument en eux des catégories entières; ils partici

1 Voltaire. Jouffroy, Leçons d'Esthétique.

Jouffroy.

pent de la nature immuable et essentielle de l'homme, un hypocrite a quelque chose de l'hypocrisie absolue, un jaloux, quelque chose de la jalousie absolue; leur nom propre devient un substantif commun; ils sont de tous les pays, et demeurent à jamais contemporains des générations qui se succèdent'. Telle est la première règle, et Molière est le poëte comique qui a porté le regard le plus pénétrant et le plus ferme dans les ténèbres intimes du cœur humain2. Il a écrit pour tous les hommes ".

La deuxième règle de la comédie, c'est de peindre les originaux d'une société. Représentation des mœurs sociales dans le cercle de la vie privée, le drame comique a pour condition l'observation". Ses personnages ne sont point des êtres abstraits, allégoriques, symboliques. Un hypocrite, un jaloux ont une existence individuelle, une patrie, une date. Telle est la seconde règle, et avant Molière les comédies n'étaient que des tissus d'aventures singulières où l'on ne songeait point à peindre les mœurs".

S'il existait quelque part un être isolé, qui ne connût

1 Louis Moland, Molière, sa Vie et ses Ouvrages.

2 Guillaume Guizot, Menandre.

Sainte-Beuve, Notice sur Molière.

Boileau, Fénelon, Taschereau, Nisard, Histoire de la Littérature française.

5 Louis Moland.

6 Louis Moland.

7 Voltaire.

« PrécédentContinuer »