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non plus un convive assis près d'eux, lequel n'aimait pas le jambon. Un peu plus loin était un autre convive qui l'aimait beaucoup, mais qui trouva l'explication si désagréable qu'il ne put manger tant qu'elle dura.

Voyant cela, Epistémon fit cette proposition : Mes chers amis, que ceux qui aiment le jambon en mangent sans nous faire part des sensations qu'ils éprouvent, et que ceux qui ne l'aiment pas voient les autres en manger sans colère. Moi, cependant, je vous ferai un récit qui vous intéressera tous. J'ai visité la ferme où naquit et vécut l'animal qui porta ce jambon. Je vous en parlerai; elle est curieuse.

Alors Epistémon commença son histoire au milieu d'un calme général et d'une curiosité attentive. Epistémon, c'est la critique, la critique telle que je l'entends aujourd'hui.

Marphurius, c'est le Chevalier.

Et Pancrace? c'était moi; c'est le vieux Lysidas. Mais Lysidas a dépouillé le vieil homme, et vous n'avez, mon cher Chevalier, triomphé que de sa dépouille.

Les trois âges du dogmatisme.

Aristote...est Aristote, et nous avons tous été, en dépit de Minerve et de lui, ses prophètes. Je ne sais si l'histoire de l'esprit humain offre un spectacle plus curieux que celui de notre longue et universelle aberration au sujet de la Poétique, comme de tous les autres ou

vrages de ce grand homme. Aristote n'avait pu faire, et sans doute n'avait voulu faire que la poétique des Grecs, et des Grecs de son temps. C'est à peine si, par le regard divinateur du génie, il pouvait entrevoir une bien faible partie du développement ou plutôt du déclin futur de la poésie en Grèce, sans qu'il pût aucunement prétendre à lui imposer à l'avance des lois; quant à la marche de l'art à travers les âges, elle était tout à fait hors de ses conjectures, comme de sa juridiction. Cependant nous avons pris les informations de sa Poétique sur les poëtes qui l'avaient précédé, pour autant d'arrêts définitifs réglant la forme de toute la poésie à venir, et ce document d'histoire a conservé jusqu'au dix-huitième siècle, et encore au delà, l'autorité d'un code dans la république des lettres.

Aristote détrôné, j'ai moi-même 1 fait, je l'avoue, plusieurs Poétiques ou Esthétiques. Ce sont amusements de ma jeunesse, premiers essais de mon imagination émancipée, au sortir de la longue enfance où nous avions tous perdu notre liberté de penser sous la tyrannie d'une lettre morte. Me voilà confessé, donc absous, et je n'ai plus qu'à remercier le Chevalier de m'avoir si bien ôté le regret de mes trop ingénieuses théories littéraires, en crevant de ses coups d'épingle toutes ces jolies bulles de savon.

1 M. Lysidas n'est ici, nous le rappelons au lecteur, que la personnification du dogmatisme en critique littéraire, dans ses trois évolutions successives: l'autorité des anciens, le règne de la raison pure et la doctrine de l'école historique.

Mais, si j'ai de la reconnaissance pour l'habile critique qui m'a fait toucher du doigt la vanité des brillantes fantaisies de ma jeunesse, j'ai aussi la prétention d'être parvenu depuis quelque temps déjà à l'âge et aux travaux solides de la raison et de l'expérience, et d'avoir dépassé le Chevalier, qui s'est contenté de détruire et qui n'a rien fondé. Lorsque Kant faisait ses admirables ouvrages de critique, ce n'était pas pour que les philosophes ses successeurs recommençassent éternellement son œuvre de ruine; c'était pour donner à la philosophie de nouvelles bases, plus modestes et plus sûres. Après lui il y eut, il est vrai, des métaphysiciens qui crurent avoir trouvé dans le livre même où Kant avait écrit l'inscription funéraire de la métaphysique, une formule magique pour la ressusciter; il y eut des critiques comme William Hamilton, qui repassèrent sur ses traces, achevant de raser le vieil édifice. Mais les véritables continuateurs de son œuvre furent les savants qui enfermèrent leur pensée dans le cercle des objets que l'expérience peut atteindre, et qui agrandirent ce cercle, considérant la philosophie non comme ne vue anticipée des choses que nous ne connaissons pas, mais comme une vue d'ensemble sur toutes celles que nous connaissons. Les études historiques reçurent dès la fin du dix-huitième siècle une impulsion dont le véritable promoteur est Kant. Avec les érudits parurent les philosophes de l'histoire, Herder, Goethe, le grand cosmopolite de la critique et de l'art, et ce troi

sième disciple' dont le Chevalier m'a libéralement fait honneur, et que j'accepterais bien volontiers et sans réserve, s'il n'avait pas enveloppé la philosophie de l'art dans la toile d'araignée de sa métaphysique.

J'ai dit que ce sceptique Chevalier s'était contenté de détruire et n'avait rien fondé; c'est ma conviction. Mais, comme il s'imagine avoir fondé la critique littéraire sur quelque chose en la fondant sur le goût, avant d'exposer mes nouveaux principes, j'ai à suivre l'exemple qu'il m'a donné lui-même : moi aussi, je dois lui dire pourquoi je considère sa méthode comme chimérique.

Insignifiance de la critique fondée sur le goût.

Et d'abord, je voudrais bien savoir quelles sont les idées dont l'éloquente expression tient les philosophes modernes suspendus aux lèvres d'Uranie, dans ce grand banquet littéraire où Molière et tous les poëtes convient l'humanité. Le Chevalier nous a juré qu'elles étaient intéressantes: je l'en crois sur sa parole. Mais, si elles sont si intéressantes, que ne prenait-il note de ces idées pour notre plaisir et notre instruction? Serait-ce qu'elles ont besoin du charme de l'éloquence, et que, dépouillées de leur expression oratoire, elles perdent leur intérêt? J'en ai peur.

La discussion renouvelée de Molière, de Voltaire et de Lessing sur la valeur dramatique des récits dans 1 Hegel.

l'École des Femmes, est le seul morceau de l'Étude du Chevalier, où j'aie vu « la spirituelle Uranie » révéler par un exemple effectif la merveilleuse vertu de ce goût qui suffit à la critique. Ce petit morceau est agréable et fin; mais nous apprend-il quelque chose sur Molière? Nous fait-il pénétrer le moins du monde dans la nature particulière de son génie comique? Unc causeric aussi superficiellement instructive pourraitelle demeurer longtemps intéressante? Une critique toute composée de jolis morceaux de cette espèce serait-elle assez belle enfin, pour effacer dans notre imagination le souvenir de ces théories philosophiques qui n'ont pu trouver grâce devant le Chevalier, mais dont la hardiesse parfois profonde reste si pleine de séduction?

Si j'en excepte le petit morceau en question, le Chevalier a beaucoup loué son Uranie, et n'a rien montré de son savoir faire. Il a répété que ses idées étaient justes, nombreuses, variées, fines, élégantes, piquantes, intéressantes, instructives. Mais, s'il a été prodigue d'épithètes, il est resté économe d'exemples. Il a protesté que la critique fondée sur le goût n'était pas simplement une variation habile sur ce thème identique Ces comédies sont fort belles; je les trouve fort belles; ne sont-elles pas en effet les plus belles du monde? mais il n'a point prouvé qu'elle fût autre chose en réalité.

En ayant soin de ne pas nous dire quelles sont les

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