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Les cavaliers, il vole, il frappe, et ses grands coups
Achèvent de prouver que le droit est pour nous 1.

Sur quoi, M. de La Harpe fait cette critique : « Plaute, qui ailleurs a tant d'envie de faire rire, même quand il ne le faut pas, est tombé ici dans un défaut tout opposé. Il a mis dans la bouche de Sosie un récit très-suivi, très-détaillé et très-sérieux de la victoire des Thébains, tel qu'il pourrait être dans une histoire ou dans un poëme. Molière a conservé le ton de la comédie et la mesure de la scène2. » La critique du délicat professeur est fort juste, et je serais bien fâché de lui chercher noise auprès des amateurs de fines remarques littéraires. Mais, sans contredire La Harpe, sans troubler le plaisir de ses lecteurs, si je puis expliquer cette faute de goût si choquante du comique latin, peut-être aurai-je ajouté à la critique de l'écrivain une idée, et au plaisir de ceux qui le lisent quelque instruction.

Plaute avait l'âme romaine. Comme ces chevaux de noble race, qui, galopant le long d'un sentier tran quille, s'ils perçoivent à quelque distance le bruit d'un combat, s'arrêtent, frémissent, dressent la tête, et, les naseaux ouverts, l'œil ardent, aspirent les sons belliqueux, son imagination riante devenait sérieuse devant un champ de bataille. Elle s'échauffait aux cris des soldats et des chefs, au cliquetis des épécs, à la vue du

Amphitryonis, actus 1, scena 1, vers 72 à 91.
Lycée, Ire partie, livre I, chap. vi, sect. 11.

sang, à l'héroïsme stoïque des blessés, à l'insultante joie des vainqueurs. Plaute oubliait alors qu'il était poëte comique. Il devenait un Ennius, un Homère, ct des torrents d'éloquence épique s'échappaient des lèvres d'un esclave poltron qui, dès avant l'action engagée, avait égalé, disait-il,

Par son ardeur à fuir l'ardeur des combattants 1.

On peut blâmer cet énorme contre-sens littéraire de Plaute; mais à quoi bon, quand, pour le comprendre, on n'a qu'à jeter les yeux sur les légions toujours en campagne, sur le temple de Janus toujours ouvert, sur ce roi d'Asie prosterné, adorant, la face contre terre, la majesté du sénat et du peuple romain, sur cette profession d'impuissance brutale pour les arts, affichée par Virgile dans les vers les plus ironiques qu'ait jamais inspirés l'orgueil :

D'autres, sous leurs ciseaux, d'une main plus légère,
Donnent une âme au marbre, amollissent la pierre :
J'en conviens. Toi, Romain! la guerre te fait roi.
Rome sait, pour tout art, faire au monde la loi,
Adoucir aux vaincus la hauteur de son verbe,
Mais de qui lui résiste écraser la superbe 2?

Deuxième exemple. — « Dans l'Iphigénie de Racine, a dit Voltaire, tout est noble. Achille parle comme

1 Vers 44 de la re scène.

2 Énéide, livre VI.

Homère l'aurait fait parler, s'il avait été français1. »> « L'Iphigénie de Racine, a répondu Schlegel, n'est qu'une tragédie grecque habillée à la moderne, où les mœurs ne sont plus en harmonie avec les traditions mythologiques, où Achille, quelque bouillant qu'on ait voulu le faire, par cela seul qu'on le peint. amoureux et galant, ne peut pas se supporter. » Que M. de Schlegel ait raison, ou que ce soit Voltaire, que cet anachronisme de langage et de mœurs, que l'un blàme et que l'autre paraît louer, soit un défaut ou un mérite, qu'importe? un tel anachronisme était nécessaire3. Il était impossible à Racine d'imaginer et de penser autrement qu'avec l'imagination et l'esprit de son temps, de sentir avec un autre cœur que le sien, d'écrire une autre langue que cette langue polie et abstraite qu'il avait reçue des mains de Malherbe, et qui s'était encore épurée dans les salons de Louis XIV. Il aurait été sans doute préférable qu'Achille ne parût pas sur la scène en habit de marquis, les cheveux frisés, poudrés, avec des talons rouges et des rubans de cou

1 Dictionnaire philosophique; article Art dramatique.

2 Cours de littérature dramatique. Onzième leçon.

3

« Le poëte, dit Hegel, doit avoir égard à la culture intellectuelle, aux mœurs et au langage de son temps. A l'époque de la guerre de Troie, les formes de la pensée et toute la manière de vivre étaient bien différentes de celles que nous retrouvons dans l'Iliade. De même le peuple en général, et les chefs des anciennes familles royales de la Grèce n'ont jamais pensé ni parlé comme les personnages d'Eschyle; ils ont encore moins approché de la beauté de ceux de Sophocle. Cet anachronisme est nécessaire dans l'art. » Esthétique, 1, p. 300.

leur à ses souliers. A présent, il a le costume grec, une cuirasse et un casque. Talma a bien fait d'habiller le mannequin à l'antique; mais Racine avait bien fait d'habiller l'homme à la moderne; et Talma, sous son costume antique, n'a pu faire battre des cœurs français et modernes, que parce qu'il faisait parler des sentiments modernes et français. La forme de l'Iphigénie devait-elle être, pour la satisfaction des hellénisants comme mon ancien ami Vadius, plus grecque que Racine ne l'a faite? Je le veux bien; mais, pour que la nation fût satisfaite, émue, transportée, il fallait que le fond en fût national. La pièce, à tout prendre, estelle trop française? Je ne sais; la France ne s'en est jamais plainte. Si elle avait été trop grecque, elle n'aurait pu être goûtée, de même que l'Iphigénie de Goethe, que par un petit nombre d'initiés.

Troisième exemple. Le frère de l'habile critique que le Chevalier et moi nous aimons tant à citer, M. Frédéric de Schlegel a fait un drame intitulé Alarcos. Pourquoi jamais personne n'en a-t-il entendu parler? Est-ce parce que le héros de cette tragédie tue son excellente femme, par un point d'honneur qui consiste à vouloir épouser une princesse du sang royal, dont il n'est pas amoureux, afin de devenir le gendre du roi? Cette raison semble bonne. Assurément des Français la comprendront, et des Allemands aussi. Mais qu'on ne se hâte pas trop de dire qu'aucune portion du genre humain ne saurait être intéressée par un

pareil spectacle. L'Alarcos de Frédéric Schlegel n'est peut-être qu'une fleur rare, exotique, arrachée par un touriste trop curieux à son sol naturel, et transplantée dans un climat où elle ne saurait vivre. Qu'on la remette à sa véritable place, qu'on lui rende son soleil, sa terre, qui sait? peut-être sera-t-elle belle là-bas. Un pays existe, non en Chine, mais en Europe, où le point d'honneur a toute une casuistique d'une subtilité infinie, que le théâtre développe sans jamais l'épuiser. Le cas particulier traité par M. de Schlegel y serait peut-être compris, apprécié. Dans une pièce de Caldéron', le héros, don Gutierre, tue sa noble femme, par un motif qui ne paraîtra pas beaucoup meilleur aux étrangers que celui du héros d'Alarcos. Il a conçu des soupçons non point sur la fidélité de doña Mencia, remarquez bien, mais sur l'intégrité de son propre honneur, parce que doña Mencia est, à ce qui lui semble, aimée par l'infant don Henri. « Je n'ai rien vu, dit-il, mais les hommes comme moi n'attendent pas de voir; il suffit qu'ils imaginent, qu'ils soupçonnent, qu'ils aient une crainte, une idée. » Un jour, il rencontre, sans l'avoir cherchée, une preuve positive, le poignard du prince dans la chambre de sa femme. Celle-ci est innocente. Rien ne lui serait plus facile que de s'en convaincre, s'il le voulait. Mais que lui importe? Son honneur est atteint. Elle doit mourir. Seulement, com

1 Le Médecin de son honneur.

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