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bonne pièce de ce genre! Quoi de plus amusant pour l'imagination que cette multiplicité d'incidents bizarres, cette foule de ressources inattendues, cet imbroglio qui se reforme à l'instant où on le croit prêt à s'éclaircir1? On reproche à la comédie d'intrigue de sortir de l'ordre naturel des choses, en un mot d'être invraisemblable2. C'est la perpétuelle et banale accusation que la prose adresse à la poésie. Ne nous lassons pas de lui répondre qu'il est permis au poëte d'inventer une fable aussi hardie, aussi fantastique qu'il lui plaît, de la rendre même folle et absurde, pourvu que toutes les parties en soient d'accord et que chaque détail s'harmonise avec la donnée première. Le spectateur ignorant ne voit et n'admire dans une œuvre d'art que sa vérité extérieure et grossière; mais l'amateur délicat considère surtout la vérité intérieure de la composition. La comédie des Méprises de Shakspeare, la meilleure que l'on pût tirer des Ménechmes de Plaute*, n'est-elle pas un exemple de l'invraisemblance d'intrigue la plus

1 Septième leçon.

2 L'on reproche à la comédie d'intrigue de s'écarter du cours naturel des événements. Le poëte nous présente, il est vrai, tout ce qu'il ya de plus extraordinaire ou même de plus incroyable; il se permet souvent, dès l'entrée, une grande invraisemblance, telle que la parfaite conformité de deux figures; mais il faut que tous les incidents qui dérivent de cette première donnée, en paraissent la suite nécessaire. Septième leçon.

3 Sixième leçon.

4 La comédie des Méprises est la meilleure des pièces qu'on puisse faire d'après les Ménechmes. - Quatorzième leçon.

hardie et la plus heureuse? Non content de la similitude parfaite de deux frères, Shakspeare y a ajouté celle de deux esclaves, et s'il avait voulu que tous les personnages se ressembláss ent, son art nous l'eût fait encore accepter. N'oublions point du reste que l'intrigue n'est pas plus essentielle que les caractères à la vraie comédie. Je ne parle ici que de la comédie mêlée de sérieux, de la comédie mi-tragique, en un mot de la comédie nouvelle. Celle-ci ne peut guère se passer ni d'intrigue, ni même de caractères; mais l'intrigue doit y dominer1.

Quant aux caractères, deux espèces de gaieté comique peuvent s'y développer le comique d'observation qui n'égaye que le spectateur, le comique avoué qui rend gai et joyeux le personnage lui-même. Mais ceci a besoin d'explication.

Il y a des ridicules complétement ignorés de la personne qui en est atteinte. Tel est celui des Femmes savantes dans Molière. Ces pédantes, parce qu'elles savent «< citer les auteurs et dire de grands mots, >> prétendent être, « par leurs lois, les juges des ouvrages; » elles font des « règlements >> nouveaux et des «< remuements » dans la littérature. Si elles étaient critiques de profession, elles élèveraient Trissotin au rang d'Homère et rabaisseraient Homère bien au

1 Douzième leçon.

2 Septième leçon.

dessous de Trissotin; mais elles n'ont pas la moindre conscience de leur sottise. Parce que je cite les Femmes savantes, à titre d'exemple, je ne voudrais pas que personne, parmi mes auditeurs, pût s'imaginer que j'approuve Molière en aucune façon d'avoir écrit celte comédie. Ce spirituel farceur, en se moquant de la fausse science, n'a pas rendu un assez humble hommage à la vraie. L'orgueil de l'ignorance et le mépris de toute culture intellectuelle sont des ridicules incomparablement plus graves que celui contre lequel il s'escrime, et quand je lis la honteuse tirade où Molière par la bouche de Chrysale exprime ses propres opinions, je ne puis m'empêcher d'épouser la querelle de Philaminte, et de me sentir moi-même atteint personnellement par l'injure que cet impertinent auteur fait à la science1. Il existe d'autres ridicules ou même de véritables vices, parfaitement connus de la per

1 Les personnages sensés de la pièce, le maître de la maison et sor frère, la fille et son amant, et jusqu'à une servante qui ne sait pas le français, tous cherchent à se faire honneur de ce qu'ils ne sont pas, de ce qu'ils n'ont pas et de ce qu'ils ne savent pas, comme de tout ce qu'ils cherchent à ne pas être, à ne pas avoir et à ne pas savoir. Selon toute apparence, ce sont ses propres opinions que Molière a exprimées dans la doctrine étroite de Chrysale sur la destination des femmes, dans celle de Clitandre sur le peu d'utilité du savoir, et ailleurs encore dans des dissertations sur la mesure de connaissances qui convient à un homme comme il faut. Il est certainement très-blâmable d'avoir fait bafouer Trissotin, etc.— Douzième leçon. « Schlegel sent probablement, selon la remarque qu'en a faite un de ses amis, que Molière l'aurait tourné lui-même en ridicule. s'ils eussent vécu du même temps. » Gotle (Entretiens avec Eckermann).

sonne chez qui ils règnent, mais cachés avec soin par son amour-propre. Elle sent si bien que ses défauts lui feraient tort dans l'estime des autres, qu'on ne la voit jamais se donner pour ce qu'elle est en effet. Son secret lui échappe malgré elle et à son insu. Telle est l'avarice. Dans l'un et dans l'autre cas, soit que le personnage ne connaisse pas ses travers, soit qu'il les connaisse et les cache, l'art du poëte consiste à laisser percer son caractère, comme à la dérobée, par des traits extrêmement légers. Nous verrons si Molière a toujours gardé la mesure et la délicatesse convenables, et si ses personnages, trop grossiers dans leur comique, n'accentuent pas eux-mêmes à l'excès leurs propres ridicules.

Mais il y a aussi de certaines faiblesses morales vues avec complaisance, caressées avec affection par le pécheur qui s'y abandonne. La sensualité prend souvent cet air de bonhomie. Quand le mauvais sujet chez qui elle a établi son empire, avoue gaiement ses fautes au public, et cherche à s'attirer ses bonnes grâces (ce qui est possible, puisqu'il ne fait de tort à personne et qu'il est un joyeux compagnon), il nous présente ce que j'ai appelé le comique avoué 2. Tel est Falstaff. « Que voulez-vous, dit ce bon vivant, c'est ma vocation, et ce n'est pas péché pour un homme que de

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suivre sa vocation 1. Si dans l'état d'innocence Adam a failli, que peut donc faire le pauvre Jack Falstaff dans ce siècle corrompu ? Vous voyez bien qu'il y a plus de chair chez moi que dans un autre, par conséquent plus de fragilité. » Le comique avoué étant deux fois plus gai que le comique d'observation, puisqu'il égaye et spectateurs et personnages, est doublement comique; cela est clair. Et qu'on ne dise point qu'il est trop bas. Si l'idéal de la tragédie consiste dans l'asservissement de l'être sensuel à l'être moral, l'idéal de la comédie doit nécessairement nous montrer l'inverse; l'asservissement de l'être moral à l'être matériel 3. Le principe animal doit y dominer*. La paresse, la luxure, la gourmandise, surtout un certain degré d'ivresse, voilà ce qui met la nature humaine dans l'état de l'idéal comiques.

Telles sont les idées générales qui doivent soutenir et éclairer notre critique. Je ne vous parlerai pas des comiques latins. Plaute et Térence n'ont d'autre importance à mes yeux que de nous aider à deviner la forme de la comédie de Ménandre. Encore faut-il pour pouvoir tirer ce parti de leurs œuvres, une confiance hardie dans les conjectures et une rare sagacité. Car

Shakspeare, Henri IV, Ire partie, acte Ier, scène 11. Traduction de M. Guizot.

2 Acte III, scène III.

5 Sixième leçon.

4 Textuel.

5 Textuel.

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