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N'oublions pas que la comédie latine n'est qu'une image effacée et défigurée de la comédie grecque1. Rappelons-nous que les manuscrits de l'Aulularia sont mutilés, que le dénoûment tout entier manque, et dans ces conditions désavantageuses comparons l'Avare de Molière à la Marmite de Plaute. Le plan de l'auteur ou plutôt de l'imitateur latin est extrêmement simple. Euclion a trouvé dans sa cheminée une marmite pleine d'or. Dès ce moment l'inquiétude le rend fou. Il pousse avec fureur sa servante dans la rue, parce qu'il veut visiter sa marmite avant de sortir. Absent, il ne pense qu'à elle et se hâte de rentrer. Le riche Mégadore demande sa fille en mariage. Euclion tremble qu'on n'ait eu vent de sa marmite. Il consent néanmoins, à condition que Phédra n'apportera point de dot. Mégadore envoie chez son voisin des cuisiniers pour préparer le repas de noces; Euclion les chasse à coups de bâton. Ne croyant plus sa marmite en sûreté dans sa cheminée, il va la porter dans le temple de la Bonne Foi. Mais, en sortant du temple, il aperçoit un esclave qui en sort aussi, et il entend chanter un corbeau à gauche. Aussitôt il redemande son bien à l'esclave, qui n'a rien pris, rentre dans le temple, reprend sa marmite et

1 Nous aurons toujours présent à l'esprit que la comédie latine n'offre qu'une image effacée et peut-être défigurée de la comédie attique, afin de pouvoir juger si l'auteur français aurait surpassé es Grecs eux-mêmes, supposé que leurs ouvrages fussent parvenus jusqu'à nous. — Douzième leçon.

court la cacher dans le bois sacré de Sylvain. Mais l'esclave, grimpé sur un arbre, a tout observé. Le moment venu, il se glisse en bas, déterre la marmite et se sauve. Rage et désespoir d'Euclion. Cependant la jeune fiancée accouche. Elle avait été violée par un jeune homme dans les veilles de Cérès. Euclion rencontre le coupable qui lui confesse sa faute. Il croit entendre l'aveu du vol de la marmite. Ce qui produit une série de quiproquos du plus excellent comique. Or, le voleur était l'esclave du jeune homme, et le jeune homme était le neveu de Mégadore. Ici la pièce est interrompue. Mais les arguments nous en apprennent la fin. L'oncle se retire devant le neveu, et le maître du voleur l'oblige à restituer la marmite.

Croirait-on que Molière a dédaigné cette admirable simplicité? Il n'a emprunté à Plaute que quelques scènes et quelques traits. Le plan de son Avare est tout différent, et c'est une machine fort compliquée. On y voit un amant déguisé en valet, un fils prodigue épris de la prétendue de son père, un cocher qui est aussi cuisinier, une femme d'intrigues, un homme qui prête sur gages, un homme qui a de l'argent caché, un vieil avare amoureux et, pour couronner tout, une re connaissance. Il y a, ai-je dit, dans cette comédie, un usurier, un homme qui a de l'argent caché, et un vieil avare amoureux. Je sais bien que tous ces gens-là s'appellent Harpagon; mais Harpagon n'est qu'une abstraction, car un avare réel ne saurait être tous ces

gens-là1. La manie d'enfouir ce qu'on possède ne va guère avec celle de rien prêter, même à gros intérêts. L'avarice ne se concilie point avec l'amour. Elle exclut toute autre passion, mais surtout celle-là, et un vieil avare amoureux est une contradiction dans les termes ou un contre-sens de la nature. Les monstruosités morales appartiennent de droit à l'extravagance volontaire de la farce, et c'est pourquoi le personnage représenté par Harpagon est un des lieux communs de l'opéra buffa des Italiens. Molière, né pour la farce, a voulu faire une fine comédie; il a produit une œuvre bâtarde, qui n'est ni une fine comédie, ni une farce. Oh! sans doute, le combat ne peut manquer d'être fort plaisant entre l'amour et l'avarice, entre la plus généreuse et la plus égoïste des passions; mais on oublie une chose, c'est qu'un tel combat est impossible. Harpagon laisse mourir de faim ses chevaux. Mais pourquoi a-t-il des chevaux ? Ce luxe ne convient qu'à une autre espèce d'avare, à celui qui veut soutenir l'éclat d'un certain rang, sans faire les dépenses que ce rang exige. Un usurier aurait engraissé ses chevaux pour les revendre à bénéfice. Harpagon entre dans une colère comique contre Cléante qui lui prend son diamant pour le donner à Marianne. Mais pourquoi donc a-t-il

1 Molière a, pour ainsi dire, entassé tous les genres d'avarice sur un seul personnage, et pourtant l'avare qui enfouit un trésor et celui qui préte sur gages ne peuvent guères être le même individu. — Douzième leçon.

un diamant? Un enfouisseur l'aurait converti en «< bons louis d'or et pistoles bien trébuchantes » qu'il aurait ajoutées à son trésor. Le répertoire comique serait bientôt épuisé, s'il n'y avait qu'un seul caractère pour chaque passion. Harpagon n'est pas tel ou tel avare; c'est l'avarice sous toutes ses formes, et Molière n'est pas exempt du défaut capital des tragiques français; il met sur la scène non des individus réels, mais des abstractions personnifiées.

Passons aux détails de la pièce. L'intrigue d'amour, banale, pesamment conduite, occupe trop de place. Les scènes d'un vrai comique, telles que celle où Valère et maître Jacques se donnent des coups de bâton', sont accessoires et ne procèdent pas nécessairement du sujet. Il n'y a point d'art dans la manière dont le vol de la cassette est amené. Au premier acte, dans une scène imitée de Plaute, Harpagon exprime sa crainte qu'un domestique n'ait eu quelque soupçon de son trésor. Il se tranquillise ensuite pendant quatre actes, on n'entend plus parler de ses inquiétudes, et le spectateur tombe des nues quand le valet apporte tout à coup la cassette volée, parce qu'on ne lui a jamais expliqué comment un trésor aussi soigneusement caché a pu être découvert. L'idée ingénieuse de Plaute a été

1 Nous avons déjà dit que Schlegel ne cite rien. Il faut trouver des exemples pour toutes ses assertions. Connaissant son goût pour les coups de bâton (t. Ier, p. 373), nous avons supposé qu'il faisait allusion ici à la scène vi de l'acte III.

que les soins exagérés d'Euclion pour la conservation de sa marmite fussent précisément la cause de sa perte. Le trésor enfoui est toujours présent à l'esprit du spectateur; il est là, comme un mauvais génie, qui tourmente l'avare jusqu'à le rendre fou. Dans le monologue d'Harpagon, après le vol, l'auteur moderne n’a fait qu'amplifier et broder l'original. Il a conservé l'apostrophe au parterre. Ce trait, du genre d'Aristophane, bien rendu par l'acteur, est d'un grand effet, et nous pouvons juger par là de la force comique du poëte grec1.

Le Tartuffe est une belle satire en forme de drame; mais à quelques scènes près, ce n'est pas une comédie'. Sauf la gaieté obligée de la soubrette, tous les personnages sont sérieux, la mère et le fils par leur bigoterie, le reste de la famille par sa haine pour l'imposteur, et le beau-frère par ses sermons, où il prêche avec

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1 Textuel. Nous n'avons voulu supprimer aucune des petites chicanes que Schlegel fait à l'Avare, parce qu'elles caractérisent parfaitement sa manière. « Dans sa critique, dit Goethe, Schlegel n'examine jamais les choses que par un côté. Il ne se préoccupe dans toutes les pièces de théâtre, que du squelette et de l'arrangement de la fable, sans s'inquiéter le moins du monde de ce qu'un auteur peut nous offrir de grâce, de vie, de politesse et d'élévation dans les sentiments. Dans la manière dont Schlegel traite le théâtre français, je trouve la recette pour former un pitoyable critique, dénué de toute faculté pour apprécier ce qui est excellent ». (Entretiens de Goethe et d'Eckermann).

Le Tartuffe est une peinture très-frappante de l'hypocrisie, et qui donne le signalement le plus exact de ce vice; c'est une excellente satire sérieuse, mais à quelques scènes près, ce n'est pas une comédie. Douzième leçon.

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