Images de page
PDF
ePub

Mettez-bas les armes, venez au milieu de nous, et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons par ce qu'il y a de plus sacré que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme des bêtes farouches.

Ces paroles furent renvoyées avec mépris. Ces peuples sauvages entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu'ils ne croyaient défendus que par leur innocence. Mais ils étaient bien disposés à la défense; ils avaient mis leurs femmes et leurs enfans au milieu d'eux. Ils furent étonnés de l'injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle s'était emparée de leur cœur l'un voulait mourir pour son père, un autre pour sa femme et ses enfans, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis, tous pour le peuple troglodyte : la place de celui qui expirait était d'abord prise par un autre, qui, outre la cause comavait encore une mort particulière à venger.

mune,

Tel fut le combat de l'injustice et de la vertu. Ces peuples lâches, qui ne cherchaient que le butin, n'eurent pas honte de fuir; et ils cédèrent à la vertu des Troglodytes, même sans en être touchés.

D'Erzeron, le 9 de la lune de Gemmadi, 2, 1711.

LETTRE XIV.

USBEK AU MÊME.

*

COMME le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi : ils convinrent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste ; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se trouver à cette assemblée; il s'était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse. Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avait fait de lui: A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne; mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd'hui assujettis. A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour! disait-il; et pourquoi ai-je tant vécu? Puis il s'écria d'une voix sévère: Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous: sans cela,

;

vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu. Il s'arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte? Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi et par le seul penchant de la nature? O Troglodytes! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux; pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ?

D'Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi, 2, 1711.

LETTRE XV.

LE PREMIER EUNUQUE A JARON, Eunuque noir,

A ERZERON.

JE prie le ciel qu'il te ramène dans ces lieux, et te dérobe à tous les

dangers. Quoique je n'aie guère jamais connu cet engagement qu'on appelle amitié, et que je me sois enveloppé tout entier dans moimême, tu m'as cependant fait sentir que j'avais encore un cœur ; et, pendant que j'étais de bronze pour tous ces esclaves qui vivaient sous mes lois, je voyais croître ton enfance avec plaisir.

Le temps vint où mon maître jeta sur toi les yeux. Il s'en fallait bien que la nature eût encore parlé lorsque le fer te sépara de la nature. Je ne te dirai point si je te plaignis, ou si je sentis du plaisir à te voir élevé jusqu'à moi. J'apaisai tes pleurs et tes cris. Je crus te voir prendre une seconde naissance, et sortir d'une servitude où tu devais toujours obéir, pour entrer dans une servitude où tu devais commander. Je pris soin de ton éducation. La sévérité, toujours inséparable des instructions, te fit long-temps ignorer que tu m'étais cher. Tu me l'étais pourtant; et je te dirai que je t'aimais comme un père aime son fils, si ces noms de père et de fils pouvaient convenir à notre destinée.

Tu vas parcourir les pays habités par les Chrétiens, qui n'ont jamais cru. Il est impossible que tu n'y contractes bien des souilfures. Comment le prophète pourrait-il te regarder au milieu de

tant de millions de ses ennemis? Je voudrais que mon maître fit, à son retour, le pèlerinage de la Mecque vous vous purifieriez tous dans la terre des anges.

Du sérail d'Ispahan, le 10 de la lune de Gemmadi 1711.

LETTRE XVI.

USBEK AU MOLLAK MÉHÉMET ALI, Gardien des trois Tombeaux.

A COM.

POURQUOI vis-tu dans les tombeaux, divin mollak? tu es bien plus fait pour le séjour des étoiles. Tu te caches, sans doute de peur d'obscurcir le soleil : tu n'as point de taches comme cet astre; mais, comme lui, tu te couvres de nuages.

Ta science est un abîme plus profond que l'Océan : ton esprit est plus perçant que Zufagar, cette épée d'Hali qui avait deux pointes tu sais ce qui se passe dans les neuf chœurs des puissances célestes: tu lis l'Alcoran sur la poitrine de notre divin prophète; et, lorsque tu trouves quelque passage obscur, un ange, par son ordre, déploie ses ailes rapides et descend du trône pour t'en révéler le secret.

Je pourrais, par ton moyen, avoir avec les séraphins une intime correspondance: car enfin, treizième iman, n'es-tu pas le centre où le ciel et la terre aboutissent, et le point de communication entre l'abîme et l'empyrée ?

:

Je suis au milieu d'un peuple profane permets que je me purifie avec toi souffre que je tourne mon visage vers les lieux sacrés que tu habites: distingue-moi des méchans, comme on distingue, au lever de l'aurore, le filet blanc d'avec le filet noir: aide-moi de tes conseils : prends soin de mon âme; enivre-la de l'esprit des prophètes; nourris-la de la science du paradis: et permets que je mette ses plaies à tes pieds. Adresse tes lettres sacrées à Erzeron, où je resterai quelques mois.

D'Erzeron, le 11 de la lune de Gemmadi, 2, 1711.

LETTRE XVII.

USBEK AU MÊME,

Je ne puis, divin mollak, calmer mon impatience : je ne sau

rais attendre ta sublime réponse. J'ai des doutes, il faut les fixer: je sens que ma raison s'égare; ramène-la dans le droit chemin : viens m'éclairer, source de lumière; foudroie avec ta plume di→

vine les difficultés que je vais te proposer; fais-moi avoir pitié de moi-même, et rougir de la question que je vais te faire.

D'où vient que notre législateur nous prive de la chair de pourceau, et de toutes les viandes qu'il appelle immondes? D'où vient qu'il nous défend de toucher un corps mort, et que, pour purifier notre âme, il nous ordonne de nous laver sans cesse le corps? Il me semble que les choses ne sont en elles-mêmes ni pures ni impures : je ne puis concevoir aucune qualité inhérente au sujet qui puisse les rendre telles. La boue ne nous paraît sale que parce qu'elle blesse notre vue, ou quelque autre de nos sens: mais en elle-même elle ne l'est pas plus que l'or et les diamans. L'idée de souillure contractée par l'attouchement d'un cadavre ne nous est venue que d'une certaine répugnance naturelle que nous en avons. Si les corps de ceux qui ne se lavent point ne blessaient ni l'odorat ni la comment aurait-on pu s'imaginer qu'ils fussent impurs?

vue,

Les sens, divin mollak, doivent donc être les seuls juges de la pureté ou de l'impureté des choses. Mais, comme les objets n'affectent point les hommes de la même manière, que ce qui donne une sensation agréable aux uns en produit une dégoûtante chez les autres, il suit que le témoignage des sens ne peut servir ici de règle, à moins qu'on ne dise que chacun peut, sa fantaisie, décider ce point, et distinguer, pour ce qui le concerne, les choses pures d'avec celles qui ne le sont pas.

à

Mais cela même, sacré mollak, ne renverserait-il pas les distinctions établies par notre divin prophète, et les points fondamentaux de la loi qui a été écrite de la main des anges?

D'Erzeron, le 20 de la lune de Gemmadi, 2, 1711.

LETTRE XVIII.

MÉHÉMET ALI, Serviteur des Prophètes, A USBEK,

A ERZERON.

Vous nous faites toujours des questions qu'on a faites mille

fois à notre saint prophète. Que ne lisez-vous les traditions des docteurs? que n'allez-vous à cette source pure de toute intelligence? vous trouveriez tous vos doutes résolus.

Malheureux ! qui, toujours embarrassés des choses de la terre, n'avez jamais regardé d'un œil fixe celles du ciel, et quï'révérez la condition des mollaks sans oser ni l'embrasser ni la suivre!

Profanes! qui n'entrez jamais dans les secrets de l'Éternel, vos lumières ressemblent aux ténèbres de l'abîme, et les raisonne→ mens de votre esprit sont comme la poussière que vos pieds font

élever lorsque le soleil est dans son midi, dans le mois ardent de Chahban.

Aussi le zénith de votre esprit ne va pas au nadir de celui du moindre des immaums (1). Votre vaine philosophie est cet éclair qui annonce l'orage et l'obscurité : vous êtes au milieu de la tempête, et vous errez au gré des vents. Il est bien facile de répondre à votre difficulté: il ne faut, pour cela, que vous raconter ce qui arriva un jour à notre saint prophète, lorsque, tenté par les Chrétiens, éprouvé par les Juifs, il confondit également les uns et les autres.

Le juif Abdias Ibesalon (2) lui demanda pourquoi Dieu avait défendu de manger de la chair de pourceau. Ce n'est pas sans raison, répondit Mahomet; c'est un animal immonde, et je vais vous en convaincre. Il fit sur sa main, avec de la boue, la figure d'un homme; il la jeta à terre, et lui cria : Levez-vous. Sur-lechamp un homme se leva, et dit: Je suis Japhet, fils de Noé. Avais-tu les cheveux aussi blancs quand tu es mort? lui dit le saint prophète. Non, répondit-il: mais, quand tu m'as réveillé, j'ai cru que le jour du jugement était venu; et j'ai eu une si grande frayeur, que mes cheveux ont blanchi tout-à-coup.

Or çà, raconte-moi, lui dit l'envoyé de Dieu, toute l'histoire de l'arche de Noé. Japhet obéit, et détailla exactement tout ce qui s'était passé les premiers mois; après quoi il parla ainsi :

Nous mimes les ordures de tous les animaux dans un côté de l'arche; ce qui la fit si fort pencher, que nous en eûmes une peur mortelle, surtout nos femmes, qui se lamentaient de la belle manière. Notre père Noé ayant été au conseil de Dieu, il lui commanda de prendre l'éléphant, et de lui faire tourner la tête vers le côté qui penchait. Ce grand animal fit tant d'ordures, qu'il en naquit un cochon. Croyez-vous, Usbek, que depuis ce temps-là nous nous en soyons abstenus, et que nous l'ayons regardé comme un animal immonde ?

Mais, comme le cochon remuait tous les jours ces ordures, il s'éleva une telle puanteur dans l'arche, qu'il ne put lui-même s'empêcher d'éternuer; et il sortit de son nez un rat qui allait rongeant tout ce qui se trouvait devant lui; ce qui devint si insupportable à Noé, qu'il crut qu'il était à propos de consulter Dieu encore. Il lui ordonna de donner au lion un grand coup sur le front, qui éternua aussi, et fit sortir de son nez un chat. Croyez-vous que ces animaux soient encore immondes? Que vous

en semble?

Quand donc vous n'apercevez pas la raison de l'impureté de

(1) Ce mot est plus en usage chez les Turcs que chez les Persans. → (2) Tradition mahométane.

« PrécédentContinuer »