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cussion une pénalité graduée sur la quotité des sommes perçues, et dont notre Code a limité l'application aux soustractions ou détourne ments de deniers. Si la somme illicitement perçue n'excède pas 150 fr., la peine se réduit à l'incapacité de remplir aucun emploi public; si cette limite est excédée, la peine estune déten tion de deux à quatre années dans une maison de correction. Les parties lésées ont droit, de plus, au quadruple de la somme qui a été levée injustement sur eux (art. 413, 421 et 422). Il nous semble que c'est avec raison qu'en cette matière notre Code a repoussé une telle distinction: lorsqu'il s'agit d'un détournement de deniers, la criminalité de l'agent s'échelonne dans une mesure presque certaine avec la quotité de la somme détournée. En matière de concussion il n'en est plus ainsi : la quotité du préjudice ne peut exercer, en effet, qu'une influence secondaire sur la gravité du délit, puisqu'on ne peut supposer à l'agent la pensée de faire un emprunt momentané et de restituer plus tard, pensée qui modifie le caractère du détournement. Une seule perception illégale suffit pour constituer la concussion, et la violation du devoir est la même, quel que soit le montant de cette perception.

Le troisième élément du crime est la connaissance que l'agent a dû avoir de l'illégalité de la perception; il faut qu'il soit constaté qu'il a exigé ou reçu ce qu'il savait n'être pas dû. Toute la moralité de l'action réside dans cette circonstance; car, en voulant que l'agent ait fait sciemment la perception illicite, la loi suppose nécessairement qu'il a agi avec mauvaise foi. Ainsi il n'y a point de concussion, dans le sens de la loi pénale, si la perception, bien qu'illégale, se fonde néanmoins sur une interprétation qui, quelque fragile qu'elle soit, peut l'excuser. On peut citer à l'appui de cette règle un avis du Conseil d'état du 16 juillet 1817, qui décide qu'il n'y a pas lieu de mettre en jugement un sous-préfet qui avait perçu un droit d'expédition sur la vente des biens communaux, parce que cette perception, établie ostensiblement et avouée par ce fonctionnaire, avait été basée sur une assimilation des biens communaux aux biens nationaux. Nous citerons encore un arrêt de la Cour de cassation qui déclare que le fait d'exiger irrégulièrement le paiement d'une amende à raison d'une contravention régulièrement constatée ne constitue pas un acte de concussion; les motifs de cet arrêt portent : « que dans l'espèce, il y avait un procès-verbal dressé par le préposé de l'octroi pour constater ce délit; que ce procès-verbal avait été affirmé

et déposé, et que le prévenu ne s'était point inscrit en faux pour le faire tomber; que dèslors tous les faits relatés dans le procès-verbal devaient être crus; que les mêmes faits présentant l'idée d'une contravention pour raison de laquelle la loi prononçait une amende, il en résulterait qu'en en réclamant le paiement, en sa qualité de préposé, il ne commettait point de concussion [1]. » On voit que, dans ces deux exemples, la somme exigée n'était pas due, puisque dans un cas il s'agissait d'un impôt que la loi n'avait point établi, et dans l'autre d'une amende qu'aucun jugement n'avait prononcée; et cependant il n'y avait point de crime, parce que l'agent était de bonne foi, parce qu'il avait pu penser que la perception était licite, parce qu'en un mot il n'avait pas eu connaissance, dans le sens de la loi, de l'illégitimité de la perception, c'est-à-dire l'intention d'exiger une somme qui n'était pas due, et par conséquent de porter préjudice à la partie lésée.

Cette recette illicite peut constituer le crime, encore bien qu'elle n'ait point tourné au profit de l'agent. La loi, en effet, ne fait aucune distinction, et c'est d'ailleurs dans ce sens que la discussion du Conseil d'état l'a expliquée. M. Regnaud posait en principe: « qu'on devait punir comme concussionnaire quiconque percevrait ou ordonnerait de percevoir ce qui n'est pas alloué par la loi, lors même que la perception ne tournerait pas à son profit. » M. Berlier fit observer qu'une règle aussi absolue pouvait soulever des difficultés : « Si un ordonnateur, dit-il, interprétant mal un règlement ou faisant une fausse application de tarif, prescrit à ses inférieurs une perception excessive, mais dont le produit tourne au profit du trésor public, deviendra-t-il concussionnaire? Quelque fatigantes que soient de telles personnes pour la société qu'elles vexent, et quelque intérêt qu'ait un gouvernement juste à réprimer leur faux zèle, on ne saurait voir en eux de vrais concussionnaires. » A ces objections il fut répliqué : « qu'une telle doctrine n'est propre qu'à introduire et faciliter les extensions de perception et la violation de la propriété ; que les tribunaux ne pouvaient réprimer de tels abus, puisqu'ils ne peuvent connaître des actes administratifs, et qu'il faut punir toute perception qui est faite au mépris des lois et des règlements. » M. Treilhard proposa en conséquence de substituer à

[1] Arr. cass. 28 mai an x (Bull. p. 70).

ces mots employés dans le projet ce qu'ils savaient ne leur être pas dû, ceux-ci : ce qu'ils savaient n'être pas dú [1]. De cet amendement que le Code a adopté, il résulte que si la connaissance de l'illégitimité de la perception est un élément essentiel du crime, il n'en est pas ainsi du but que se propose l'agent, et que le fait, par conséquent, reçoit la même qualification, soit que la perception illégale soit faite au profit de l'Etat, soit qu'elle ait tourné au profit particulier de l'agent.

Mais cette règle absolue est-elle exacte? Le fonctionnaire mérite-t-il dans les deux cas la même peine? Est-ce le même crime qu'il a commis? La concussion est un délit complexe qui se compose de deux actes distincts: l'abus de pouvoir, qui est le moyen, et la soustraction de deniers, qui est le but. Or,si l'agent, lorsqu'il excède son autorité, a pour objet non son intérêt privé, mais l'intérêt de l'Etat, il est coupable encore d'un excès de zèle et d'une exaction; mais l'action n'a plus les caractères du vol, elle se modifie et perd l'un des éléments de sa criminalité. Cette distinction prend tellement sa base dans la conscience humaine, que les Codes étrangers l'ont adoptée. Le Code de Prusse dispose que les fonctionnaires « qui, dans une intention coupable, vexent les citoyens dans la recherche, l'établis scment, la répartition ou la levée des contributions, doivent restituer à la partie lésée le quadruple de ce qu'ils ont reçu par une injuste exaction.» Mais, s'ils ont détourné à leur profit cette recette illicite, la pénalité change de nature: ils sont frappés d'incapacité d'exercer aucun emploi public, et de la reclusion de deux à quatre ans (art. 413 et 414). Le Code du Brésil fait la même distinction: « Si l'employé public fait une perception illicite, mais dans l'intérêt de l'État, la peine est la suspension de l'emploi de six mois à deux ans ; s'il s'approprie les deniers illégalement perçus, la peine est la perte de l'emploi, la prison de deux mois à quatre ans, et une amende proportionnée au dommage (article 135). » Les lois de Naples vont encore plus loin: « La concussion n'existe, dans cette législation, qu'autant que les officiers publics ou employés ont exigé pour leur profit particulier ce que la loi ne permet pas de recevoir (art. 196). » Cette dernière solution est la plus conforme aux définitions de l'ancien droit; tous les textes supposent que les exactions des fonc

[1] Procès-verbaux du Conseil d'état, séance du 5 août 1809.

[2] Jousse, t. 3, p. 769.

tionnaires avaient pour but leur intérêt personnel; ils n'incriminent leurs actes qu'autant qu'ils ont employé leur autorité pour extorquer de l'argent ou des présents [2]. Farinacius ne parle point de la concussion qu'il ne montre aussitôt son but : « Inducit ad sibi dandum numera aut pecuniam [3]. »Il est donc dans la nature des choses de ne pas faire abstraction, dans la distribution de la peine, du but que s'est proposé l'auteur de la concussion: si les deniers extorqués ont été détournés à son profit, sa culpabilité s'aggrave de toute la criminalité du vol, s'il n'a été mù au contraire, que par l'excès d'un faux zèle pour les intérêts de l'Etat, si les deniers perçus indûment ont profité au trésor, le crime n'est plus qu'un abus d'autorité, odieux sans doute, mais qui se dégage de l'immoralité du vol Le châtiment doit donc avoir deux degrés pour ces deux hypothèses.

Les préposés ou commis à une perception qui auraient exigé ou reçu ce qu'ils savaient n'être pas dû, pourraient-ils se justifier en se couvrant de l'ordre de leur supérieur? Cette question fut agitée lors de la rédaction de l'art. 174. M. Treilhard prétendait qu'il est impossible de constituer l'inférieur juge de l'ordre qu'il reçoit, et qu'il ne faut pas lui faire un crime d'avoir exécuté ce qui lui a été prescrit, sauf à punir le supérieur de qui l'ordre est émané. M. Berlier ne donnait pas à cette cause de justification des effets aussi larges : « Si un fonctionnaire, disait-il, autorise son inférieur à faire des perceptions indues, pour les partager ensuite avec lui, nul doute que tous deux ne soient coupables de concussion. » La loi, en n'exprimant aucune décision spéciale sur ce point, s'en est nécessairement référée au principe général de responsabilité posé dans l'art. 64. Or, il résulte de ce principe, ainsi que nous l'avons précédemment fait observer [4], qui si l'obéissance hiérarchique est un devoir, si la présomption de légitimité accompagne l'ordre supérieur, si enfin les agents qui l'ont exécuté sont en général justifiés par cet ordre, cette cause de justification n'est point absolue, et qu'elle cesse même lorsque la criminalité de l'ordre est évidente et que l'agent n'a pu le croire légitime. Cela posé, il est difficile qu'en matière de perception illicite, les commis ou préposés puissent méconnaître l'illégitimité de l'ordre qui

[3] Quæst. 111.

[4] V. notre t. 1, p 226.

leur serait donné; car les droits et taxes à percevoir sont clairement énoncés par les lois et les règlements; et l'on doit leur supposer, d'après les fonctions mêmes qu'ils exercent, assez de discernement et de lumières pour savoir où s'arrête la puissance de la perception. Ils se ront donc le plus souvent responsables d'une recette, même ordonnée par le fonctionnaire, dont ils dépendent, lorsque cette recette présentera ouvertement les caractères d'un délit ou d'un crime. Mais il est évident, ainsi que l'a fait remarquer M. Berlier, que cette complicité n'offrirait plus aucun doute, si les fruits de la concussion ont été partagés entre l'ordonnateur et les préposés.

L'effet de cette cause de justification devra être restreint encore dans un cercle plus étroit, si l'ordre de perception illicite a été donné, non à un commis ou préposé, mais à un fonctionnaire public inférieur dans l'ordre hiérarchique au fonctionnaire ordonnateur. En effet, le fonctionnaire inférieur n'est point l'agent de l'ordonnateur, le lien de la dépendance est moins resserré; la loi, en lui confiant l'exercice d'une partie de la puissance publique, lui crée des devoirs plus rigoureux; enfin il ne doit au fonctionnaire supérieur que l'obéissance hiérarchique et seulement à l'égard des objets qui sont du ressort de celui-ci. Nous n'hésitons donc point à croire que, dans la plupart des cas, l'accusé du crime de concussion, qui serait investi d'une fonction publique, ne serait point admis à alléguer comme une excuse l'ordre d'un supérieur prescrivant la perception incriminée [1].

Nous avons examiné les trois éléments constitutifs de la concussion: chacune de ces circonstances est également substantielle à l'exislence du crime; car, si l'agent n'est pas revêtu de la qualité de fonctionnaire ou de préposé, l'exaction qu'il commet peut avoir le caractère d'une escroquerie ou d'un vol, mais ce n'est plus un fait de concussion; si l'acte prévaricateur est autre qu'une perception illicite, cet acte est qualifié de corruption ou de toute autre malversation, mais il cesse encore de constituer la concussion; enfin, si à ce fait de perception ne se réunit pas la connaissance de son illégitimité, ce n'est plus qu'une erreur, un abus de pouvoir peut-être, mais la criminalité de l'action s'évanouit. De là la conséquence que ces trois caractères doivent nécessairement être

[1] Il faut au surplus se reporter, pour la solution des questions de cette nature, à notre chapitre 14.

CHAUVEAU. T. II.

constatés dans le verdict du jury: l'omission d'un seul rendrait leur déclaration insuffisante; la peine n'aurait plus de base légale. Cette règle a été confirmée par la jurisprudence [2].

Il nous reste à faire mention de l'amende proportionnelle que l'art. 174 a attachée comme peine accessoire aux faits de concussion. Le dernier paragraphe de cet article est ainsi conçu: « Les coupables seront de plus condamnés à une amende dont le maximum sera le quart des restitutions et des dommages-intérêts, et le minimum le douzième. » Cette disposition nous suggérera deux observations.

La première, c'est que cette peine, qui du reste est la même, qu'elle que soit la qualification que reçoive la concussion, ne peut être prononcée que dans le seul cas où des restitutions ou dominages-intérêts seraient déjà prononcés, puisqu'elle est proportionnelle au taux de ces indemnités; et de là il suit qu'au cas où le crime, bien que consommé dans son exécution, serait manqué dans ses effets, et par conséquent au cas où la perception, bien qu'exigée, n'aurait pas été faite, cette peine accessoire, manquant de base d'évaluation, ne pourrait être appliquée.

Notre deuxième observation est relative à la nécessité d'énoncer dans les jugements et arrêts portant condamnation pour concussion, le taux des restitutions ou dommages-intérêts, puisque, si ces jugements ne portaient pas en euxmêmes cette énonciation, il serait impossible de juger, lorsqu'ils seraient l'objet d'un pourvoi, si l'amende a été prononcée dans les limites légales. Mais, lorsque la concussion est qualifiée crime, est-ce par les jurés, est-ce par les juges, que la quotité du dommage doit être fixée ? La raison de douter de la compétence des juges est que cette évaluation est un fait qui sert de base à l'application de l'amende. Mais il faut considérer, d'une autre part, que le crime de concussion ne dépend pas de la quotité du produit des faits élémentaires qui constituent la concussion, et que le crime existe indépendamment du bénéfice qu'en retire l'agent; or, si ce bénéfice n'est point une circonstance constitutive du crime, ce n'est point au jury qu'il appartient de l'apprécier. La fixation de l'amende, de même que la distribution de toutes les peines, rentre dans le domaine du juge, et le chiffre des dommages-intérêts ne saurait sortir de cette compétence par cela seul qu'elle est prise comme

[2] Arr. cass. 15 mars 1831.

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base de l'amende. Telle est aussi la solution qui a été consacrée par la Cour de cassation [1].

§ III.

Des Délitsdes fonctionnaires qui s'ingèrent dans des affaires ou commerces incompatibles avec leur qualité.

La loi pénale, lorsqu'elle s'est occupée des crimes et des délits que les fonctionnaires publics peuvent commettre dans leurs fonctions, ne s'est pas toujours bornée à prévoir et à punir des faits accomplis; elle a porté plus loin ses précautions, et elle a voulu dans certains cas prévenir par ses châtiments jusqu'à la possibilité de l'abus de ces fonctions, en traçant autour du fonctionnaire un cercle de prohibitions qu'il ne peut enfreindre sans encourir une peine

C'est ainsi que la loi romaine défendait, à peine de confiscation, à ses proconsuls, de faire aucune acquisition, aucune construction dans l'étendue des provinces qu'ils gouvernaient : «Quod à præside seu procuratore, vel quolibet alio in ea provinciá in quá administrat, licet per suppositam personnam, comparatum est, infirmato contractu vindicatur et æstimatio ejus fisco infertur, nam et navem in eâdem provinciá in quâ quis administrat ædificare prohibetur [2]. » La même prohibition était reproduite et développée dans la législation française; « Nous défendons aux sénéchaux, baillis et autres juges que par soy ne par personnes interposites, ils n'empruntent argent ou autre chose des subgez de leur sénéchaussée et bailliage; qu'ils ne feront aucuns acquits de héritages ou biens immeubles en leur sénéchaussée, bailliage ou administration, ne des subgez d'icelle quelque part que ce soit ; et si ils font le contraire, le contrat sera réputé nul, et telles possessions ainsi acquises nous appartiendront; et que durant leur administration, ils ne se marieront, ne souffriront leurs enfants, soient fils ou filles, contraire mariage avec quels aucuns ou aucunes de leur sénéchaussée, baillage ou administration [3]. » Enfin l'art. 27 du tit. 17 de l'ordonnance de 1670 contenait la disposition suivante: « Défendons à tous juges, greffiers, huissiers, archers ou autres officiers de justice, de se rendre adjudicataires ( des meubles et effets des condamnés), sous leurs noms ou sous noms interposés, sous quelque prétexte que ce soit, à peine d'interdiction et du double de la valeur. »

[1] Arr. cass. 26 août 1824; S. 1825, 1, 77. [2] L. 46, § 2, Dig. de jure fisci.

Les incompatibilités et interdictions établies par les art. 175 et 176 du Code pénal, sans être les mêmes sont de la même nature. La loi a vu dans l'immixtion des fonctionnaires, soit dans les entreprises ou affaires qu'ils sont chargés de surveiller, soit dans des spéculations commerciales sur les substances alimentaires, la possibilité d'un abus de pouvoir, et elle en fait l'objet d'une prohibition formelle.

De telles prohibitions sont assurément dans le droit du législateur: il est libre d'imposer aux agents du pouvoir les conditions qui lui semblent les plus propres à garantir la société des abus auxquels ils pourraient se livrer. Toutefois il faut prendre garde que l'infraction de la prohibition peut avoir deux caractères fort distincts: si elle n'est entachée d'aucun dol, d'aucune fraude, ce n'est qu'une contravention matérielle que le fonctionnaire aura commise; si, au contraire, l'acte interdit a été commis avec une pensée cupide et frauduleuse, le même acte constituera un délit moral. Ainsi l'officier public qui a pris un intérêt dans une entreprise qui ressortit de ses fonctions, le préfet qui a fait un acte de commerce sur les grains ou les boissons, peuvent avoir agi avec cette loyauté qui doit resplendir sur tous les actes des fonctionnaires; ils ont enfreint, il est vrai, une prohibition, mais ils ont soigneusement séparé le fonctionnaire et le spéculateur; ils n'ont point appelé la fonction à l'aide de l'entreprise, ils ne s'en sont point servis, ils n'en ont point abusé. Supposons maintenant qu'ils aient favorisé de tout leur pouvoir l'affaire que leur intérêt particulier avait épousée, qu'ils aient fait liquider la créance contestable qu'ils avaient achetée, qu'ils aient fait hausser le prix des grains en prêtant leur puissance au monopole; le fait change évidemment de nature: l'infraction n'est plus une simple désobéissance; elle s'aggrave de tout le péril d'un excès de pouvoir, de toute l'immoralité d'un abus de confiance.

Or, quelle a été la pensée du législateur en traçant les interdictions des art. 175 et 176? A-t-il voulu comprendre dans les mêmes dispositions, punir des mêmes peines la simple infraction matérielle et le délit moral? ou son incrimination ne s'applique-t-elle qu'aux infractions qui renferment les caractères d'un délit ? Il nous parait et nous allons tout à l'heure justifier cette opinion, que les faits qui offrent les éléments du délit moral sont seuls passibles de la pénalité portée par ces deux articles. Mais de

[3] Ord. de Charles VI du 5 fév. 1388.

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là, toutefois, il ne faudrait pas conclure que l'infraction matérielle doit être tolérée jusqu'à la preuve de la fraude; cette infraction à une prohibition formelle place le fonctionnaire en état de prévention, elle fait présumer le dol, elle autorise les poursuites, et c'est à lui à justifier de sa bonne foi et de la pureté de son intention.

L'art. 175 est ainsi conçu: «Tout fonctionnaire, tout officier public, tout agent du gouvernement qui, soit par actes simulés, soit par interposition de personnes, aura pris ou reçu quelque intérêt que ce soit dans les actes, adjudications, entreprises ou régies dont il a ou avait, au temps de l'acte, en tout ou partie, l'administration ou la surveillance, sera puni d'un emprisonnement de six mois au moins, ou de deux ans au plus, et sera condamné à une amende qui ne pourra excéder le quart des restitutions et des indemnités, ni être au-dessous du douzième. Il sera de plus déclaré à jamais incapable d'exercer aucune fonction publique. La présente disposition est applicable à tout fonctionnaire ou agent du gouvernement qui aura pris un intérêt quelconque dans une affaire dont il était chargé d'ordonnancer le paiement, ou de faire la liquidation. » La portée de cet article a été indiquée avec une grande netteté par l'exposé des motifs: « La troisième sous-division, a dit l'orateur du Corps législatif, traite des délits des fonctionnaires qui se sont ingérés dans les affaires ou les commerces incompatibles avec leur qualité. Les peines appliquées à ces délits atteignent également et l'abus de confiance de la part du fonctionnaire, et le monopole. Il y a abus de confiance de la part du fonctionnaire quand il s'ingère, par lui-même ou par interposition de personnes, dans une entreprise qu'il est obligé de surveiller. S'il se joue ainsi de ses devoirs, par qui l'intérêt public sera-t-il garanti s'il ose lui associer le sien? Il sera donc puni par l'emprisonnement, par une amende proportionnée aux dommages par lui causés, et par la privation de toutes fonctions publiques. »

Ce n'est donc pas la simple infraction à la prohibition que le législateur a voulu atteindre, c'est l'abus de confiance commis à l'aide de cette infraction, c'est la cupidité servie par l'abus de pouvoir. Les observations de M. Berlier viennent à l'appui de cette explication : « Un fonctionnaire, a dit cet orateur, devient coupable lorsqu'il prend directement ou indirectement intérêt dans les adjudications, entreprises ou régies dont sa place lui donne l'administration on la surveillance. Et que deviendrait

en effet cette surveillance quand elle se trouverait en point de contact avec l'intérêt personnel du surveillant? et comment parviendrait-on, sans blesser l'honneur et la morale, à concilier ce double rôle de l'homme privé et de l'homme public? Tout fonctionnaire qui se sera souillé d'une telle turpitude sera donc justement puni d'emprisonnement, et déclaré indigne d'exercer désormais des fonctions dans lesquelles il se serait avili. » Cette interprétation, du reste, loin d'être repoussée par le texte de la loi, y trouve au-contraire un appui la rubrique du § 3 ne mentionne que les délits commis par les fonctionnaires qui se sont ingérés dans des affaires incompatibles avec leur qualité. Donc ce n'est pas le seul fait de la participation, mais le délit auquel eette participation a donné lieu, qui fait l'objet de la sollicitude de la loi. En deuxième lieu, l'amende étant proportionnée aux restitutions et dommages-intérêts, indique, dans la pensée du législateur, la condition d'un préjudice pour la constitution du fait punissable. Il ne s'agit donc pas d'une simple infraction qui exécutée sans fraude, n'entraînerait après elle aucun dommage: c'est le délit moral; c'est, suivant l'expression du législateur lui-même, l'abus de confiance, la turpitude du fonctionnaire que la disposition pénale a voulu punir.

Cela posé recherchons quels sont les éléments qui constituent ce délit. A l'intention de fraude dont la nécessité vient d'être établie, il faut que trois circonstances matérielles se réunissent: il faut que le prévenu soit fonctionnaire, officier public ou agent du gouvernement, qu'il ait pris un intérêt quelconque dans des affaires ou des entreprises, enfin, que ces entreprises ou ces affaires aient été l'objet de sa surveillance an moment de la participation. Cette triple condition ressort nettement des termes de l'art. 175.

La qualité de fonctionnaire est subtantielle au délit, puisque ce délit ne consiste que dans un abus de fonctions. La seule difficulté qui puisse s'élever ici, est de savoir à quelles personnes cette qualité peut s'appliquer ; nous nous référerons à cet égard à nos précédentes observations sur ce point; nous ferons seulement observer que l'art. 175 n'a point ajouté la désignation des fonctionnaires, officiers publics et agents du gouvernement, celle de leurs commis ou préposés, comme l'avait fait l'art. 174. La raison de cette exclusion est que ces derniers n'exerçant en leur nom aucune autorité, aucune surveillance directe, et étant soumis au contrôle immédiat du fonctionnaire dont ils dépendent, leur immixtio n dans les affaires relative

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