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(Ils font mine de tirer l'épée, et s'écartent pour dire ce qui suit.)

PASQ. Crois-moi, mon enfant, retire-toi.

CRISP. Retire-toi, toi-même.

PASQ. Je ne te ferai point de quartier.

CRISP. Je vais te mettre sur le carreau.
PASQ. Toi! Tu n'es qu'un bélître.
CRISP. Tu n'es qu'un misérable.

PASQ. Un lâche.

CRISP. Un poltron.

PASQ. (lui donnant un soufflet.) Moi, poltron ?
CRISP. (le lui rendant.) Moi, lâche ?

(Ils mettent l'épée à la main, et se repoussent en reculant.) PASQ. Vous reculez.

CRISP. Et vous aussi.

PASQ. C'est pour gagner du terrain.

CRISP. Et moi, pour mieux sauter.

(Ils s'avancent, et se regardent tous deux en tremblant.) PASQ. Je tremble pour ta vie.

CRISP. Et moi pour la tienne.

PASQ. (à part.) S'il pouvait s'enfuir!

CRISP. (à part.) Si la peur le pouvait prendre ! PASQ. (à part.) Ma valeur commence à me quitter. CRISP. (regardant de tous côtés.) Ne viendra-t-il personne pour nous séparer.

PASQ. Il faut faire du bruit.

CRISP. Je vais crier comme un enragé.

CRISPIN et PASQUIN. (se poussant des bottes de loin.) Point de quartier. Tue, tue.

PASQ. à part.) Il ne vient pas une âme.

CRISP. (à part.) Ils nous laisseront égorger. (haut.) Puisqu'on ne vient pas nous séparer, je suis d'avis que nous finissions le combat.

PASQ. (haut.) Vous avez raison; nous avons fait notre devoir.

CRISP. Je vous en réponds.

PASQ. Je vous ai donné un soufflet, vous me l'avez rendu chaudement.

CRISP. Nous avons mis l'épée à la main en braves

gens.

PASQ. Nous nous sommes battus comme des enragés. CRISP. La valeur ne peut pas aller plus loin.

PASQ. Voilà tout ce qui s'y peut faire. Si vous voulez, pourtant, nous recommencerons.

CRISP. Non, nous sommes d'égale force: nous nous battrions deux heures que nous ne nous tuerions pas. Voilà assez de sang répandu.

PASQ. Allons nous faire panser.

CRISP. Allons plutôt boire, nous en avons besoin; la valeur altère furieusement. C'est la coutume des braves gens de boire ensemble après qu'ils se sont me

surés.

PASQ. Vous avez raison; allons, César.
CRISP. Marchons, Pompée.

L'ILE DE SAINT-PIERRE.

PAR JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU, le plus éloquent écrivain du 18e siècle, naquit à Genève en 1712, et mourut à Ermenonville près de Paris en 1788. Il était fils d'un horloger. Dès sa jeunesse il montra un amour ardent pour la liberté, amour qu'il nourrit par la lecture de Tacite et de Plutarque. Son style est d'une rare perfection. Il réunit tous les mérites d'un prosateur parfait. Il a la plus grande clarté et son expression est simple, énergique et parfaitement ajustée à la matière. On sait que J.-J. ROUSSEAU travaillait avec lenteur, et corrigeait beaucoup ses écrits.

De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si véritablement heureux, et ne m'a laissé de si tendres regrets, que l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite fle, qu'on appelle à Neufchâtel l'île de la Motte, est bien peu connue même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est très agréable et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire; car quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je

ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l'aie trouvé jusqu'ici chez nul autre.

*

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et plus romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture, de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, de contrastes plus fréquents, et des accidents plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs; mais il est intéressant pour les contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne. Ce beau bassin d'une forme presque ronde enferme dans son milieu deux petites îles; l'une habitée et cultivée, d'environ une demilieue de tour; l'autre plus petite, déserte et en friche, et qui sera détruite à la fin par les transports de la terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font à la grande. C'est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant.

Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse bassecour, une volière, et des réservoirs pour le poisson. L'île dans sa petitesse est tellement variée dans ses terrains et ses aspects, qu'elle offre toutes sortes de sites et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets, et bordés d'arbrisseaux de toute espèce dont le bord des eaux entretient la fraîcheur; une haute terrasse, plantée de deux rangs d'arbres, borde l'île

* Élévations ou abaissements de terrain.

dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon où les habitants des rives voisines se rassemblent, et viennent danser les dimanches durant les vendanges.

C'est dans cette ile que je me réfugiai après la lapidation de Motiers*. J'en trouvai le séjour si charmant, j'y menais une vie si convenable à mon humeur, que, résolu d'y finir mes jours, je n'avais d'autre inquiétude, sinon qu'on ne me laissât pas exécuter ce projet, qui ne s'accordait pas avec celui de m'entraîner en Angleterre dont je sentais déjà les premiers effets. Dans les pressentiments qui m'inquiétaient, j'aurais voulu qu'on m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie, et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir, on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le monde, j'en eusse oublié l'existence, et qu'on y eût oublié la mienne aussi.

On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette île; mais j'y aurais passé deux ans, deux siècles, et toute l'éternité sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse avec ma compagne d'autre société que celle du receveur, de sa femme, et de ses domestiques, qui tous étaient à la vérité de très bonnes gens, et rien de plus; mais c'était précisément ce qu'il me fallait. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie, et tellement heureux qu'il m'eût suffi durant toute mon existence, sans laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d'un autre état.

Quel était donc ce bonheur, et en quoi consistait sa jouissance? Je le donnerais à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j'y menais. Le précieux far niente fut la première et la principale de

* Le procureur-général Tronchin écrivit contre les habitants de Genève une brochure intitulée : les lettres écrites de la campagne. Poussé par ses concitoyens, Rousseau réfuta et parodia ces lettres par les lettres écrites de la montagne. Au sujet de cet écrit la populace de Motiers insulta Rousseau à plusieurs reprises, et porta ses excès au point que sa vie se trouva en danger. Pour se soustraire à ces insultes, il quitta Motiers et alla se fixer à l'île de St. Pierre.

ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur; et tout ce que je fis durant mon séjour, ne fut en effet que l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté.

L'espoir qu'on ne demanderait pas mieux que de me laisser dans ce séjour isolé où je m'étais enlacé de moimême, d'où il m'était impossible de sortir sans assistance et sans être bien aperçu, et où je ne pouvais avoir ni communication, ni correspondance que par le concours des gens qui m'entouraient, cet espoir, dis-je, me donnait celui d'y finir mes jours plus tranquillement que je ne les avais passés; et l'idée que j'aurais le temps de m'y arranger tout à loisir fit que je commençais par n'y faire aucun arrangement. Transporté là brusquement seul et nu, j'y fis venir successivement ma gouvernante,* mes livres, et mon petit équipage, dont j'eus le plaisir de ne rien déballer, laissant mes caisses et mes malles comme elles étaient arrivées, et vivant dans l'habitation où je comptais achever mes jours, comme dans une auberge dont j'aurais dû partir le lendemain. Toutes choses telles qu'elles étaient, allaient si bien que vouloir les mieux ranger, c'était y gâter quelque chose. Un de mes plus grands délices était surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés, et de n'avoir point d'écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçaient de prendre la plume pour y répondre, j'empruntais en murmurant l'écritoire du receveur, et je me hâtais de la rendre, dans la vaine espérance de n'avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouquinerie, j'emplissais ma chambre de fleurs et de foin; car j'étais alors dans ma première ferveur de botanique. Ne voulant plus d'œuvre de travail, il m'en fallait un d'amusement, qui me plût et qui ne me donnât de peine que celle qu'aime à prendre un paresseux. J'entrepris de faire la Flora petrinsularis et de décrire toutes les plantes

* Thérèse Levasseur qu'il épousa ensuite pour lui témoigner sa reconnaissance des services qu'elle lui avait rendus. Gouvernante se dit plus ordinairement d'une femme à laquelle on confie l'éducation d'un ou de plusieurs enfants, mais il se dit encore d'une femme qui a soin du ménage d'un homme veuf ou d'un célibataire.

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