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d'après les textes de 1705
VIE DE MOLIÈRE

PAR GRIMAREST *.

Jean-Baptiste Poquelin de Molière', étoit fils et petit- | dissipât son fils, et ne lui ôtât toute l'attention qu'il devoit fils de tapissiers, valets-de-chambre du roi Louis XIII. Son père avoit sa boutique sous les piliers des Halles, dans une maison qui lui appartenoit en propre. Sa mère s'appeloit Boudet; elle étoit aussi fille d'un tapissier, établi sous les mėmės piliers des Halles.

Les parents de Molière l'élevèrent pour être tapissier, et ils le firent recevoir en survivance de la charge du père, dans un åge peu avancé; ils n'épargnèrent aucun soin pour le mettre en état de la bien exercer, ces bonnes gens n'ayant pas de sentiments qui dussent les engager à destiner leur enfant à des occupations plus élevées de sorte qu'il resta dans la boutique jusqu'à l'âge de quatorze ans ; et ils se contentèrent de lui faire apprendre à lire et à écrire pour les besoins de sa profession.

Molière avoit un grand-père qui l'aimoit éperdument, et comme ce bon homme avoit de la passion pour la comé die, il y menoit souvent le petit Poquelin, à l'hôtel de Bourgogne. Le père, qui appréhendoit que ce plaisir ne

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LE DUCHAT (L. DUCH.)

MÉNAGE (MĖN.)

Celles non signées sont de M. AIMÉ-MARTIN.

'Les recherches précieuses de M. Beffara nous ont appris que Molière est né, non sous les piliers des Halles, mais dans la rue Saint-Honoré, près de la rue de l'Arbre-Sec; non en 1620, mais le 15 de janvier 4622, et que sa mère s'appeloit, non Boudet, mais Maric Cressé, fille d'un marchand tapissier des Halles. (DESP.) (Voyez la Dissertation sur Molière, par M. Beffara.)

M. Delort, auteur d'un ouvrage fort curieux sur Paris, a découvert que cinq des parents de Molière avoient été juges et consuls de la ville de Paris (depuis 1647 jusqu'en 1685), fonctions considérables qui donnoient quelquefois la noblesse. (Voyez le Voyage aux environs de Paris, page 199.)

'Nous avons essayé de découvrir le nom des comédiens qui durent frapper les premiers regards de Molière. Parmi eux se trouvoient trois farceurs célèbres : Gauthier Garguille, Turlupin el Gros-Guillaume. Une tendre amitié et le goût de la comédie les ayant réunis, ils élevèrent leurs tréteaux à l'Estrapade, et ils obtinrent une si grande vogue que le bruit en parvint jus

à son métier, demanda un jour à ce bon homme pourquoi il menoit si souvent son petit-fils au spectacle. Avez-vous, lui dit-il avec un peu d'indignation, envie d'en faire un comédien? Plût à Dieu, lui répondit le grand-père, qu'il fût aussi bon comédien que Bellerose (c'étoit un fameux acteur de ce temps-là)! Cette réponse frappa le jeune homme; et, sans pourtant qu'il eût d'inclination déterminée, elle lui fit naître du dégoût pour la profession de tapissier, s'imaginant que puisque son grand-père souhaitoit qu'il pût être comédien, il pouvoit aspirer à quelque chose de plus qu'au métier de son père.

Cette prévention s'imprima tellement dans son esprit,

qu'à Richelieu. Ce ministre voulut les voir; et, charmé de leurs bouffonneries, il fit venir les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, et leur dit qu'on sortoit toujours triste de la représentation de leurs pièces, et qu'il leur ordonnoit de s'associer ces trois acteurs comiques. Cet ordre fut exécuté, et c'est à l'hôtel de Bourgogne, au bout de deux ou trois ans, en 1634, que se termina leur histoire par la plus touchante catastrophe : « Gros-Guil» laume, disent les frères Parfait, ayant eu la hardiesse de ⚫ contrefaire un magistrat à qui une certaine grimace étoit fa» milière, il le contrefit trop bien, car il fut décrété ainsi que » ses deux compagnons. Ceux-ci prirent la fuite: mais Gros» Guillaume fut arrêté et mis dans un cachot. Le saisissement » qu'il en eut lui causa la mort, et la douleur que Gauthier » Garguille et Turlupin en ressentirent les emporta aussi dans » la même semaine. Ces trois acteurs avoient toujours joué sans » femmes. Ils n'en vouloient pas, disoient-ils, parce qu'elles les » désuniroient. » On ne peut s'empêcher de plaindre et d'admirer ces pauvres gens, et l'on diroit volontiers de leur amitié ce que Molière a dit de la vertu : Où diable va-t-elle se nicher!

Ces acteurs ne furent remplacés que plusieurs années après par le fameux Scaramouche, qui devint le maître de Molière, et que Mazarin fil venir d'Italie. Ainsi deux cardinaux protégèrent notre théâtre naissant.

Molière avoit environ douze ans à l'époque de celte catastrophe. Elle dut le frapper, car il est à remarquer que dans aucune de ses pièces il n'a introduit de rôle de magistrat.

'Pierre le Meslier, dit Bellerose, étoit un des plus excellents acteurs qui eussent paru dans le genre tragique sous le règne de Louis XIII. L'auteur d'une lettre sur la vie et les ouvrages de Molière et les comédiens de son temps dit, en parlant de Bellerose : « que l'on croit que c'est lui qui a joué d'original le rôle a de Cinna. Il étoit, ajoute-t-on, en grande réputation sous le » cardinal de Richelieu. Il annonçoit de bonne grace, parloit » facilement, et ses petits discours faisoient toujours plaisir à en» tendre. (11 étoit orateur de la troupe. Il a joué le rôle du Men»teur d'original.) Le cardinal de Richelieu lui avoit fait pré

qu'il ne restoit dans la boutique qu'avec chagrin. De manière que, revenant un jour de la comédie, son père lui demanda pourquoi il étoit si mélancolique depuis quelque temps. Le petit Poquelin ne put tenir contre l'envie qu'il avoit de déclarer ses sentiments à son père; il lui avoua franchement qu'il ne pouvoit s'accommoder de sa profession; mais qu'il lui fercit un plaisir sensible de le faire étudier. Le grand-père, qui étoit présent à cet éclaircissement, appuya par de bonnes raisons l'inclination de son petit-fils. Le père s'y rendit, et se détermina à l'envoyer au collége des jésuites'.

Le jeune Poquelin étoit né avec de si heureuses dispositions pour les études, qu'en cinq années de temps il fit non-sculement ses humanités, mais encore sa philosophie.

Ce fut au collége qu'il fit connoissance avec deux hommes illustres de notre temps, M. Chapelle et M. Bernier 3. Chapelle étoit fils de M. Luillier, sans pouvoir être son héritier de droit; mais celui-ci auroit pu lui laisser les grands biens qu'il possédoit, si, par la suite, il ne l'avoit reconnu incapable de les gouverner. Il se contenta de lui laisser seulement huit mille livres de rente entre les mains de personnes qui les lui payoient régulièrement.

M. Luillier n'épargna rien pour donner une belle éducation à Chapelle, jusqu'à lui choisir pour précepteur le célèbre M. de Gassendi, qui, ayant remarqué dans Molière toute la docilité et toute la pénétration nécessaires pour prendre les connoissances de la philosophie, se fit un plaisir de la lui enseigner en même temps qu'à MM. Chapelle et Bernier 4.

Cyrano de Bergerac 5, que son père avoit envoyé à Pa

> sent d'un habit magnifique pour jouer ce rôle. » (Mercure de France, mai 1740.) Ses talents supérieurs n'empêchérent pas de remarquer ses défauts. Scarron, dans son Roman comique, fait dire à La Rancune que ce comédien étoit trop affecté, et on lit dans les Mémoires du cardinal de Retz que madame de Monthazon ne pouvoit se résoudre à aimer M. de La Rochefoucauld, parce qu'il ressembloit à Bellerose, qui avoit l'air trop fade. Cet acteur mourut en 1670 (Frères Parfait, tome v).

'C'est-à-dire au collège de Clermont, depuis Louis-le-Grand, dirigé par les jésuites. Molière avoit alors quatorze ans (en 1656); il resta au college jusqu'à la fin de 1641.Le prince de Conti, frère du grand Condé, âgé de sept ans, fut un de ses condisciples. (Vie de Molière par La Grange, préface de l'édition de 1682.) Chapelle, célèbre par sa gaieté, sa vie insouciante, et par le Voyage qu'il composa avec Bachaumont.

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'Les Voyages de Bernier sont encore ce que nous avons de mieux sur le Mogol, l'Indoustan et le royaume de Cachemire, pays qu'il parcourut avec l'empereur Aureng-Zeb, auprès duquel il resta douze ans.

'Grimarest oublie le célèbre Hesnault, qui fut aussi condisciple de Molière sous Gassendi. Ces premières études de philosophie inspirèrent sans doute à Hesnault et à Molière l'idée de traduire Lucrèce. La traduction de Molière est perdue: on ne connoit de celle d'Hesnault que l'invocation à Vénus.

'Cyrano de Bergerac, né en 1620. Son caractère étoit bouillant; sa bravoure le rendit célèbre : il n'y avoit pas de jour qu'il ne se battit en duel, et l'auteur de sa vie a remarqué que ce fut presque toujours en qualité de second. Cet auteur, dit Sabattier de Castres, étoit capable de devenir grand physicien, habile critique, et profond moraliste, si la mort ne l'eût enlevé presque aussitôt qu'il se fut consacré aux lettres,

ris, sur sa propre conduite, pour achever ses études, qu'il avoit assez mal commencées en Gascogne, se glissa dans la société des disciples de Gassendi, ayant remarqué l'avantage considérable qu'il en tireroit. Il y fut admis cependant avec répugnance : l'esprit turbulent de Cyrano ne convenoit point à des jeunes gens qui avoient déja toute la justesse d'esprit que l'on peut souhaiter dans des personnes toutes formées. Mais le moyen de se débarrasser d'un jeune homme aussi insinuant, aussi vif, aussi gascon que Cyrano? Il fut donc reçu aux études et aux conversations que Gassendi conduisoit avec les personnes que je viens de nommer. Et comme ce même Cyrano étoit trèsavide de savoir, et qu'il avoit une mémoire fort heureuse, il profitoit de tout, et il se fit un fonds de bonnes choses, dont il tira avantage dans la suite. Molière aussi ne s'est pas fait un scrupule de placer dans ses ouvrages plusieurs pensées que Cyrano avoit employées auparavant dans les siens. Il m'est permis, disoit Molière, de reprendre mon bien où je le trouve1.

Quand Molière eut achevé ses études, il fut obligé, cause du grand âge de son père, d'exercer sa charge pendant quelque temps; et même il fit le voyage de Narbonne à la suite de Louis XIII 3. La cour ne lui fit pas perdre le goût qu'il avoit pris dès sa jeunesse pour la comédie; ses études n'avoient même servi qu'à l'y entretenir 4. C'étoit assez la coutume dans ce temps-là de représenter

Le Pédant joue de Cyrano a fourni à Molière deux scènes des Fourberies de Scapin. Cyrano composa cette pièce étant encore au college, pour se venger d'un de ses professeurs.

• Non pas à cause du grand áge de son père, puisque celuici n'avoit que quarante-six ans ; Molière en avoit dix-neuf. (BEFFARA.)

'Ce voyage fut marqué par des événements mémorables, Louis XIII reprit Perpignan sur les Espagnols. Molière put.voir Richelieu, sur [son lit de mort, déjouant la conspiration de Saint-Marc et de De Thou, ressaisissant d'une main ferme le pouvoir qu'on tentoil de lui arracher, et, au moment de descendre le Rhône, faisant attacher à la queue de sa barque celle qui renfermoit les deux victimes qu'il conduisoit à l'échafaud. Toujours auprès du roi, Molière fut témoin de l'imprudence du favori, du despotisme du ministre, et de la foiblesse du maître. Ce furent là ses premières études du cœur humain.

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'Il y a ici une lacune de plusieurs années sur lesquelles les Mémoires jettent peu de lumière. On peut présumer cependant, d'après l'aveu de Grimarest, à la fin de la Vie, et surtout d'après la comédie satirique d'Elomire, qu'en 1642, le père de Molière se décida à envoyer son fils à Orléans pour y faire son droit, et que le jeune Poquelin ne revint à Paris qu'au mois d'août 1645, époque à laquelle il fut reçu avocat. Il suivit alors le barreau; ou plutôt, entrainé par son goût pour le théâtre, il devint un des plus assidus spectateurs de l'Orviétan et de Bary, successeurs de Mondor et de Tabarin, dont les tréteaux s'élevoient sur le PontNeuf, et qui partageoient l'admiration avec le fameux Scaramouche. Quelques mémoires assurent même que Molière prenoit dès lors des leçons particulières de ce dernier. (Ménagiana, page 9; et Vic de Scaramouche, par Mezzetin.) Tallemant, dans des mémoires manuscrits cités par M. Walckenaer (Histoire de La Fontaine, p. 75), dit que Molière avoit d'abord étudié la théologie, et que ses parents le destinoient à 'état ecclésiastique. Cette anecdote est invraisemblable, puisque Molière étoit appelé à succéder à la charge de valet-de-chambre exercée par son père. L'assertion vague de Tallemant ne mérite donc aucune confiance.

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des pièces entre amis. Quelques bourgeois de Paris formèrent une troupe dont Molière étoit; ils jouèrent plusieurs fois pour se divertir. Mais ces bourgeois, ayant suffisamment rempli leur plaisir, et s'imaginant être de bons acteurs, s'avisèrent de tirer du profit de leurs représentations. Ils pensèrent bien sérieusement aux moyens d'exécuter leur dessein; et, après avoir pris toutes leurs mesures, ils s'établirent dans le jeu de paume de la CroixBlanche, au faubourg Saint-Germain '. Ce fut alors que Molière prit le nom qu'il a toujours porté depuis. Mais lorsqu'on lui a demandé ce qui l'avoit engagé à prendre celui-là plutôt qu'un autre, jamais il n'en a voulu dire la raison, même à ses meilleurs amis 2.

L'établissement de cette nouvelle troupe de comédiens n'eut point de succès, parce qu'ils ne voulurent pas suivre les avis de Molière, qui avoit le discernement et les vues beaucoup plus justes que des gens qui n'avoient pas été cultivés avec autant de soins que lui.

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Un auteur grave nous fait un conte au sujet du parti que Molière avoit pris de jouer la comédie. Il avance que sa famille, alarmée de ce dangereux dessein, lui envoya un ecclésiastique 3 pour lui représenter qu'il perdoit entièrement l'honneur de sa famille; qu'il plongeoit ses parents dans de douloureux déplaisirs, et qu'enfin il risquoit son salut d'embrasser une profession contre les bonnes mœurs, et condamnée par l'Eglise; mais qu'après avoir écouté tranquillement l'ecclésiastique, Molière parla à son tour avec tant de force en faveur du théâtre, qu'il séduisit l'esprit de celui qui le vouloit convertir, et l'emmena avec lui pour jouer la comédie. Ce fait est absolument inventé par les personnes de qui M. Perrault peut l'avoir pris pour nous le donner; et quand je n'en aurois pas de certitude, le lecteur, à la première réflexion, présumera, avec moi, que ce fait n'a aucune vraisemblance. Il est vrai que les parents de Molière essayèrent, par toutes sortes de voies, de le détourner de sa résolution; mais ce fut inutilement : sa passion pour la comédie l'emportoit sur toutes leurs raisons 4.

'Cette troupe, connue sous le nom d'illustre théâtre, étoit dirigée par les Béjart (1645). Elle débuta sur les fossés de la porte de Nesle, aujourd'hui, la rue Mazarine. N'ayant obtenu aucun succès, elle traversa la Seine, et ouvrit un théâtre au port Saint-Paul. De là elle revint au faubourg Saint-Germain, et c'est alors seulement qu'elle s'établit au jeu de paume de la CroixBlanche.

'Ce silence n'a rien de fort merveilleux: peut-être que le souvenir de la Polyxène, roman qui avoit alors quelque réputation, et dont l'auteur, qui se nommoit Molière, avoit long-tempsjoué la comédie, eut quelque part à ce choix. (Ce passage est extrait d'une vie de Molière, peu connue, écrite en 1724. Nous aurons plusieurs fois occasion de citer cet ouvrage, dont le rédacteur avoit recueilli de la bouche des contemporains plusieurs anecdotes fort piquantes.)

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Quoique la troupe de Molière n'eût point réussi, cependant, pour peu qu'elle avoit paru, elle lui avoit donné occasion suffisamment de faire valoir dans le monde les dispositions extraordinaires qu'il avoit pour le théâtre, et M. le prince de Conti, qui l'avoit fait venir plusieurs fois jouer dans son hôtel, l'encouragea; et, voulant bien l'honorer de sa protection, il lui ordonna de le venir trouver en Languedoc avec sa troupe, pour y jouer la comédie '. Cette troupe étoit composée de la Béjart, de ses deux frères; de Duparc, dit Gros-René; de sa femme; d'un pâtissier de la rue Saint-Honoré, père de la demoiselle de La Grange, femme-de-chambre de la de Brie 2; celle-ci étoit aussi de la troupe avec son mari, et quelques autres 3, Molière, en formant sa troupe, lia une forte amitié avec la Béjart, qui, avant qu'elle le connût, avoit eu une

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parcourut la province avec sa troupe. Il y resta quatre ou cinq ans pour se perfectionner dans son art. Dans ce long intervalle on le retrouve une seule fois à Bordeaux favorablement accueilli par le duc d'Espernon, si fameux sous les règnes de Henri III et de Henri IV. En 1650, il revint à Paris, et c'est seulement alors que le prince de Conti, son ancien condisciple, le fit jouer à son hôtel (aujourd'hui la Monnoie).

'Nouvelle confusion dans les époques. Ce ne fut qu'en 1653 ou 1654, un peu avant la convocation des états du Languedoc, que le prince de Conti ordonna à Molière d'aller le rejoindre à Béziers. Ainsi voilà huit années de la vie de Molière dont tous les détails nous sont inconnus. Molière passa à Lyon toute l'année de 1655.

'Ce pâtissier se nommoit Ragueneau; il fut long-temps aimé des comédiens et chéri des poètes, qui se régaloient à ses dépens. L'un de ces derniers, nommé Beys, lui ayant inspiré l'idée de faire des vers, le pauvre Ragueneau négligea son four, et, de bon pâtissier, il devint d'abord méchant poète, puis méchant comédien. Dassoucy, qui nous a conservé son histoire, dit qu'à force de faire crédit à ses confrères du Parnasse, il se ruina, et qu'un beau matin, sans aucun respect pour les Muses, des huissiers le jetèrent dans une prison. Il en sortit après un an de captivité, et voulut donner au monde les vers qu'il avoit composés; mais, dit plaisamment Dassoucy, « Il ne trouva dans Paris » aucun poète qui le voulût nourrir à son tour, et aucun pâtis» sier qui, sur un de ses sonnets, lui voulût faire crédit seule» ment d'un pâté. Il sortit donc de Paris avec sa femme et ses » enfants, lui cinquième, en comptant un petit âne tout chargé » de ses œuvres, pour aller chercher fortune en Languedoc, où » il fut reçu dans une troupe de comédiens qui avoit besoin d'un » homme pour faire un personnage de Suisse, où, quoique son » rôle fût tout au plus de quatre vers, il s'en acquitta si bien, » qu'en moins d'un an il acquit la réputation du plus méchant » comédien du monde; de sorte que les comédiens, ne sachant » à quoi l'employer, le voulurent faire moucheur de chandelles; mais il ne voulut point accepter cette condition, comme répu» gnante à l'honneur et à la qualité de poète : depuis, ne pou>vant résister à la force de ses destins, je l'ai vu avec une autre >> troupe, mouchant les chandelles fort proprement. Voilà lo » destin des fous, quand ils se font poètes, et le destin des poètes, » quand ils deviennent fous.» (Dassoucy, Aventures d'Italie, page 284.)

Ces acteurs ne faisoient pas partie de la troupe au moment de son départ de Paris; mais Moliêre s'étant arrêté à Lyon, où il donna l'Étourdi, y obtint un tel succès, qu'il fit tomber deux autres troupes dont les premiers acteurs s'empressèrent de se joindre à lui. De ce nombre étoient La Grange, du Croisy. Duparc, et les demoiselles de Brie et Duparc. C'est pour Duparc que Molière fit le rôle de Gros-René du Dépit amoureux.

petite fille de M. de Modène, gentilhomme d'Avignon, avec qui j'ai su, par des témoignages très-assurés, que la mère avoit contracté un mariage caché. Cette petite fille, accoutumée avec Molière qu'elle voyoit continuellement, l'appela son mari dès qu'elle sut parler'; et à mesure qu'elle croissoit, ce nom déplaisoit moins à Molière; mais cela ne paroissoit à personne tirer à aucune conséquence. La mère ne pensoit à rien moins qu'à ce qui arriva dans la suite; et, occupée seulement de l'amitié qu'elle avoit pour son prétendu gendre, elle ne voyoit rien qui dût lui faire faire des réflexions.

Molière partit avec sa troupe, qui eut bien de l'applaudissement en passant à Lyon, en 1653, où il donna au public l'Étourdi, la première de ses pièces, qui eût autant de succès qu'il en pouvoit espérer. La troupe passa en Languedoc, où Molière fut reçu très-favorablement de M. le prince de Conti 3, qui eut la bonté de donner des appointements à ces comédiens 4.

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'Molière ne se lia avec les Béjart qu'en 1645. La jeune Armande étoit peut-être alors auprès de sa sœur. Elle avoit quatorze ou quinze ans en 1653, au moment de son départ pour Lyon. Molière l'ayant épousée dans la suite, on osa répandre le bruit qu'il s'étoit uni à la fille de sa maîtresse, et même à sa propre fille imputations infàmes auxquelles Molière ne daigna jamais répondre. Cependant on avoit ignoré jusqu'à ce jour qu'Armande Béjart (femme de Molière) étoit la sœur et non la fille de cette Madeleine Béjart que Raymond, seigneur de Modène, épousa secrètement. Cette découverte précieuse est due à M. Beffara qui a publié l'acte de mariage de Molière, acte qu'il ne sera point inutile de rapporter ici :

Jean-Baptiste Poquelin, fils de sieur Jean Poquelin et de » feue Marie Cressé, d'une part, et Armande Gresinde Béjart, fille de feu Joseph Béjart et de Marie Hervé, d'autre part, << tous deux de cette paroisse vis-à-vis le Palais-Royal, fiancés » et mariés, tout ensemble, par permission de M. Comtes, doyen de Notre-Dame, et grand-vicaire de monseigneur le > cardinal de Retz, archevêque de Paris, en présence dudit Jean Poquelin, père du marié, et de André Boudet, beau-frère du > marié, de ladite Maric Hervé, mère de la mariée, Louis Bé»jart et Madeleine Béjart, frère et sœur de ladite mariée. »

Cet acte est signé J. B. Poquelin (c'èst Molière), J. Poquelin (c'est son père), Boudet (c'est son beau-frère), Marie Hervé (c'est la mère d'Armande Béjart), Armande Gresinde Béjart, Louis Béjart, et Béjart (Madeleine, sœur d'Armande Béjart.) 'Lisez, la sœur.

Armand de Bourbon, prince de Conti, frère du grand Condé, né le 11 octobre 1629, épousa, en 1654, Martinozzi, nièce de Mazarin, ce qui le fit nommer gouverneur de Guienne. Il aimoit passionnément la comédie, et se plaisoit même à imaginer des sujets propres à la scène; depuis il a écrit contre les spectacles. Il mourut à Pézenas, le 21 février 1666. Son ouvrage est intitulé: Traité de la comédie et des spectacles, selon la tradition de l'Église, par le prince de Conti, Paris, 1667,

in-8°.

'Ce ne fut qu'en 1654 que Molière se rendit auprès du prince de Conti. Cette date est établie par la première représentation du Dépit amoureux, et par les Mémoires de Dassoucy. Ce dernier ouvrage nous fournit quelques détails pleins d'intérêt sur cette époque de la vie de Molière, sur son voyage, et sur la générosité de son caractère. Dassoucy étoit une espèce de troubadour, bon musicien, poète agréable, qui couroit joyeusement de ville en ville, son luth à la main, et suivi de deux jeunes pages qui ont beaucoup trop occupé la muse de Chapelle. Arrivé à Lyon, il trouva, dit-il, ses poésies dans tous les couvents de religieuses;

Molière s'acquit beaucoup de réputation dans cette province, par les deux premières pièces de sa façon qu'il fit paroître, l'Étourdi et le Dépit amoureux; ce qui engagea d'autant plus M. le prince de Conti à l'honorer de sa bienveillance et de ses bienfaits: ce prince lui confia la conduite des plaisirs et des spectacles qu'il donnoit à la provinçe, pendant qu'il en tint les états; et ayant remarqué en peu de temps toutes les bonnes qualités de Molière, son estime pour lui alla si loin qu'il le voulut faire son secrétaire mais Molière aimoit l'indépendance, et il étoit si rempli du desir de faire valoir le talent qu'il se connoissoit, qu'il pria M. le prince de Conti de le laisser continuer la comédie; et la place qu'il auroit remplie fut donnée à M. de Simoni. Ses amis le blâmèrent de n'avoir point accepté un emploi si avantageux. « Eh! messieurs, leur » dit-il, ne nous déplaçons jamais, je suis passable auteur, » si j'en crois la voix publique; je puis être un fort mau» vais secrétaire. Je divertis le prince par les spectacles

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mais, « Ce qui me charma le plus, ce fut la rencontre de Mo-. » lière et de MM. les Béjart. Comme la comédie a des charmes, je ne pus sitôt quitter ces charmants amis : je demeurai trois » mois à Lyon parmi les jeux, la comédie, et les festins, quoique j'eusse bien mieux fait de ne m'y pas arrêter un jour; car, au » milieu de tant de caresses, je ne laissai pas d'y essuyer de » mauvaises rencontres.» (Il perdit son argent au jeu, et un de ses pages l'abandonna.) « Ayant ouï dire qu'il y avoit à Avignon » une excellente voix de dessus, dont je pourrois facilement disposer, je m'embarquai avec Molière sur le Rhône,qui mène » en Avignon, où, élant arrivé avec quarante pistoles de » reste du débris de mon naufrage, comme un joueur ne » sauroit vivre sans cartes, non plus qu'un matelot sans tabac, » la première chose que je fis, ce fut d'aller à l'académie; j'a» vois déja ouï parler du mérite de ce lieu et de la capacité de plusieurs galants hommes qui divertissoient galamment les >> bienheureux passants qui aiment à jouer à trois dés. J'en fus » encore averti charitablement par un fort honnête marchand de linge, qui, voyant ma bourse assez bien garnie, que j'avois » ouverte pour lui payer quelques rabats, me dit: Monsieur, > tandis que vous avez la main au gousset, vous feriez bien de faire votre provision de linge, car je vous vois souvent entrer » dans cette porte (me montrant la porte de l'académie) où j'ai >> bien vu entrer des étrangers aussi lestes que vous; mais je » vous puis assurer, par la part que je prétends en paradis, que je n'en ai vu jamais aucun qui, au bout de quinze jours, en » soit sorti mieux vêtu que notre premier père Adam sortit du » paradis terrestre. Comme cette maison est un petit quartier de » la Judée, et que les Juifs sont amoureux des nippes, ils joue»ront sur tout, et bien que vous ayez le visage d'un fébrici»tant (il avoit la fièvre), ne croyez pas que ce peuple mosai» que, qui ne pardonne pas à la peau, pardonne à la chemise. » Après avoir gagné votre argent, ils vous dépouilleront comme » au coin d'un bois, et vous gagneront votre habit: c'est pour» quoi je vous conseille d'acheter au moins une paire de cale»çons... J'étois trop amoureux de mon foible pour écouter un » conseil si contraire à ma passion dominante, et jour pour jour je me trouvai, au bout du mois, au même état que mon » marchand de linge m'avoit prédit... Un grand Juif, qui avoit le nez long et le visage pâle, me gagna mon argent; Moïse me gagna ma bague, et Simon le lépreux mon manteau. Pierrotin, qui faisoit gloire de m'imiter, rafla son baudrier contre » Abraham. Je laissai donc tout à ce peuple circoncis, jusqu'à » ma fièvre quarte que je perdis avec mon argent. Mais, comme » un homme n'est jamais pauvre tant qu'il a des amis, ayant » Molière pour estimateur, et toute la maison des Béjart pour

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premier jour de comédie. Tout cela lui auroit manqué chez M. le prince de Conti '.

Après quatre ou cinq années de succès dans la province, la troupe résolut de venir à Paris. Molière sentit qu'il avoit assez de force pour y soutenir un théâtre comique, et qu'il avoit assez façonné ses comédiens pour espérer d'y avoir un plus heureux succès que la première fois. Il s'assuroit aussi sur la protection de M. le prince de Conti.

» que je lui donne; je le rebuterai par un travail sérieux » et mal conduit. Et pensez-vous d'ailleurs, ajouta-t-il, » qu'un misanthrope comme moi, capricieux si vous voulez, soit propre auprès d'un grand? Je n'ai pas les senti»ments assez flexibles pour la domesticité: mais plus que » tout cela, que deviendront ces pauvres gens que j'ai amenés > si loin? qui les conduira? ils ont compté sur moi; et je » me reprocherois de les abandonner. » Cependant j'ai su que la Béjart (Madeleine) lui auroit fait le plus de peine à quitter; et cette femme, qui avoit tout pouvoir sur son esprit, l'empêcha de suivre M. le prince de Conti. De son côté, Molière étoit ravi de se voir le chef d'une troupe; il se faisoit un plaisir sensible de conduire sa petite républi-ment. Pendant ce séjour, qui dura tout l'été, Molière fit que: il aimoit à parlèr en public; il n'en perdoit jamais l'occasion; jusque-là que s'il mouroit quelque domestique de son théâtre, ce lui étoit un sujet de haranguer pour le

> amie, en dépit du diable, de la fortune, et de tout ce peuple hébraïque, je me vis plus riche et plus content que jamais; › car ces généreuses personnes ne se contentèrent pas de m'as» Sister comme ami, elles me voulurent traiter comme parent. Étant commandés pour aller aux états, ils me menèrent avec eux à Pézenas; où je ne saurois dire combien de graces je reçus ensuite de toute la maison. On dit que le meilleur frère est » las, au bout d'un mois, de donner à manger à son frère; mais > ceux-ci plus généreux que tous les frères qu'on puisse avoir, > ne se lassèrent point de me voir à leur table tout un hiver, et je peux dire:

Qu'en cette douce compagnie, » Que je repaissois d'harmonie, » Au milieu de sept ou huit plats

» Exempt de soin et d'embarras,

» Je passois doucement la vie.

» Jamais plus gueux ne fut plus gras;

» Et quoiqu'on chante, et quoi qu'on die

>> De ces beaux messieurs des états,

» Qui tous les jours out six ducats,

» La musique el la comédie;

» A cette table bien garnie.

» Parmi les plus friants muscats,

» C'est moi qui soufflois la rôtie,
» Et qui buvois plus d'hypocras.

> En effet, quoique je fusse chez eux, je pouvois bien dire » que j'étois chez moi. Je ne vis jamais tant de bonté, tant de » franchise ni tant d'honnêteté, que parmi ces gens-là, bien › dignes de représenter réellement dans le monde les personna>ges des princes qu'ils représentent tous les jours sur le théâtre, Après donc avoir passé six bons mois dans cette cocagne, et > avoir reçu de M. le prince de Conti, de Guilleragues, et de > plusieurs personnes de cette cour, des présents considérables, ⚫ je commençai à regarder du côté des monts; mais, comme il > me fachoit fort de retourner en Piémont, sans y amener en> core un page de musique, et que je me trouvois tout porté > dans la province de France qui produit les plus belles voix, > aussi bien que les plus beaux fruits, je résolus de faire encore > une tentative; et, pour cet effet, comme la comédie avoit assez d'appas pour s'accommoder à mon desir, je suivis encore › Molière à Narbonne. » (Aventures de Dassoucy, t. I. p. 509.) On regrette que Dassoucy ne soit pas entré dans de plus longs détails sur Molière et sur sa troupe; cependant ce passage est d'autant plus précieux, qu'il renferme les seuls documents au.. thentiques qui nous soient parvenus sur cette époque de la vie de Molière.

Molière quitta donc le Languedoc avec sa troupe; mais il s'arrêta à Grenoble, où il joua pendant tout le carnaval; après quoi ces comédiens vinrent à Rouen, afin qu'étant plus à portée de Paris, leur mérite s'y répandit plus aisé

plusieurs voyages à Paris, pour se préparer une entrée chez Monsieur, qui, lui ayant accordé sa protection, eut la bonté de le présenter au roi et à la reine-mère.

Ces comédiens eurent l'honneur de représenter la pièce de Nicomède devant leurs majestés, au mois d'octobre 46583. Leur début fut heureux; et les actrices surtout furent trouvées bonnes. Mais comme Molière sentoit bien que sa troupe ne l'emporteroit pas pour le sérieux sur celle de l'hôtel de Bourgogne, après la pièce, il s'avança sur le théâtre, et après avoir remercié sa majesté en des termes très-modestes de la bonté qu'elle avoit eue d'excuser ses défauts et ceux de sa troupe, qui n'avoit paru qu'eu tremblant devant une assemblée si auguste, il ajouta << que

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'Grimarest oublic ici un fait qui a pu influer sur la détermination de Molière. Cette place lui fut offerte peu de temps après la mort du poète Sarrasin, que le prince lui proposoit de remplacer; et on lit dans les Mémoires de Segrais, « Que Sarrasin » mourut à l'âge de quarante-trois ans, d'une fièvre chaude » causée par un mauvais traitement que lui fit M. le prince de » Conti. Ce prince lui donna un coup de pincette à la tempe : le » sujet de son mécontentement étoit que l'abbé de Cosnac, depuis archevêque d'Aix, et Sarrasin, l'avoient fait condescen» dre à épouser la nièce du cardinal Mazarin, et abandonner » quarante mille écus de bénéfice pour n'avoir que vingt-cinq » mille écus de rente; de sorte que l'argent lui manquoit souvent; et alors il étoit dans des chagrins contre ceux qui lui » avoient fait faire cette bassesse, comme il l'appeloit, à cause » de la haine universelle qu'on avoit dans ce temps-là contre le » cardinal de Mazarin.» (Mémoires de Segrais, page 51.) Le prince de Conti avoit été généralissime des troupes de la Froude. Le cardinal de Retz dit de ce prince que « c'étoit un » zéro qui ne multiplioit que parce qu'il étoit prince du sang. » La méchanceté, ajoute-t-il, faisoit en lui ce que la foiblesse » faisoit en M. le duc d'Orléans. Ce fut le cardinal de Retz qui » plaça le poète Sarrasin auprès de ce prince. » (Mémoires du cardinal de Retz, liv. 11, p. 207, et liv. II, p. 60.)

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'A son retour des états du Languedoc, au mois de décembre 1657, il trouva à Avignon Pierre Mignard qui revenoit d'Italie, où il avoit passé vingt-deux ans. A cette époque, Miguard faisoit le portrait de la marquise de Gange, célèbre par sa beauté et sa fin tragique. C'est donc à Avignon que commença entre Mignard et Molière une amitié qui dura toute leur vie. Mignard a laissé à la postérité le portrait de Molière; et Molière, dans son poème du Val-de-Grace, a rendu au talent de Mignard un hommage qui mérita les éloges de Boileau. (Vie de Mignard, in-12, 1630, page 55.)

⚫ Ce début eut lieu le 24 octobre, sur un théâtre que le roi avoit fait dresser dans la salle des gardes du vieux Louvre. (Vie de Molière, par La Grange.)

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