Images de page
PDF
ePub

REFLEXIONS

SUR

LES MÉMOIRES DE DANGEAU,

ET

EXTRAIT D'UN JOURNAL DE LA COUR DE LOUIS XIV.

(1769.)

RÉFLEXIONS.

On nous a priés de donner nos soins à l'édition; le nom seul de Louis XIV nous a déterminés. Nous avons cru que tout serait précieux du grand siècle des beaux-arts. Nous savons qu'un Italien qui trouverait dans les décombres de Rome les pots de chambre d'Auguste et de Mécène serait entouré de curieux et d'acheteurs.

Nous ne savons pas de quelle dignité était revêtu à la cour le seigneur qui écrivit ces mémoires 1. On peut juger plus sûrement de l'étendue de son esprit que de celle des honneurs qu'il posséda de son vivant. Il y a quelque apparence qu'il avait un emploi de confiance dans SaintCyr, puisqu'il s'exprime ainsi, page 332 : « La supérieure lui ayant dit que nous demandions, etc. »

A ne considérer que son style, son orthographe, qu'on a corrigée, et surtout l'importance qu'il met à tout ce qu'on faisait dans Versailles, il ne ressemble pas mal au frotteur de la maison qui se glisse derrière les laquais pour entendre ce qu'on dit à table.

Ce petit livre fait voir au moins quel était l'esprit du temps, et quel éclat Louis XIV avait su jeter sur tout ce qui avait quelque rapport à sa personne. On eut pour lui de l'idolâtrie depuis 1660 jusqu'en 1704. Il fut pendant près d'un demi-siècle l'objet des regards de l'Europe, et le seul roi qu'on distinguât des rois. Cette splendeur a ébloui notre écrivain d'anecdotes, comme tant d'autres; de sorte qu'aujourd'hui nous avons une bibliothèque de près de mille volumes sur Louis XIV. Cette bibliothèque est principalement composée de deux sortes d'ouvrages panégyriques, et injures. Parmi les esprits préoccupés, les uns n'ont vu que son faste, ses amours, son mariage secret, sa révocation de l'édit de Nantes. Les autres n'ont vu que cinquante ans de gloire, de magnificence, de plaisirs, d'actions généreuses; et surtout cette suite de grands hommes en tout genre qui honora son siècle

1. Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau, né en 1638, mort en septembre 1720, fut le premier des six menins du dauphin fils de Louis XIV, chevalier d'honneur des dauphines, grand maitre des ordres de Notre-Dame du Carmel et de Saint-Lazare. (Note de M. Beuchot.)

depuis sa naissance jusqu'à ses dernières années. Il faut voir à la fois ces contrastes, et les bien voir : ce qui n'est pas toujours aisé.

Le monde est inondé d'anecdotes, parce qu'il est curieux. Les écrivains mercenaires le servent selon son goût; ils en inventent, ils en falsifient. Un libraire de Hollande, qui commande ces ouvrages à un correcteur d'imprimerie, fait en effet la vie des rois.

:

On ne peut pas reprocher à notre auteur d'avoir inventé ce qu'il dit; rien ne serait plus injuste que de lui attribuer de l'imagination. On ne peut non plus l'accuser d'être indiscret il garde un profond silence sur toutes les affaires d'État. Vous apprenez de lui que Louis XIV parla avant sa mort au ministre des affaires étrangères et à celui des finances; mais l'auteur fait un mystère impénétrable des choses très-vagues que le roi pour lors leur communiqua. De pareils monuments n'offensent personne, ils ne ressemblent point aux Commentaires de César, dont quelques Romains pouvaient être mécontents, ni à ceux de Xénophon, qui auraient pu faire de la peine à quelques Perses; mais ils sont aussi exacts pour le moins.

A la vérité il manque à nos mémoires l'heure précise à laquelle le roi se couchait, et l'heure où il allait à la chasse; mais ce défaut est compensé par tant de grandes choses dites avec esprit, qu'on doit pardonner cette légère négligence.

Nous comptons donner incessamment au public une addition aux Mémoires de l'abbé de Montgon, par son valet de chambre, laquelle sera des plus curieuses; elle sera ornée de culs-de-lampe. Les Mémoires de miss Farington sont sous presse pour l'amusement des dames.

EXTRAIT

D'UN JOURNAL DE LA COUR DE LOUIS XIV*.

(3 avril 1684). Le roi, à son lever, parla sur les courtisans qui ne faisaient point leurs pâques, et dit qu'il estimait fort ceux qui les faisaient bien'; qu'il les exhortait tous à y songer bien sérieusement, et qu'il leur en saurait bon gré.

(7 avril). Le roi envoya le duc de Charost chez Mme de Rohan, qui se mourait, pour tâcher de lui faire écouter les gens qui lui parleraient de changer de religion".

(4 mai). On apprit de Paris que Mademoiselle avait défendu à M. de Lauzun de se présenter devant elle, qu'il n'avait répondu à ses ordres que par une révérence, et s'en était allé au Luxembourg 3.

1. Heureux ceux qui les font bien! mais ce bon gré fait quelquefois des hypocrites.

2. Ils n'y réussirent pas.

3. Ce sont là de grandes anecdotes.

* Il est important de se souvenir, en lisant cet ouvrage, que le texte est de Dangeau, et les notes seulement de Voltaire. (ED.)

(29 mai). Le roi apprit la mort de Mme la duchesse de Richelieu, dame d'honneur de Madame la Dauphine, et Sa Majesté voulut dès le soir même donner la charge à Mme de Maintenon, qui la refusa fort généreusement et fort noblement'.

(30 mai). Madame la dauphine alla dans la chambre de Mme de Maintenon la prier d'accepter la charge de dame d'honneur; elle reçut avec respect des propositions si obligeantes, mais elle demeura ferme dans sa résolution. Elle avait prié le roi de ne point dire l'honneur qu'il lui avait fait de lui offrir cette charge; mais Sa Majesté ne put s'empêcher de le dire après dîner.

(24 juillet): Le bonhomme Ruvigni était venu trouver le roi, et lui dit qu'il avait acheté la terre de Rayneval de M. de Chaulnes, mais qu'il lui manquait dix mille écus pour le payer, qu'il avait recours à lui comme à son meilleur ami pour lui prêter cette somme. Le roi lui répondit : « Vous ne vous trompez pas, et je vous la donne de bon

cœur3. »

[ocr errors]

(26 août). Madame la dauphine refusa à un bal milord Arran, qui l'avait été prendre, et dit qu'elle voulait danser le branle de Metz, si bien que le bal finit. Le roi approuva ce qu'elle avait fait, parce que milord n'était que fils de duc, et non pas duc.

(14 octobre). On apprit à Chambord la mort du bonhomme Corneille, fameux par ses comédies".

(2 décembre). Le roi mit un habit sur lequel il y avait pour douze millions de diamants.

(25 décembre). Le roi et monseigneur passèrent presque toute la journée à la chapelle. Le P. Bourdaloue prêcha, et dans son compliment d'adieu au roi, il attaqua un vice qu'il conseilla à Sa Majesté d'exterminer dans son cœur. Ce sermon-là fut remarquable.

(26 décembre). Le major déclara que le roi lui avait ordonné de l'avertir de tous les gens qui causeraient à la messe.

(10 janvier 1685). On eut nouvelle que les Algériens avaient rendu à M. d'Anfreville beaucoup d'esclaves chrétiens de toutes les nations

1. Ces deux adverbes joints font admirablement.

2. On croit ce fait très-faux.

3. M. de Ruvigni était protestant, et point du tout l'ami intime de Louis XIV: ce fut au duc de La Rochefoucauld, dont les affaires étaient embarrassées, que le roi dit : « Que ne vous adressez-vous à vos amis? »

4. Quelle grandeur d'âme!

5. Les savants courtisans appelaient Cinna et Pompée comédies, parce qu'on disait aller à la comédie et non pas à la tragédie.

6. C'est beaucoup. Douze de ce temps-là font vingt-quatre du nôtre. 7. C'est un sermon sur l'impureté, plus mauvais en son genre que la satire des femmes dans le sien.

8. C'est apparemment le major des bedeaux*.

* C'était le major des gardes. (ED.)

en considération du roi; parmi ces esclaves il y avait quelques Anglais, qui soutenaient à d'Anfreville qu'on ne leur rendait la liberté que par la crainte que les Algériens avaient du roi leur maître, et qu'ils ne voulaient point en avoir l'obligation à la France. D'Anfreville les fit mettre à terre, et les Algériens les ont sur l'heure mis aux galères1. (8 février). Mort de l'abbé Bourdelot, qui avait avalé de l'opium pour du sucre 2.

(19 février). Mort du roi d'Angleterre3. Le duc d'York est proclamé roi.

(20 février). Il n'y eut point de conseil. Le roi trouva le temps si beau qu'il en voulut profiter pour la chasse. Il renvoya messieurs les ministres; et se tournant du côté de Mme de La Rochefoucauld, il fit cette parodie⚫

Le conseil à ses yeux a beau se présenter,

Sitôt qu'il voit sa chienne, il quitte tout pour elle :
Rien ne peut l'arrêter

Quand la chasse l'appelle'.

Milord Arran prit congé du roi pour retourner en Angleterre il s'évanouit dans la chambre de Madame la Dauphine apprenant la mort du roi son maitre. Il y perd beaucoup, parce que toutes les charges se perdent par la mort du roi.

(27 mars). Mme la princesse de Cont, vint dans le cabinet du roi lui apporter deux lettres, une de M. le prince de Conti, et l'autre de M. de La Roche-sur-Yon. Le roi lui dit- Madame, je ne saurais rien refuser de votre main; mais vous allez voir l'usage que j'en vais faire : » en même temps il prit les lettres et les mit dans le feu, quoique Monsieur fît tout ce qu'il put pour l'obliger à les lire 6.

Les princes avaient demandé d'aller en Pologne chercher la guerre, auxquels' se joignirent plusieurs jeunes seigneurs de la cour avec M. de Turenne; et le roi n'en fut pas content.

(16 avril). On sut que le roi d'Angleterre avait fait dire à Mlle Churchill, qu'il honorait de son amitié étant duc d'York, que-si elle voulait se retirer en France, il lui donnerait de quoi y vivre magnifiquement; qu'elle avait répondu qu'elle ne voulait point porter sa honte chez les étrangers. Et quand le roi la fit presser une seconde fois de prendre ce parti-là, afin qu'on ne pût pas dire, si elle demeu

1. Ce fait est très-vrai.

2. On n'avale point du sucre, on ne peut prendre de l'opium pour du sucre le fait est qu'il s'empoisonna.

3. Charles II.

4. Vous retrouverez cette petite anecdote dans le Siècle de Louis XIV. 5. Voilà une pauvre cause d'évanouissement.

6. Et si ces lettres avaient contenu des choses importantes, comme cela pouvait être?

7. Chercher la guerre n'était pas une action si condamnable.

8. Etait-ce la honte d'avoir été aimée de lui ?

rait en Angleterre, qu'elle eût quelque crédit sur son esprit, elle répliqua que Sa Majesté avait tout pouvoir, qu'elle pouvait la faire tirer à quatre chevaux1, mais qu'elle ne pouvait sortir.

(28 avril). Monseigneur alla à Trianon sur les six heures', où Madame la Dauphine le vint joindre pour faire collation. Il avait eu dessein de faire cette petite fête à la Ménagerie, et changea d'idée, parce qu'il sut que M. le Duc y devait venir ce jour-là. Il eut l'honnêteté de ne point vouloir déranger cette partie-là.

(13 mai.) On sut que le doge ne voulait point donner la main à un maréchal de France; ainsi on ne lui en envoya point. Le doge prétend qu'on ne doit point lui demander de donner la main à un maréchal de France, puisqu'il ne la donnerait pas aux souverains d'Italie, comme M. de Parme, M. de Modène, M. de Mantoue; et dit même qu'il ne la donnerait pas à monsieur le grand-duc3.

(15 mai). Le roi entra à onze heures dans la galerie: il avait fait mettre le trône au bout du côté de l'appartement de Madame la Dauphine. Il ordonna que les privilégiés entreraient par son petit appartement, et le reste des courtisans par le grand degré. Le grand appartement et la galerie étaient pleins à midi. Le doge entra avec les quatre sénateurs, et beaucoup d'autres gens qui lui faisaient cortége; il était habillé de velours rouge avec un bonnet de même. Les quatre sénateurs étaient vêtus de velours noir avec le bonnet de même. Il parla au roi, couvert; mais il ôtait son bonnet souvent, et ne parut point embarrassé, non plus qu'à toutes les audiences qu'il eut ce jour-là. Après que le roi eut répondu, chaque sénateur parla à Sa Majesté; et, durant qu'ils parlaient, le doge fut toujours découvert comme eux, et ils ne se couvrirent point quand le doge parla. Le roi avait permis aux princes de se couvrir pendant l'audience; mais ils se découvrirent dès que le doge eut fini de parler, parce qu'il ne se couvrit plus. Le doge lui fit un discours dans les termes les plus respectueux et les plus soumis ; il dit que les Génois avaient une douleur très-vive des sujets de mécontentement qu'ils avaient donnés à Sa Majesté, qu'ils ne pourraient jamais s'en consoler qu'il ne leur eût donné ses bonnes grâces; et que, pour marquer l'extrême désir qu'ils avaient de les mériter, ils envoyaient leur doge avec quatre sénateurs dans l'espérance qu'une si singulière démonstration de respect persuaderait à Sa Majesté jusqu'à quel point ils estimaient sa royale bienveillance. Il fut reçu et traité comme ambassadeur extraordinaire. Il alla l'après-dînée chez Monseigneur, chez Madame la Dauphine, chez les princes et les princesses, qui le reçurent sur leur lit, afin de n'être pas obligées à le conduire. Il se plut fort chez Mme la princesse de Conti, et comme il la regardait longtemps avec application, un des sénateurs lui dit : « Au moins, monsieur, souvenez-vous que vous êtes doge'. >>

1. Tirer à quatre chevaux une dame! ah! le roi Jacques ne le pouvait pas; et on ne tire pas à quatre chevaux en Angleterre.

2. Voilà de ces choses qui doivent passer à la dernière postérité. J'ignore quel est le Tacite qui fit ce recueil.

3. Il disait une étrange chose.

4. Quoi! un doge ne doit point regarder une dame! voilà un sot sénateur.

« PrécédentContinuer »