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SUR

GEORGE DANDIN.

C'EST l'unique fois que Molière a présenté une femme mariée manquant à ses devoirs. Ce sujet, très-délicat par lui-même, parut traité avec tant d'art et de mesure, qu'il n'excita de scandale, ni à la cour de Louis XIV, où la pièce fit partic d'une fête célèbre, ni à la ville, où elle fut jouée avec le plus grand succès. Dans le dix-huitième siècle, un prétendu philosophe, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler dans nos réflexions sur L'AVARE, s'éleva contre le sujet de GEORGE DANDIN avec une austérité feinte, et prétendit que Molière avoit attenté aux bonnes mœurs en le développant sur la scene. Il oublioit que lui-même avoit composé des ouvrages bien plus répréhensibles, et qu'en donnant aux égarements les plus condamnables les dehors de la sensibilité et de la vertu, ou s'expose plus à corrompre et à dépraver les cœurs que si l'on offre sans détour le vice dans toute sa difformité. Quoi qu'il en soit, voici les questions que J. J. Rousseau agita dans sa LETTRE SUR LES SPECTACLES.

«Quel est le plus crim nel, dit-il, d'un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d'une femme qui cherche « à déshonorer son époux? Que penser d'une pièce où le par

« terre applaudit à l'infidélité, au mensonge, à l'impudence « de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni? »

Autant de mots, autant d'erreurs. Molière ne cherche pas quel est le plus criminel des deux époux; ce n'est point l'affaire du théâtre; il se borne à exposer avec vérité ce qui arrive souvent. Un paysan enrichi a trouvé à son goût la fille d'un gentilhomme de campagne; il l'a épousée sans la consulier; et les parents, d'accord avec lui, ont seuls fait ce mariage. Que doit-il attendre, non-seulement d'une alliance aussi disproportionnée, mais de la contrainte à laquelle sa jeune femme a été réduite ? Ce qui lui arrive. Il sera obligé d'essuyer les hauteurs des nobles parents qui l'ont adopté en le méprisant, et de souffrir patiemment les désordres d'une femme dont il n'a jamais été aimé, et qu'il a épousée malgré elle. Ne mérite-t-il pas son sort? Peut-on taxer de simple sottise la vanité d'un paysan qui a voulu s'unir à une demoiselle, et qui n'a pas eu la précaution de s'assurer de son aveu? Cette vanité ridicule, ce défaut de délicatesse, ne sont-ils pas la cause principale de presque tous les mauvais mariages? Ne doivent-ils pas être considérés comme des vices contraires à la société et à la morale? Et peut-on trouver mauvais que Molière en ait développé les suites funestes?

Le grand écueil du sujet étoit le rôle d'Angélique si Molière l'eût peinte avec les charmes qu'il se plaît à répandre sur les jeunes personnes qu'il met en scène, on auroit pu le blamer; mais il suit une route différente : le parterre n'applaudit pas, comme le croit Rousseau, à l'infidélité et au mensonge. Le moment où Angélique auroit pu être très-intéressante, est celui où elle répond à George Dandin qui lui fait des reproches sur sa conduite, et qui lui rappelle la foi qu'elle lui a jurée : «Moi, dit-elle, je ne vous l'ai pas donnée de bon cœur,

« vous me l'avez arrachée. M'avez-vous, avant le mariage, a demandé mon consentement, et si je voulois bien de vous?» Ici Molière auroit pu s'étendre beaucoup, comme n'auroient pas manqué de faire plusieurs auteurs modernes, et Rousseau lui-même : il auroit pu présenter Angélique comme une victime de la tyrannie de ses parents, justifier sa foiblesse, et montrer que des passions fortes sont une excuse suffisante pour toutes les fautes; mais il est loin d'en agir ainsi : Angélique continue gaîment, dit qu'à son âge elle veut s'amuser et vivre dans le monde; et rendez grâce au ciel, ajoute-t-elle, de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis. Le reste de son rôle est sur le même ton : elle n'intéresse jamais; et si l'on rit des sottises et des humiliations de George Dandin, on ne peut applaudir aux ruses de sa femme. En effet, ses justifications n'annoncent ni délicatesse, ni esprit; elle profite de la foiblesse de son mari et de la crédulité de ses parents pour nier avec impudence des faits avérés: elle ne cherche pas à tromper George Dandin; elle ne veut que l'asservir. Comment donc Rousseau a-t-il pu trouver que le parterre devoit applaudir à une telle femme? Il n'a pas senti que ce rôle, dont les difficultés paroîtroient insurmonta! les, si le génie de Molière ne les eût pas aplanies, est dans la plus juste mesure, et qu'il offre le premier exemple au théâtre d'une femme qui trompe un homme sans avoir le public de son côté. C'est un effort de l'art qui ne nous frappe pas assez, parce qu'il paroît rentrer dans la nature du sujet.

Les autres rôles sont parfaitement appropriés à l'action. M. et madame de Sotenville présentent la peinture fidèle des nobles campagnards du dix-septième siècle. Leur orgueil, leur morgue, leur simplicité, donnent lieu à une multitude de traits comiques. Les indiscrétions de Lubin rappellent

quelquefois celles d'Horace dans L'ÉCOLE DES FEMMES : mais la situation est absolument diferente; et l'indiscret a un tout autre caractère que celui de l'amant d'Agnès. On a prétendu mal à propos que ce rôle de Lubin avo:t servi de modèle aux paysans si souvent employés dans les pièces de Dancourt. On s'est trompé. Le comique de cet auteur consiste à leur donner beaucoup d'esprit et de finesse sous l'apparence de la niaiserie. L'intention de Molière, dans ce rôle, n'a pas été la même : il a peint au contraire un paysan qui se croit de l'esprit et qui n'en a point, dont toutes les ruses échouent, et dont l'indiscrétion est un obstacle continuel aux projets de son maître.

Il n'y a point de pièce de Volière où la naiveté des bourgeois du dix-septième siècle soit plus franche et plus gaie. Le rôle de George Dandin fourmille de traits qui lui sont arrachés par sa situation, et qui peignent ce mélange de bonhomie et d'égoïsme qui distinguoit cette classe. En général, dans cette pièce, qu'on affecte aujourd'hui de dédaigner, on ne trouve pas un mot, pas un incident qui ne soit du comique le plus naturel et le plus fort.

Deux nouvelles de Bocace ont fourni à Molière l'idée de cette comédie, dont tous les détails lui appartiennent.

Le fond du sujet est pris de la huitième nouvelle de la septième journée du Décaméron. Arriguccio Berlinghieri, riche marchand, a épousé une demoiselle noble, appelée Sismonde : cette jeune femme a un amant qu'elle reçoit la nuit. Arriguccio s'aperçoit de leur intelligence, et sort pour attaquer l'amant dans la rue. Sismonde profite de son absence, et fait mettre une servante à sa place dans son lit. Le mari rentre, bat cette fille, croyant battre Sismonde, lui coupe les cheveux, et va chercher les parents de sa femme. Aussitôt celle-ci renvoie la

I

et attend tranquillement son mari, qui revient trèsirrité il est accompagné de la mère de Sismonde; et quel est son étonnement, au moment où il croit pouvoir couvrir sa femme de honte, de la trouver avec ses cheveux et sans contusion! Elle l'accuse hardiment d'être un ivrogne, un libertin, et d'avoir, dans son ivresse, maltraité une autre femme elle ajoute qu'elle lui pardonne, et prie généreusement sa mère d'avoir la même indulgence. La mère fait grand bruit. ' «Par « la croix de notre Seigneur, s'écrie-t-elle, il est indigne de a cette grâce au contraire, il faudroit faire périr sous le bâton cet animal ingrat et orgueilleux. Jamais il ne fut digne d'avoir une femme de ta naissance et belle comme toi. Il pourroit se conduire ainsi, s'il t'avoit prise dans la lie du « peuple, etc.» Cette femme furieuse raconte aux frères de Sismonde l'outrage qu'elle a reçu : ils maltraitent Arriguccio, et lui font promettre de n'être plus jaloux.

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Le dénoûment de GEORGE DANDIN a de grands rapports avec celui de la quatrième nouvelle de la même journée. Ghita, femme de Tofano, a un amant : son mari, jaloux, la surveille de très-près. Malheureusement pour lui, il a l'habitude de s'enivrer à l'entrée de la nuit; et sa femme profite de ce moment pour aller voir celui qu'elle aime. Cependant, ayant conçu quelques soupçons, il se ménage, et feint un soir d'être plus ivre que de coutume. Ghita sort; il ferme aussitôt la porte, et se met à la fenêtre pour attendre son retour. Elle revient, fait de vains efforts pour entrer chez elle, et son mari

1 Alla croce d'iddio figliuola mia, cotesto non si vorrebbe fare, anzi si vorrebbe uccidere questo can fastidioso e sconoscente che egli nonne fu degno d'havere una figliuola fatta come se' tu. Frate Lene sta, basterebbe segli t'havesse ricolta del fango, etc.

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