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CHAPITRE II.

Allégresse des Grecs de l'Archipel.

Arrivée de l'amiral Halgan. — Insurrection
Abadiotes, peuplade.

de l'ile de Crète, proclamée par les Sphaciotes.

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Turcs bloqués dans les places fortes.- La Canée; idée de cette ville. - Dévastations des hordes musulmanes. Beau caractère d'Élèz aga, satrape de la Carie, chargé de l'expédition contre Samos. Désordres et anarchie à ScalaNova.- Massacres à Cos, à Rhodes, à Chypre.- Seconde arrivée de la flotte turque dans l'Archipel, poursuivie par la flotte grecque. — Avantage que celle-ci obtient avec ses brûlots. Marine française compromise, pourquoi. Insurrection de la Macédoine transaxienner - Alarmes répandues à Salonique. Les juifs font cause commune avec les Turcs. Grecs battus en plusieurs rencontres; -se réfugient dans la presqu'ile de Cassandre. Moines du mont Athos. - Le béotarque Diamantis accourt au secours des Macédoniens. - Zongos bat les Turcs en Thessalie. Mavrocordatos et le général Normann arrivent en Morée. - Prise de Navarin et de Monembasie. - Affaires de l'Acarnanie et de l'Épire. - Blocus de Tripolitza. - Aperçus sur cette entreprise. Portrait de Démétrius Hypsilantis. — Embarras de Khourchid. — Turcs écrasés dans une mosquée de Janina par les bombes d'Ali-pacha.

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Le récit des désastres de Cydonie et des massacres de Smyrne étant parvenu à Hydra, au milieu des transports de joie qu'y causait la victoire de Mitylène, Cyrille, évêque d'Égine et des îles du golfe de Saros, en prit occasion pour rappeler aux Grecs leurs devoirs envers la patrie. Ministre du Tout-Puissant, il n'eut point recours aux artifices de l'éloquence pour enflammer les fidèles. Simple comme la vérité, il annonça au peuple qu'une flotte turque, plus formidable que celle qui avait abordé à Lesbos, commandée par le capitan-pacha Cara Ali en personne, se trouvait aux Dardanelles. Son projet était d'attaquer Samos; et la teneur du firman, daté de l'étrier impérial, du Tartare usurpateur de la couronne des Constantins, portait que tous les Samiens au-dessus de l'âge de huit ans seraient passés au fil de l'épée. A ces mots, un cri unanime se fit entendre sous les portiques et dans le temple du Seigneur : Levez-vous, vents de la vengeance! à la voile, Hydriotes, partons!

'Spectateur Oriental, no 13, col. 5.

Tout était préparé depuis plusieurs jours pour mettre une seconde division navale en mer; et les éléments, d'accord avec les vœux des marins, les ayant favorisés, les vaisseaux qu'ils montaient se réunirent dès le lendemain aux escadres combinées de l'Archipel.

Un pareil empressement était bien opposé aux nouvelles répandues à Smyrne, où la calomnie représentait les Grecs consternés et en proie aux discordes civiles. Ils avaient assassiné, disait-on, leurs amiraux. Le sénat d'Hydra était sous le joug de la populace. Les marins de Spetzia exigeaient trois mois de solde avant de s'embarquer, les riches armateurs songeaient à quitter un sol volcanisé ; les Moraïtes étaient indignés de ce que le frère d'Hypsilantis ne leur avait apporté, au lieu de trésors, que son manteau et son épée; Ali, pacha de Janina, qu'on préférait au plus pur sang des chrétiens, était réconcilié avec le sultan. A ces mensonges imprimés le journal turc de Smyrne ajoutait de lâches insinuations contre la probité des Hydriotes, qu'il rendait suspects de piraterie; tant il est vrai qu'il n'y a rien de sacré pour la plume empoisonnée du méchant . Mais les Grecs allaient répondre à tant d'injures par des martyres et des triomphes inouïs. Un homme de bien, député de l'Europe civilisée, venait d'arriver dans les mers de la Grèce, pour être spectateur de la gloire des Hellènes, et rendre témoignage de la vérité.

L'amiral Halgan, dont la réputation ne peut être comparée qu'à sa modestie et aux nobles qualités de son cœur, était le modérateur, sans peur et sans reproche, que la majesté du roi très-chrétien avait envoyé, pour faire respecter son pavillon, au milieu des Grecs et des barbares, qui se trouvaient engagés dans une guerre atroce. L'ambition de ce chef était toute pour la gloire des descendants augustes d'Henri IV, et sa passion dominante ne respirait que l'amour de l'humanité. Homme de mer et Français, l'équité lui prescrivait une sévère neutralité entre les parties belligérantes, sans lui défendre de compatir au malheur, quelle que fût la condition de ceux qu'il frappait. Il connaissait les hommes et les choses. Il avait prévu les événements par une campagne qu'il avait faite en 1817 dans le Levant. Il savait l'affront fait à notre pavillon par les Turcs, dans l'affaire du bâtiment sarde, que les lois divines et humaines prescrivaient de protéger. Mais le mal était sans remède; et dès qu'il eut

1 Spectateur Oriental, no 13, col. 5 et 6.

établi son quartier général à bord de la frégate la Guerrière, il entra dans ces mers nouvellement illustrées par les Hellènes vainqueurs à Sygrium et à Mycale.

La Grèce, qui pouvait déjà se vanter de quelques beaux faits d'armes, était à la veille de plus grands événements. La persécution, favorable à sa cause, venait de lui donner de nouveaux défenseurs. La Crète, soumise au gouvernement militaire le plus inhumain, opprimée par ses agas, sans la permission desquels aucun Grec ne pouvait se marier ni sortir de son canton, où les populations asservies étaient solidaires en masse des fautes particulières, venait d'arborer l'étendard de la croix. Pendant tout le mois de juin, les Candiotes (espèce la plus féroce de l'empire ottoman), qui habitent les places fortes situées au septentrion de l'île, avaient assassiné une foule de chrétiens, pendu plusieurs ecclésiastiques, profané des églises, lorsque, après un massacre considérable de Grecs, qui eut lieu à la Canée le 24 du même mois, les barbares se crurent assez forts de la terreur qu'ils inspiraient, pour sommer les peuplades du midi de l'île de livrer leurs armes.

Une pareille demande devait exaspérer les habitants du mont Ida, qui ont vu passer successivement Romains, Vandales, Sarrasins, Génois, Vénitiens et Turcs, sans avoir soumis leur tête au joug de l'esclavage. Sujets de la Porte, après les désastres qu'ils éprouvèrent en 1770', les montagnards n'avaient jamais payé d'autre redevance que les provisions de glace et de neige nécessaires à la sensualité des Turcs de Rhétymos et de la Canée. Chaque hiver ils fournissaient quelques sacs des marrons renommés qu'on récolte dans les monts Blancs, comme une redevance d'hommage au sérail du sultan; mais livrer leurs armes était un affront que les femmes mêmes des Sphaciotes n'auraient pu entendre sans frémir d'indignation.

Le territoire de Sphakia, dans l'île de Candie, est, de temps immémorial, autonome, ou régi par ses lois. Ses habitants, établis au penchant méridional du mont Ida, que les modernes appellent Monts Blancs, à cause de ses neiges presque perpétuelles, ont un port situé sur la mer d'Afrique, que les navigateurs trouvent après avoir reconnu deux îles nommées Gozzo di Candia.

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1 Soulevés et abandonnés à cette époque par les Russes qui les sacrifièrent, les Tures, au nombre de quinze mille, étant parvenus à pénétrer dans leurs montagnes, les obligèrent à reconnaître l'autorité du sultan.

La ville ou bourgade de Sphakia n'est éloignée, par terre, de Rhétymos ou Rhétymne que de quelques lieues, et c'est au diaphragme escarpé du mont Ida, qui coupe l'île dans son grand diamètre, à ses ravins, à ses éboulements, que les Sphaciotes étaient redevables d'être restés presque libres, comme leurs ancêtres, dont ils ont conservé le courage, la force, et l'usage de danser armés, ainsi que celui de s'expatrier pour servir à l'étranger. Nous avons fait connaître précédemment la valeur de ceux qui moururent avec tant de gloire au combat de Skullen sur le Pruth . Ainsi, dès que les chefs de Sphakia connurent les desseins des Turcs, ils députèrent vers les Abadiotes, leurs voisins, avec lesquels ils s'entendirent pour terminer quelquesuns de ces différends ordinaires aux peuples nomades, qui sont accoutumés à vider leurs querelles particulières en famille.

Cette autre peuplade, issue d'une colonie militaire que les Sarrasins envoyèrent, dit-on, dans le neuvième siècle, en Candie, sous la conduite d'un cheik nommé Abadia, s'y est perpétuée jusqu'à nos jours, en conservant la religion primitive de Mahomet, qui est un pur déisme. Cependant, comme il est probable qu'ils ne renoncèrent pas tout à coup au sabéisme, on remarque parmi les Abadiotes quelques traces du culte ancien des astres, qui fut l'idolâtrie presque naturelie des hommes, lorsqu'ils s'éloignèrent de la foi des patriarches. Ainsi les Abadiotes se prosternent devant la lune, quand la partie éclairée de son disque leur apparaît en plein, et ils célèbrent les néoménies, en dressant sous des andrachnés des tables chargées de fruits, où les pauvres, à l'exception des lépreux 2, sont admis comme les coryphées de la fête. Du reste, les Abadiotes, pareils aux Bédouins, ont la peau basanée, de belles dents, des yeux brillants quoique déprimés dans leurs orbites, la taille grêle, le caractère sombre et farouche. Les députés de Sphakia leur ayant fait connaître que la liberté des nomades -était menacée par les Osmanlis, on rompit le pain et on mangea le sel avec la chair des chevreaux, en jurant l'oubli du passé, et une union constante contre les oppresseurs des libertés publiques.

Liv. v, ch. 11, de cette histoire.

2 Les lépreux, qui sont encore nombreux dans l'île de Crète, vivent ordinairement relégués dans des cabanes isolées, qu'entourent de petits jardins. Quelques-uns moins infectés restent dans leurs familles, où ils propagent cette maladie affreuse, qui serait éteinte depuis longtemps, si on l'avait confinée dans les ladreries, comme cela s'est pratiqué autrefois en France.

Les Sphaciotes, qui venaient de rentrer dans leurs foyers, avaient, dans l'incertitude de leur négociation avec les Abadiotes, répondu à la sommation du vizir de la Canée, qu'ils ne pouvaient pas se dessaisir de leurs armes, mais qu'ils étaient prêts à les unir aux siennes pour la défense de la Crète, leur commune patrie. Ils espéraient par cette réponse concilier avec leurs usages le respect dû à l'autorité, lorsqu'ils apprirent que les pachas de Candie, de la Canée et de Rhétymos se concertaient pour les attaquer avec des forces considérables.

Quoique les vieillards fussent intimidés par le souvenir des ravages que les Turcs avaient exercés dans le canton de Sphakia, après l'insurrection de la Grèce en 1770, le martyre du patriarche Grégoire, celui des prélats de l'église orthodoxe et d'une foule de chrétiens égorgés dans les différentes provinces de la Hellade, ne leur laissant que le choix de vaincre ou de mourir, on ne délibéra plus que sur les moyens de prévenir les infidèles.

On expédia aussitôt à Malte deux barques chargées d'huile, de cire vierge et de miel, avec ordre d'échanger ces produits contre des munitions de guerre, des armes, et de faire connaître au commerce de cette ville qu'on avait une grande quantité de denrées à vendre, pour des objets pareils à ceux qu'on demandait. Cette mesure fut suivie de la résolution de prendre l'offensive. On traça le plan qu'il fallait suivre, en ralliant tous les Grecs capables de porter les armes, qui sont répandus à la surface d'une des plus grandes îles de l'Archipel. Ces tribus éparses, qui ne présentaient que des victimes aux barbares, pouvaient donner une masse de vingt mille guerriers; il fut décidé de s'en servir pour relancer l'ennemi dans les places fortes, où on le tiendrait bloqué par terre, jusqu'à ce qu'on se trouvât en mesure de l'assiéger régulièrement. Soit que cette dernière circonstance tardât ou non à se réaliser, on avait pour premier résultat l'avantage de dérober la population grecque à une extermination aussi certaine qu'imminente. Un pareil avis fut reçu avec transport; et les Sphaciotes, ayant inauguré l'étendard de la croix, mirent à leur tête plusieurs d'entre eux qui avaient servi à l'étranger, et descendirent, au nombre de neuf cents, dans les plaines fertiles habitées par les mahométans. La Canée, voisine de l'antique Cydon ', que Métellus soumit aux

'Les restes de Cydon se trouvent à trois lieues à l'ouest de la Canée près du village d'lèranci.

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