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Romains, ne présente plus qu'un port aussi mal entretenu que difficile à aborder aux vaisseaux de guerre. La ville, relevée par les Vé– nitiens, offre bien encore quelque régularité, des fontaines, une enceinte construite d'après le système de fortification qu'on suivait au dix-septième siècle; mais le château tombe en ruine, et il ne reste de son superbe arsenal que les voûtes à l'abri desquelles on construisait les galères. La place renferme environ neuf mille Turcs, trois mille juifs et douze cents chrétiens, objets du mépris et de la haine des deux sectes ennemies de la croix. Telle est la moderne Cydon, située à la lisière d'une campagne entrecoupée de jardins négligés, de bois d'oliviers, de vignobles, de champs de blé, séparés par des ruisseaux bordés d'agnus-castus, de myrtes et de lauriers-roses. A peu de distance, on aperçoit le monastère de Sainte-Eleuthère1, nom qui rappelle la liberté, exilée depuis longtemps de cette terre captive.

Les Turcs, qui en avaient égorgé les religieux, étaient occupés à le dévaster, quand ils apprirent que les Sphaciotes se trouvaient dans la plaine. Ils volèrent à leur rencontre, et le combat s'étant engagé le 2 juillet, son issue ne fut pas un seul instant douteuse. Les infidèles, accueillis par une grêle de balles, prirent la fuite en poussant de grands cris, sans emporter leurs morts dont les insurgés brûlèrent les cadavres, en ne se réservant que les armes; et après une tentative aussi inutile qui eut lieu le 6 du même mois, les Turcs furent contraints de se retirer dans l'enceinte de la Canée.

Cette détermination soudaine, qui avait confondu les desseins des trois pachas de la Candie, ne fut pas plutôt connue, que les Grecs coururent de toutes parts aux armes. Appelés aux combats par un de ces Crétois de race historique, dont les ancêtres avaient feint d'embrasser le mahométisme depuis la conquête, Koumourlis, déchirant son turban, proclame la divinité de Jésus-Christ et le règne de la croix. Ses frères, ses neveux, qui, depuis deux siècles, ne s'unissaient qu'entre eux afin de conserver en secret la foi chrétienne, imitant son exemple, rassemblent les paysans, lèvent des compagnies, tandis que leurs femmes et leurs filles, reprenant les noms de Marie, d'Hélène, de Catherine et de Louise, se portaient au pied des autels pour attester la vérité du Dieu vivant, en demandant à renouveler leur baptême. A leur voix, le monastère de Saint-George, voisin de Rhétymos, fut

1 Ελευθερία, liberté.

transformé en forteresse par les paysans du mont Kentro, qui portent dans leurs enseignes l'image de saint Tite, disciple de l'apôtre. Les chrétiens qui habitent les riches vallées de Mirabel, de Messaria, et les villages voisins de Platania, rivière dont les eaux baignaient autrefois les murs de Dictynne, ayant à leur tour proclamé l'indépendance, les Turcs, partout battus, durent se renfermer dans les places de Candie et de la Sude, où ils se vengèrent sur les Grecs des défaites qu'ils avaient éprouvées en rase campagne. Il y eut beaucoup de sang répandu, et plusieurs Francs furent obligés de s'embarquer précipitamment à bord du brick de notre marine royale, qui les transféra à Smyrne, où ils apportèrent la nouvelle de l'insurrection générale de la Crète aux cent villes.

1

L'amiral Halgan venait de rentrer en rade de Smyrne 1, et sa présence rendit le courage aux habitants, qui voyaient s'élever de nouveaux orages autour de leur horizon. Son nom, déjà honorablement connu dans l'Orient, lui avait concilié la confiance des Turcs, qu'on est toujours sûr de capter, quand on a les moyens et la volonté de se faire respecter. Il avait été témoin de la fuite de leur capitan-pacha, devant l'escadre grecque, aux atterrages de Mycale, où le labarum venait de se couvrir d'une gloire nouvelle.

Nous avons dit ailleurs que le sultan avait résolu d'exterminer les Samiens; et les hordes qui s'étaient souillées de sang dans les massacres de Smyrne, se croyant conviées à de nouvelles hécatombes humaines, résolurent de se porter du côté de Scala-Nova, ville moderne située non loin de l'embouchure du Caïstre, dans le golfe d'Ephèse, où sa hautesse avait ordonné de réunir une armée de débarquement. Ces bandes dévastèrent, chemin faisant, tous les villages grecs, dont les habitants furent exterminés; chose à laquelle on ne faisait plus attention, tant on était habitué à ces scènes d'horreur. Mais lorsque les campagnes désolées n'offrirent plus que des ruines et des cendres, le désordre éclata parmi les barbares. Ils se débandèrent, et, marchant comme les bêtes féroces qui cherchent leur proie, ils arrivèrent à Scala-Nova, guidés par le besoin du carnage.

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Il avait, dans le cours de sa traversée depuis Mélos, réglé le service de la station navale du roi dans les mers du Levant. Elle se composait, indépendamment de la Guerrière, sur laquelle il avait hissé son pavillon, des frégates la Jeanne d'Arc et la Fleur de Lis; des corvettes l'Ariège et la Bonite; des gabares la Lionne, l'Émulation, la Lamproie, la Truite, la Chevrette et l'Active; des bricks l'Olivier et l'Écho, et des goëlettes le Furet et l'Estafette.

Élèz-aga, successeur des satrapes de la Carie, issu d'une famille aussi ancienne que la dynastie ottomane, commandait dans cette ville, devenue un des comptoirs ou échelles de l'Asie mineure. La pauvreté était aussi inconnue dans ses domaines, que l'arbitraire aveugle, qui tarit jusqu'aux sources de la prospérité. Il avait perdu une partie des propriétés de ses ancêtres, à l'époque où la fiscalité du sultan Mahmoud dépouilla les vieux barons de l'empire des biens-fonds qu'ils tenaient depuis le temps de la conquête, pour en former des sangiacs, que le divan vendait à des pachas annuels. Privé du titre de deré-bey ou prince des vallées, réduit à la simple condition d'aga, Élèz était encore trop opulent pour ne pas tenter la cupidité d'un maître devant qui le plus grand des crimes est la richesse.

Appelé à Constantinople sous un prétexte vague, il avait eu le bonheur, à force de sacrifices pécuniaires, de repasser le seuil de l'antre impérial qu'on ne franchit guère plus impunément que le rivage des morts. Le monarque, dont le cœur ne s'attendrit qu'au bruit de l'or, lui avait fait grâce, dans l'espérance de dépouiller encore l'abeille industrieuse du territoire que le Méandre fertilise de ses eaux. Élèz en avait été quitte pour de l'argent ; et depuis ce temps, en ménageant les Grecs qui l'enrichissaient, sans se compromettre aux yeux d'un gouvernement ombrageux, il avait réussi à se concilier l'affection des chrétiens et l'estime des mahométans.

Telle était sa position, lorsque l'insurrection éclata; et le sultan, se souvenant alors de son esclave, le chargea de diriger l'expédition méditée contre Samos. On n'avait rien à débourser. Élèz-aga comptait, disait-on, vingt mille hommes employés à son service pour la police de son gouvernement. Scala-Nova, qui était un des dépôts de l'artillerie de l'empire, devait équiper l'armée d'opération qu'on lui laisserait le soin de nourrir. Après avoir réduit Samos, on espérait l'embarquer pour la Morée; et Khalet-effendi, auteur de ce plan, se flattait qu'arrivé au terme de ses campagnes, il trouverait le moyen de faire pendre un homme dont la succession, convoitée depuis longtemps, lui donnerait des trésors et l'occasion de former, à ses dépens, quatre ou cinq pachaliks qu'il distribuerait à ses créatures.

Élèz-aga, qui ne pouvait refuser l'honneur qu'on lui faisait en le nommant sérasquier, prétendait maintenir, comme par le passé, le bon ordre dans son pays. La chose était d'autant plus difficile, que les Samiens, en ravageant et en emmenant une foule de Turcs esclaves,

avaient excité un sentiment général d'exaspération contre tout ce qui était Grec. Les Osmanlis demandaient du sang; mais, comme leur chef prétendait qu'ils ne devaient faire couler que celui des insurgés, il réprima sévèrement les assassinats que ses troupes osèrent se permettre. Sa fermeté en imposa; et la multitude se serait contenue, si les janissaires n'avaient pas commencé à murmurer, en l'accusant de partialité en faveur des chrétiens. Il sentit qu'il se compromettait; il dut employer des moyens de conciliation; et le seul homme juste dans ces temps de calamité, avait déjà été forcé de tolérer de coupables excès, quand l'arrivée de plusieurs corps étrangers lui causa de nouveaux embarras.

Le gouvernement sanguinaire de Smyrne, jaloux de la conduite honorable d'Élèz-aga, voulait se débarrasser d'une multitude de voleurs, d'assassins et de Candiotes, qui l'importunaient. Pour y parvenir, il résolut de composer de ces misérables un régiment destiné à faire partie de l'expédition qu'on préparait dans le golfe d'Éphèse. Il fit, en conséquence, publier au nom du sultan que tous les musulmans qui s'enrôleraient pour la conquête de Samos, pourraient y satisfaire pleinement leur zèle religieux; qu'on les autorisait à passer au fil de l'épée tous les dgiaours; qu'ils n'épargneraient que les enfants males au-dessous de l'âge de huit ans, qu'on destinait à être circoncis, et les femmes ou filles qui seraient vendues au profit des vainqueurs 1.

Une pareille annonce était de nature à enflammer une populace avide de carnage. Des hordes nombreuses se mirent aussitôt en route, et leur entrée à Scala-Nova fut signalée par des meurtres. Mais Élèzaga reçut très-mal les premiers assassins, qu'il fit saisir et pendre, sans faire attention aux cris des fanatiques. Cet exemple était de nature à effrayer des lâches; il aurait obtenu un effet salutaire, si d'autres

Pour savoir à quoi s'en tenir sur le sort réservé aux peuples conquis par les Turcs, nous transcrirons, sans oser le traduire, ce qu'en dit le pape Pie II, et Boskier, dans sa dixième philippique: Referunt Turcas esse populum lambentem, fellatorem, lesbiatorem, fœminarum omnium concubitum degustantem et délibantem, addimus et verè fornicatorium, utpote qui non tantùm virgines violant etiam ante ora patrum, sed etiam masculos captivos indomitæ libidinis hi homines sibi substernunt. In foro venales nudosque exponuni viros, fœminasque videndas et coram omnibus contrectandas, etiam qua pudor naturæ debetur, nudas currere, saltare jubent, quo vitia, sexus, ætas, corruptio vel integritas appareat. Lib. I, epist. CXXXI.

bandes plus furieuses ne se fussent réunies aux premières, en demandant du pain et du sang. Il ne fut plus possible au sérasquier d'arrêter le torrent. Ses soldats se rangèrent du côté des rebelles, et, menacé luimême, pendant vingt-quatre heures, il vit, du haut de son palais dans lequel il était renfermé avec un petit nombre de serviteurs tremblants, le pillage des maisons, des boutiques et des bazars. Il s'attendait à périr comme le vertueux molla de Smyrne, quand un de ses officiers, qui était parvenu à réunir quelques milliers de soldats fidèles, accourut à son secours. Fondant tout à coup sur les séditieux, il les charge avec intrépidité, et parvient à chasser les pillards de la ville, qu'ils abandonnent en emportant le fruit de leurs brigandages.

L'ordre reparut; mais il ne devait pas être de longue durée. Elèzaga n'avait obtenu qu'un sursis à l'exécution des projets sanguinaires de la populace militaire. Il arrivait sans cesse de nouvelles troupes de Turcomans, dont les milices bivaquées autour de Scala-Nova enflammaient la cupidité, en étalant devant eux le produit de leurs exploits, et en les plaignant de n'être pas arrivés assez à temps pour prendre part au butin.

A cette vue, les Yeureucks asiatiques, méprisant les ordres qui défendaient d'entrer à Scala-Nova, y pénétrèrent. Ils se promenaient par groupes dans les rues, en examinant les maisons qui annonçaient à l'extérieur l'opulence de leurs propriétaires, qu'ils se flattaient bientôt de saccager; mais leurs regards avides n'apercevaient aucun Grec. La plupart s'étaient réfugiés à Samos, aux approches de l'orage, et chaque nuit il se sauvait encore quelques-uns de ceux qui n'avaient pu fuir dans les premiers instants de la crise. Des familles entières osaient même s'aventurer sur des radeaux construits en planches, pour franchir un détroit qui, dans cet endroit, a plusieurs lieues de largeur, et quelques hommes robustes tentèrent même de le passer à la nage. Un grand nombre de ces malheureux périrent, et il n'en restait plus que douze ou quinze cents dans la ville, que les patrouilles d'Elèz-aga protégeaient, quand un Grec, qui n'avait pas mangé depuis deux jours, sortit pour se procurer quelques aliments. Les Turcs de son voisinage le prévinrent du danger auquel il s'exposait; mais sa femme, ses enfants étaient au moment de mourir de faim, et, comme ceux qui l'avertissaient n'avaient pas de pain à lui donner, il résolut de tout oser pour s'en procurer.

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