Images de page
PDF
ePub

engagé, les six mille soldats qu'il commandait furent si complétement battus, qu'il y perdit lui-même la vie. Hassan-pacha, qui s'était bien gardé d'être de la partie, crut ne pouvoir mieux venger l'honneur des armes du sultan, qu'en faisant égorger une foule d'otages innocents, dont il envoya les têtes au sérasquier, en lui écrivant effrontément que c'étaient celles des rebelles qui avaient péri à l'affaire de Comboti. Du reste, il le prévenait que l'issue de ce combat malheureux ne pouvait être attribuée qu'à la fatalité; excuse banale de l'impéritie des mahométans.

Les Grecs, après cette victoire, reparurent aussitôt sur les montagnes qui avoisinent Arta; et un nommé Ianaki, chef des insurgés de Lacca', ayant occupé le défilé de Coumchadèz, Khourchid perdit encore une fois ses communications avec le midi de l'Épire.

Le jeûne du rhamazan, qu'on observait alors dans le camp, ne lui permettait pas de chercher à les rétablir; car, durant cette période d'observance religieuse, les Turcs ne se battent guère plus volontiers que ne le faisaient les juifs pendant l'année sabbatique. Ils sont de mauvaise humeur, comme les monosites, ou gens qui ne font qu'un repas chaque jour 2 ; et le sérasquier, au fait du tempérament de son armée, se crut obligé d'ajourner ses projets au commencement du mois d'août. Il devait à cette époque recevoir des renforts considérables de la haute Albanie, et il espérait se trouver en mesure de porter des coups décisifs.

Il laissa donc ses indociles soldats célébrer les syzygies et les quadratures de la lune du rhamazan, que des porteurs de falots annoncent, comme on fait encore dans nos campagnes, la mi-carême et les ténèbres. Ali-pacha semblait lui-même respecter les vieux usages populaires, ses troupes mahométanes venaient se visiter mutuellement aux avant-postes avec les impériaux. On se donnait le nom de frères; et la surveillance se relâcha tellement dans le camp de Khourchid, que son ennemi en profita pour savoir les moindres détails de ce qui s'y passait.

Il apprit que l'état-major du sérasquier, comptant sur la trêve de

1 Contrée de la Cassiopie, enclavée dans la Selléide.

2 Τοὺς μονοσιτοῦντας πικρότερα τὰ ἤθη ἔχεινμᾶλλον, τοὺς δὲς τροφαῖς χρωμένους. Que ceux qui ne font qu'un repas par jour sont de mœurs plus acariâtres que ceux qui mangent deux fois. Aristotel. in physic. Quæst. quemadmodum refert Apollon. in mirabilibus Historiis.

Dieu, observée pendant la fête du Baïram, qui est la pâque islamique des musulmans, devait se rendre à la grande mosquée située dans le quartier de Loutcha. L'incendie l'avait épargnée, et les deux partis avaient constamment respecté cette enceinte consacrée à la prière. Ali-pacha, qu'on disait être malade, affaibli par le jeûne, et revenu à des sentiments de piété que la peur, à défaut de principes, fait souvent renaître dans les cœurs les plus endurcis, laissait croire qu'il ne troublerait pas un jour de paix consacré par la religion; mais on s'abusait.

Le satrape, informé de ce qu'on méditait, avait secrètement ordonné à son ingénieur Caretto de tourner contre la mosquée trente bouches à feu composées de canons, de mortiers et d'obusiers. Il voulait, avait-il dit à ses soldats musulmans, auxquels il cachait son dessein, solenniser le Baïram par des décharges d'artillerie. Ils se rendirent, d'après cette assurance, à la mosquée de Calo-pacha, située dans l'enceinte de la forteresse assiégée; et il ne fut pas plutôt informé de l'entrée de l'état-major de l'armée impériale dans celle de Loutcha, qu'il donna le signal de tirer.

Qu'on se figure l'éruption soudaine d'une roche à feu vomissant une grêle de boulets, d'obus et de grenades enflammés; un édifice s'écroulant, une foule d'hommes accablés de toutes parts; et on n'aura qu'une faible idée de ce qui se passait dans la mosquée de Loutcha. Au bout d'un quart d'heure, la fumée s'étant dissipée, on vit un cratère ardent, et les grands cyprès qui entouraient l'édifice, brûlant comme des torches allumées, éclairer les funérailles de plus de soixante chefs et de deux cents soldats écrasés sous les ruines embrasées du temple consacré au culte de Mahomet.

Ali-pacha n'est pas mort, s'écria le tyran bondissant de joie; et ces paroles, jointes à la terreur du spectacle offert aux regards des assiégeants, portèrent la consternation parmi les soldats du sérasquier Khourchid-pacha.

CHAPITRE III.

Démolition des églises.

Orgueil de la Porte Ottomane.

--

- Arrestation du banquier Danési ; — réclamé par l'ambassadeur de Russie. Déclaration du cabinet de Pétersbourg. - Réponse du divan à sa note. Le baron de Strogonof quitte Constantinople; - arrive à Odessa. Pombe funèbre du martyr Grégoire. Son panégyrique. — Vœu unanime des Russes pour la guerre. Le baron de Strogonof rencontre son souverain à Louga. Résignation philosophique d'Angélo, ancien chargé d'affaires de la Porte Ottomane à Paris. — Aventure et arrivée de Théodore Négris en Morée, - de Baleste. Divisions dans le sénat de Calamate. Sakéris; son caractère. Conciliabule de Missolonghi. - Pastorale du patriarche intrus Eugène. — Anathème prononcé contre sa personne et ses œuvres.

1

Au milieu des nouvelles désastreuses qui arrivaient à Constantinople, le divan frappé d'un esprit de vertige, semblait courir à une perte inévitable. Plus on lui avait fait de concessions, plus l'arrogance du sultan et de ses ministres s'exaltait. Au moment où les fidèles du rit orthodoxe célèbrent la fête de la seconde apparition de J.-C., que la liturgie nomme Jour de la puissance, 'Hμépa duváμerus1, on avait achevé de démolir ce qui restait d'églises dans les principales villes de la Turquie d'Europe. Les Turcs et les juifs d'Andrinople, pendant la durée de ces scènes sacriléges, n'avaient pas cessé de blasphemer, en criant: O Christ, si tu es Dieu, manifeste ta puissance. Les malheureux, en apostrophant ainsi dans leur démence celui qui est ('0”ÎN), agissaient envers Dieu comme à l'égard des monarques à qui le cours des prospérités n'assure pas l'invincibilité. Cependant jamais la puissance de ce Christ, que les premiers fidèles appelaient le Grand Orient, ne s'était manifestée avec plus d'éclat que dans une insurrection impossible à expliquer autrement que par les signes authentiques de son bras formidable, qui s'était armé en faveur des chrétiens. Mais l'impiété est insensible aux avertissements du ciel. Ni les coups que les Grecs portaient au sultan, ni les fureurs de ses satellites, qui

1 Suid. in voc. ‘нμέрa.

Oriens, sic denominatur Christus. Vid. Zach. 3, 8, 6; 12. Luc. 1, 78. Malach. 4, 2.

avaient massacré à Smyrne les suppôts de son pouvoir, ne furent capables de le rappeler à la raison. La Sublime Porte se faisait au contraire une sorte de vanité d'irriter le ministre de Russie, qui avait des motifs personnels de mécontentement.

Le baron de Strogonof s'était retiré, comme on l'a dit, à Bouïoukdeyré, d'où il continuait, par le ministère de ses drogmans, à réclamer en faveur des sujets et des protégés de la Russie, les priviléges qui leur étaient garantis par les traités et le droit public. Ses plaintes étaient repoussées avec aigreur, on lui reprochait de s'intéresser aux proscrits. Enfin le grand vizir s'oublia au point de dire à son premier interprète que le sultan regardait l'empereur Alexandre comme le ressort caché qui faisait mouvoir les Grecs. Indépendamment de ce qu'une pareille déclaration attaquait dans son honneur l'ambassadeur, qui avait improuvé, par une note officielle, l'insurrection des provinces ultra-danubiennes, on pouvait y entrevoir les prémisses d'une rupture prochaine.

La Porte, à qui l'Observateur autrichien donnait généreusement d'innombrables armées, abusée par cette éphéméride, qui lui faisait connaître des forces et des ressources qu'elle n'eut jamais, avait l'air de souhaiter la guerre. On présume que c'était pour inspirer de la confiance aux Turcs; mais à quoi sert la confiance, le nombre de ses hordes et le fanatisme à une nation incapable de soutenir les regards de cent mille Russes, qui arriveraient à jour fixe à Constantinople, s'il entrait dans les vues du cabinet de Pétersbourg de rejeter les Tartares circoncis au delà du Bosphore? M. de Strogonof agissait donc de manière à mériter le suffrage de son maître; et on peut dire qu'il ne s'éloigna jamais de la lettre de ses instructions, en se contentant, aussi longtemps qu'il lui fut possible, de mépriser les bravades du ministère de sa hautesse. Il est probable qu'il l'aurait couvert de confusion par son attitude calme, si celui-ci n'eût commis un attentat direct aux droits de la Russie, en faisant arrêter un nommé Danési, trésorier de l'ambassade, et considéré particulièrement de M. de Strogonof.

Le divan en voulait à la caisse de ce banquier, qu'il accusait, à cet effet, de fournir des fonds aux révoltés, et d'entretenir avec eux une correspondance criminelle. On avait égorgé, en 1816, sur une accusation moins sérieuse, la famille arménienne des Douch Oglou, qui n'avaient d'autre crime que leur richesse; et Danési, coupable au même chef, ayant réclamé sa qualité de sujet russe, on le précipita,

pour toute réponse, au fond d'un cachot. La mort n'aurait pas tardé à frapper sa tête, si le baron de Strogonof ne se fût empressé de demander la mise en liberté de ce publicain, qui, ayant été naturalisé Russe, ne pouvait et ne devait être justiciable que de l'autorité de son souverain, les hommes ne naissant la propriété d'aucun monarque 1.

Le grand vizir répondit arrogamment aux instances du baron de Strogonof que Danési, qui avait acheté la protection de l'ambassadeur, étant né raïa, n'en était pas moins resté dans cette condition; qu'en conséquence il serait jugé par son maître légitime, et puni s'il était reconnu coupable. Le ministre russe, comprenant qu'on élevait une discussion interminable, jugea convenable de représenter, avec tous les ménagements possibles, que le sultan se mettait, par le refus de reconnaître les droits de son souverain, sur un pied entièrement hostile. On ne fit nulle attention à cette menace indirecte, et Danési resta en prison. Mais un ambassadeur de Russie, éconduit de la sorte, ne devait pas demeurer tranquille. Le baron de Strogonof ayant donc envoyé le lendemain son premier interprète notifier au grand vizir que la Porte encourrait le ressentiment de son puissant souverain, si Danési n'était pas élargi, le chatir azem ne lui fit d'autre réponse que d'ordonner de transférer le prisonnier au château des Sept -Tours, lieu fameux par le puits du sang, dans lequel on précipite ceux qu'on veut punir sans scandale public. Alors l'ambassadeur, M. de Strogonof, se trouva dans la nécessité de prendre les ordres de sa cour, son mandat ordinaire ne lui permettant plus de faire des démarches ultérieures.

L'Europe chrétienne était dans l'attente d'un grand événement. Le courrier expédié à Pétersbourg par le baron de Strogonof était à peine en route, que la Porte fit arrêter un autre protégé russe, qui était aussi bon à dépouiller que Danési. Cette violence équivalait presque à une déclaration de guerre; et l'ambassadeur, se regardant comme en pays ennemi, s'occupa à faire emballer ses archives. Temporisant cependant encore, afin de ne pas laisser soupçonner la longanimité de son souverain, ni sa propre modération, il sut gagner le temps nécessaire pour attendre le retour de son messager. Il lui apporta l'ulti

Le pouvoir arbitraire, sous lequel un citoyen reste exposé aux insultes de la force et de la violence, confirme cette assertion, car le despotisme est l'absence de tout gouvernement.

« PrécédentContinuer »