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Le polémarque de Souli qui avait ouvert la campagne par ce succès, résolut aussitôt de porter la guerre en dehors des montagnes, afin d'environner d'une insurrection lointaine l'armée du sérasquier Khourchid'. Son but était de donner la main aux Acarnaniens qui, depuis les derniers avantages obtenus contre Hassan-pacha, avaient à peu près abandonné le blocus d'Arta. Le temps de la récolte les rappelait aux travaux de la campagne, et les soldats de la patrie, obligés de travailler pour exister, étaient retournés à leurs champs. Ils fauchaient leurs foins et foulaient leurs grains, tandis que quelques détachements, embusqués dans les forêts du Macryn-Oros et du SpartonOros, suivaient de l'œil les mouvements des Turcs. C'était tout ce qu'ils pouvaient faire, ainsi que les bandes retranchées dans les montagnes de l'Athamanie, depuis que les Turcs s'étaient emparés des villes de Calaritès et de Syraco.

La conquête de ces deux places et le répit que la saison donnait à l'ennemi pouvaient avoir des conséquences fatales à la cause des Grecs, lorsque les Souliotes, accoutumés à récolter à la pointe de l'épée, résolurent d'occuper la scène. Ils savaient qu'une foule de Grecs et de Toxides du Musaché et de l'Illyrie accouraient pour se ranger sous les drapeaux du sérasquier. Il fallait les prévenir, et le glaive seul pouvait refroidir le zèle de ces hordes avides, auxquelles on promettait le pillage des trésors d'Ali ainsi que le butin de l'Epire.

Afin de masquer son plan, Nothi Botzaris détacha quatre cents hommes du côté de Variadès, pour tenir en échec un pacha chargé d'occuper, avec treize cents hommes, la tête de ce défilé. L'attention de l'ennemi ayant été appelée vers ce point, qui conduit de Janina à Souli, Marc Botzaris se porta rapidement vers Regniassa, espèce de tour retranchée qu'il emporta de vive force, et dans laquelle il mit garnison.

On conquérait ainsi, non-seulement un poste militaire, mais une plage maritime, au moyen de laquelle on entrait en communication avec les croisières grecques, qui auraient rendu les plus grands services à la cause des chrétiens, si les autorités anglaises des îles Ioniennes, moins équitables que les Algériens, n'eussent pas inventé un droit de

Les positions occupées par les Souliotes à l'ouverture de la campagne étaient : Glychys, Tzangari, Phanari, Regniassa, Zalongos, Candja, Bourdari, Lélovo, Plécha et Variadès.

navigation uniquement favorable aux infidèles. Les Souliotes débouchèrent ensuite dans les vallées de la Cassiopie, et, au bout de quinze jours, ils réussirent à faire insurger cette province.

Religieux jusqu'au scrupule envers leurs adhérents, ils songèrent aussitôt à pourvoir à leur sûreté. Ils savaient que le pays qu'ils avaient soulevé deviendrait le théâtre de la guerre, et ils engagèrent les habitants à transporter leurs familles dans les montagnes de Souli. On y fit passer les grains, les meubles et les objets consacrés au culte, en laissant les troupeaux à la garde de quelques pasteurs tranformés en éclaireurs.

Ces espèces de vedettes avaient pour instructions de signaler par des feux allumés sur les montagnes les vaisseaux qui approcheraient de la côte, les Turcs qu'ils découvriraient dans les vallons; leurs télégraphes, pareils à ceux dont les Grecs se servaient dès le temps du siége de Troie, furent combinés de manière à faire connaître la force et l'espèce d'ennemis qu'on avait à combattre. Les Souliotes établirent ensuite entre eux des moyens de se connaître dans leurs marches noctures. Ils consistaient à battre le briquet de manière à en tirer des étincelles susceptibles d'être aperçues à cinq cents pas, d'élever, en les agitant une ou plusieurs torches de bois gras enflammées, et le nombre des signes qu'on faisait par ce moyen composait une espèce de langage. On indiquait aussi le village auquel on appartenait, au moyen du chant de certains oiseaux, que les montagnards contrefont avec un talent merveilleux. On pourvut enfin aux moyens propres à rallier les trafnards, en convenant de leur indiquer, avec des branches brisées, des incisions pratiquées sur le tronc des arbres, la direction qu'on aurait prise à travers les forêts.

On convint en même temps du choix des repaires indispensables aux dépôts des munitions de guerre et de bouche, qu'on ne pouvait traîner avec soi, sans embarrasser les mouvements d'une troupe dont les attaques et les retraites s'exécutaient au gré de circonstances toujours imprévues. Les cavernes des montagnes furent ainsi transformées en magasins de réserve, et surtout en hospices destinés aux blessés, qu'il fallait soustraire, en cas de revers, à la barbarie des Turcs. Les moines, les prêtres et quelques religieuses furent chargés de la garde de ces dépôts, de sorte que partout où l'on faisait la guerre, le soldat était à peu près assuré de trouver sous sa main assistance, refuge, et par conséquence des éléments certains de succès. Ces moyens n'étaient

pas au reste nouveaux pour les Épirotes, qui semblent avoir inventé de temps immémorial la guerre de montagnes.

Ces précautions étant adoptées, les Souliotes passèrent l'Aracthus, au-dessous de l'antique Ambracie, après avoir laissé garnison dans l'acropole, qui est encore dans un assez bon état de conservation, et ils se dirigèrent vers Arta. Leur projet était de s'en emparer, et, dans le cas où l'entreprise serait au-dessus d'un coup de main, de la faire bloquer par un corps d'observation, tandis qu'ils se porteraient vers Janina. Ils avaient écrit, à ce sujet, aux capitaines Gogos Bacolas et Coutelidas, qui commandaient dans les montagnes de l'Athamanie, de se tenir prêts à descendre dans les Catzana Choria 1, contrée située au midi du bassin de la Hellopie. Le capitaine Stounaris, chef militaire de la vallée de l'Achélous, devait repasser le Pinde afin d'attaquer Calarités et Syraco. On avait mandé aux habitants belliqueux de Godistas, qui habitent l'enceinte construite en maçonnerie pélasgique de Climène, ville des Dolopes, d'être prêts à occuper le pont de Dypotami, situé au confluent des branches pindique et haliacmique de l'Inachus, à sa sortie de la Perrhébie.

Les Souliotes, partis de l'Amphilochie le 8 juillet, devaient suivre la grande route de la Parorée, et se trouver le 10 à l'issue du défilé de Saint-Dimitri, tandis que le corps d'observation qu'ils tenaient à Variadès attaquerait le pacha campé dans cet endroit. Khourchid, inquiété sur quatre ponts à la fois, et harcelé en même temps par Alipacha, qui n'aurait pas manqué de faire des sorties, se serait trouvé dans un embarras d'autant plus grand que son adversaire aurait pu lui débaucher son armée. Abstraction faite de cette considération, il semblait que les Souliotes, pour combiner un pareil plan, avaient lu ce que Tite-Live rapporte de la mémorable campagne d'Amynander, roi des Athamanes, contre Philippe, père de Persée dernier roi de Macédoine, si on ne savait pas qu'une sorte d'instinct ramène toujours les armées sur les grands champs de bataille tracés par la nature.

Mycale venait de proclamer, à vingt siècles de distance, la gloire des descendants des vainqueurs de Tigrane; Marathon avait été témoin

Voyez mon Voyage dans la Grèce, tome II, pages 83, 119, 162, 163, 163, 182.
Dypotami. Ibid., tome 1, page 152; tome II, page 226.

Parorée. Ibid., tome II, pages 54, 55, 57, 83, 90, 120, 203.
Tome II, ch. 28.

des premiers succès des Athéniens; l'Épire touchait au moment de revoir ses enfants triompher aux mêmes lieux où leurs ancêtres avaient combattu, lorsque les Souliotes apprirent que les Thesprotes venaient de rompre le traité de paix conclu avec eux. Ils s'empressèrent aussitôt de prévenir leurs alliés de rester dans leurs positions, jusqu'à nouvel avis, tandis qu'ils se replieraient vers la Cassiopie, où un ennemi perfide les attaquait.

Les Chamides de Margariti', toujours mahométans, n'avaient pu voir sans une profonde humiliation les chrétiens de la Selléide tratner en esclavage le bey Tahir Papoulis et ses soldats. Il était plus que cruel pour les beys eux-mêmes, longtemps seigneurs de cette contrée, de la savoir labourée par des Turcs livrés au bras séculier des femmes de Sainte-Vénérande, qui les attelaient au joug, et les excitaient avec les aiguillons qu'on emploie pour les bœufs, à tracer des sillons que les sueurs de leurs tyrans fertilisaient ainsi pour la première fois. Le fanatisme des sectateurs du prophète s'était ranimé à cet aspect; et le capitan-bey, avec une partie de son escadre mouillée à Syvota, profitant de la disposition des esprits, avait engagé ses coreligionnaires à venger la cause d'Islam.

Un contrat quel qu'il soit, suivant les casuistes mahometans, n'est obligatoire envers les infidèles qu'autant qu'il convient aux élus du prophète de le respecter, et il ne peut même être valable, quand il est conclu entre des Turcs et des chrétiens rebelles. Les Chamides, moins déterminés par ces considérations, que par la crainte d'être un jour attelés à la charrue et aiguillonnés par les dames patriciennes de la Selléide, commencèrent la guerre sans dénoncer les hostilités. Ils s'étaient portés dans le canton de Lemari, où ils avaient brûlé cinq ou six villages, volé des moutons, fait quelques esclaves chrétiens, lorsque les Souliotes furent informés de leur agression.

Vainqueurs sans éprouver de résistance, les Chamides s'étaient avancés jusqu'à Prévésa. Ils venaient offrir leurs services intéressés à Békir-Dgiocador, qui les connaissait trop bien pour les admettre dans la place qu'il commandait. Il prétexta, ce qui n'était que trop véritable, la disette des vivres qu'il éprouvait et le manque d'argent, pour s'excuser de ne pas les prendre à sa solde, ainsi que le besoin qu'il avait de ses poudres pour leur en refuser; en les invitant à vivre aux dé

' Margariti. Voyage dans la Grèce, tome I, pages 436 à 489.

pens des Grecs, leurs ennemis communs. Les Chamides durent se retirer avec cette réponse accompagnée des sarcasmes de tous les bons Osmanlis, qui les accablèrent des épithètes de cendrillons, culhanès, de bohémiens, tchinguénès, et d'arnabouts ou impurs, dont ils gratifient volontiers les Schypetars. Ceux-ci s'étaient éloignés le front rouge de colère et de honte, en remontant vers la Cassiopie, quand les feux allumés sur les montagnes, indiquant aux Souliotes les traces de leurs ennemis, firent qu'ils les atteignirent sur les bords de la rivière de Naxie, que les Turcs traversèrent pour se retrancher à Castraskia.

C'en était fait des Chamides réfugiés dans cette palanque délabrée, au nombre de plus de huit cents, car, au premier avis de leur trahison, le polémarque de la Selléide avait envoyé dévaster leurs apanages et enlever leurs troupeaux. Des détachements avaient été expédiés pour leur couper la retraite du côté d'Élia, ainsi qu'au bac de l'Achéron, et leur perte était inévitable. Christos Tzavellas, qui les tenait bloqués, voulait en faire un exemple capable d'intimider les parjures. Assisté des paysans, il entourait déjà la palanque de fascines, auxquelles il se proposait de mettre le feu et de chauffer à blanc les murs d'enceinte, de manière à brûler vifs ceux qui y étaient renfermés. Les piles du bûcher s'amoncelaient, et les Turcs demandaient inutilement à capituler, quand douze chefs des plus âgés, franchissant un tas de branchages, vinrent tomber aux pieds des Souliotes. Ils s'offraient en victimes expiatoires pour leurs palicares; ils invoquaient la mort sans pouvoir l'obtenir, lorsqu'un d'eux osa rappeler le souvenir de Cardiki qui couvrira d'une honte éternelle la mémoire d'Ali-pacha. Soudain un cri unanime s'élève : Que les Chamides soient respectés! On relève les agas, on leur pardonne, et on convient qu'ils rentreront dans leur pays, après avoir déposé les

armes.

Cette affaire, qui avait interrompu le plan des Souliotes, se termina le 14 juillet, au moment où le pacha campé à Variadès, dans la Parorée, avec ses treize cents hommes, mettait bas les armes devant Marc Botzaris, pour être conduit esclave dans les marais de l'Achérusie, où il fut employé ainsi que les siens, à la culture du maïs et du riz. Ce fut alors que les superbes Osmanlis, car ils étaient presque tous Asiatiques, coiffés d'un bonnet de coton, livrés au fouet des femmes souliotes et maniant péniblement le hoyau, apprirent à con

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