Images de page
PDF
ePub

peu de jours sans qu'ils en vinssent aux mains avec les Turcs, sur lesquels ils obtenaient quelque avantage; et jamais le coucher du soleil, qui les ramenait au camp, n'avait lieu sans qu'après avoir échangé des coups de fusil avec les mahométans, on se fût réciproquement assailli d'injures et d'anathèmes. Il était à craindre qu'en traînant les affaires en longueur, la saison des pluies ne les portât à rentrer dans leurs villages, qu'ils auraient regagnés, s'ils avaient prévu surtout qu'une invasion compromettait la sûreté de leurs familles.

En examinant la circonférence de la Morée, il était impossible de prévoir sur quel point la flotte turque, qu'on disait chargée de trente ortas de janissaires', opérerait son débarquement; car une armée navale a presque toujours l'avantage du choix des atterrissements pour accomplir ses projets. Sous ce rapport la presqu'île était à peu près accessible de toutes parts; les Grecs n'occupaient encore sur le littoral que les deux forteresses de Monembasie et de Navarin. La première était hors de ligne pour contrarier une descente. La seconde, quoiqu'un excellent port de guerre, ne devait pas être le but d'une entreprise sérieuse; car elle ne donne accès que du côté de Modon et de Coron. Débarquer au fond du golfe de Messénie, ne pouvait avoir pour but qu'un fourrage; et comme on y avait posté le capitaine Baleste avec ses compagnies régulières, auxquelles les Maniates se seraient réunis, on pouvait être tranquille; mais on n'était pas aussi rassuré relativement aux atterrages de l'Argolide.

Cependant les Grecs, qui fondaient en partie leurs succès sur l'ignorance de leurs ennemis, avec autant de raison qu'ils avaient compté sur les fureurs de la Porte Ottomane pour se déshonorer aux yeux de la chrétienté, étaient persuadés qu'indépendamment des fausses mesures qu'elle adopterait, jamais son capitan-pacha ne se risquerait à attaquer Hydra. Il avait déjà éprouvé l'effet des brûlots grecs aux atterrages de Mycale, et il était probable qu'il n'oserait pas s'enfoncer dans un golfe où il pourrait être incendié par les Hydriotes et les Spetziotes. Mais il pouvait ravitailler Nauplie, et s'il jetait dix mille hommes dans cette place, il fallait songer à quitter les environs de Tripolitza. On pria donc les navarques de veiller de ce côté, lorsqu'au grand étonnement de l'assemblée ils s'y refusèrent unanimement.

<< Depuis le commencement de l'insurrection, dirent les députés

'Quinze mille hommes.

» d'Hydra, la marine grecque a seule soutenu le poids de la guerre; » son sang a coulé dans vingt rencontres; elle a dépensé les économies » de ses armateurs, et, obligée d'acheter jusqu'au biscuit pour nourrir » les matelots, jamais les commandants de terre ne sont venus à son >> secours. Nous accusons ici la cupidité de Colocotroni, des Déli-Ianeï » et de ceux qui se sont emparés des dépouilles et des propriétés im>> mobilières des Turcs ils sont gorgés de richesses: ils récoltent, >> ils vendangent, ils possèdent des chevaux et des troupeaux, sans › rendre aucun compte. Ils se sont substitués aux pachas et aux >> agas, tandis que, privées du commerce, nos banques sont vides, et >> que nos marins, vieux de fatigues, expirent de besoin! Est-ce là > cette régénération dont nous nous étions flattés, et à laquelle nos » cœurs aspiraient? Nous déclarons donc que, satisfaits de veiller à » la sûreté de nos îles, nous retirons, à dater de ce jour, les croisières » qui bloquent Nauplie: telle est notre résolution. >>

Colocotroni allait répliquer, quand l'archevêque Germanos, prenant la parole, lui reprocha son insatiable avidité, en le sommant, ainsi que les autres capitaines, de se justifier de leurs malversations. -Prêtre, s'écria Colocotroni en fureur, retourne à l'autel; et mettant la main sur ses armes, ou crains ma colère !... Soldat, chasseur d'hommes, tremble toi-même, répliqua tranquillement Germanos; car si une goutte du sang des ministres du Seigneur était répandue par les mains de tes pareils, il en coulerait bien d'autre.

A cette réponse, Colocotroni, pâle et interdit, garda le silence; mais en vain D. Hypsilantis, qui présidait le conseil, essaya de rétablir l'ordre. L'éloquence du pieux archevêque d'Hélos n'obtint pas plus de succès. Alors les navarques se retirèrent, et reprirent le chemin de Lerne, tandis que Bobolina, obligée de se conformer à leur décision, parce qu'elle était soumise, en sa qualité d'officier de mer, aux ordres de l'amirauté, faisait hommage de ses vaisseaux à la patrie. Elle pria D. Hypsilantis de les pourvoir de chefs et d'équipages, en faisant des vœux pour que Nauplie ne fût pas ravitaillée par les infidèles.

Une pareille division, dans les circonstances où l'on se trouvait, laissait entrevoir de grands malheurs; cependant, dans le parti que prenaient les Hydriotes, on pouvait encore espérer que, relativement à leur position topographique, ils ne laisseraient pas envahir l'Argolide. Un incident qui venait d'avoir lieu dans le golfe de Lépante,

servit même les Grecs, de manière à leur démontrer que les Turcs se dirigeraient sur Patras pour lier leurs opérations avec celles des armées du continent, en s'établissant dans le golfe.

Une division navale de S. M. B., pilotée par le consul d'Angleterre à Patras, leur révéla ce secret en faisant la mouche de la flotte ot

1

tomane qu'on attendait. En attaquant la Morée à l'occident, les Turcs avaient une réserve assurée à Zante, d'où ils communiquaient facilement, à l'abri des îles Ioniennes, sur les côtes de l'Épire. Après avoir ravitaillé Patras, s'ils avaient autant de troupes de débarquement qu'on le disait, ils se porteraient immanquablement contre Tripolitza; et, dans cette hypothèse, on serait en mesure de les voir venir, pourvu que les Hellènes obtinssent quelques avantages du côté des Thermopyles, et surtout dans l'Attique, afin de contenir l'armée ennemie qui s'avançait dans la Grèce orientale. On conclut donc que, loin de quitter le blocus de Tripolitza, il fallait le resserrer, parce qu'étant enveloppé de montagnes, on pouvait se soutenir contre un ennemi supérieur en forces, en occupant le plateau de la Tégéatide.

En effet, le Péloponèse, que les anciens représentaient, dans leurs types monétaires, sous l'emblème d'une tortue, a, topographiquement parlant, la figure de cet amphibie: ses longs promontoires, son col terminé par les hautes montagnes de l'isthme, qui pyramident entre les deux mers, ne sont que le développement d'une voûte escarpée d'un accès très-difficile à escalader dans sa partie culminante. De Patras à Tripolitza la route la plus directe est de vingt-huit lieues ou six marches en montagnes; ainsi on pouvait surprendre l'ennemi, qui se trouvait déjà prévenu, au moyen de l'occupation de Calavryta par Zaïmis et Sotiris, assistés de l'évêque Procope. Sa route par l'Élide, quoique en plaine pendant dix-huit lieues, devenait impraticable à cette distance, où la presqu'ile est coupée par le diaphragme des montagnes qui encaissent l'Alphée jusqu'au Nymphæum de la Triphylie; une armée pourvue de bagages, d'artillerie, se trouvait ainsi dans l'impossibilité de franchir les monts Lycée, le Borée, ainsi que le Ménale. Les assiégeants étaient donc à couvert de ce côté. On a déjà dit qu'il était vraisemblable que l'ennemi ne tenterait pas de descendre à l'embouchure du Pamisus; car, indépendamment des

Mouche, en termes de marine, sert à désigner le bâtiment explorateur chargé de découvrir et de reconnaître la position de l'ennemi.

obstacles qu'on a énumérés, il aurait eu devant lui les montagnes, dont les contreforts s'embranchent avec les chaînes du Taygète : les Grecs n'étaient donc vulnérables que du côté de la Corinthie, quoique la presqu'île fût accessible sur plusieurs points.

Les Turcs, maîtres de Patras, des châteaux, de la ville et de la navigation du golfe de Lépante, devaient aborder par mer au Léché, et attendre, sous le canon de l'Acro-Corinthe, le succès des opérations des pachas qui se trouvaient au delà de l'isthme. Alors, dans le cas où ils auraient obtenu des avantages, ils pénétraient par l'Argolide, dans la Tégéatide ; et si, à cette époque, les insurgés n'étaient pas parvenus à réduire Tripolitza, ils n'avaient plus d'autre ressource que celle de se réfugier dans les montagnes de l'Arcadie. Il y avait donc urgence pour agir, avant que les armées de Romélie en vinssent aux mains; mais il fallait plus que de la confiance dans la valeur humaine; car douze mille hommes d'insurrection, au plus, étaient tout ce qu'on pouvait opposer à plus de cinquante mille mahométans.

On délibérait ainsi sur la manière d'attaquer Tripolitza, lorsqu'on vit arriver au camp de généreux étrangers qui venaient offrir leurs services aux Hellènes; c'étaient, indépendamment de ceux qu'on a nommés, des Allemands. Hélas! ils avaient aussi favorablement jugé les Grecs avant de les connaître, qu'ils les ont injustement déprisés après les avoir entrevus.

Les défenseurs de la liberté qui avaient jusqu'alors abordé aux terres de la Hellade étaient en grande partie des gens de qualité, chamarrés de cordons, suivis de domestiques, portant des titres de comtes, de barons et de chevaliers. Aucun ne croyait sans doute retrouver les fêtes d'Athènes, ni les vierges de Sparte, mais beaucoup se flattaient d'être pourvus d'emplois supérieurs; ils prétendaient être au moins généraux, colonels! et, ce qui caractérise malheureusement trop les enfants de Mars de notre siècle, il y en avait trèspeu parmi eux qui n'aspirassent à faire une grande fortune! Quel fut leur désenchantement! quelle fut même la surprise des étrangers désintéressés qui n'avaient pas la moindre notion de la Grèce ! Ils se flattaient d'y rencontrer un gouvernement établi ; des légions organisées; une régie de fournisseurs; des hôpitaux; enfin, ce qu'on possédait en Amérique, au temps de la guerre de l'indépendance. Rien de tout cela n'existait; et, au lieu de s'adresser à un congrès qui avait déclaré les droits de l'homme, ils ne virent qu'une réunion de paysans

qui avaient proclamé le règne de la croix ! Les Franklin, les Payne, les Waren du sénat hellénien étaient quelques évêques pareils à ceux de la primitive église, sans luxe et sans autre titre que celui de Sainteté; des religieux qui portaient les stigmates du martyre; d'anciens chefs de bande, et des laboureurs blanchis sous le poids du travail. Ils invoquaient le nom de J.-C., de la Vierge, des confesseurs de la foi; et ils demandèrent aux chrétiens occidentaux s'ils voulaient mourir avec eux pour le triomphe des saintes lois de l'évangile ?

Combattre et souffrir, tel était le langage adressé aux philhellènes, et le spectacle qui s'offrait à leurs regards. Ils voyaient, au lieu des superbes enfants de Sparte et de Tégée, un peuple couvert de la livrée de la misère, des paysans armés de quelques vieux fusils, ou de pistolets, et n'ayant souvent ni l'un ni l'autre, qui se disaient soldats! des malheureux, passant de la terreur à l'espérance, selon la chance du jour; faisant, comme les enfants d'Israël au temps du siége de Jéricho, tantôt des processions pour prendre l'Acro-Corinthe, pensant par ce moyen renverser ses remparts, et tantôt s'enfuyant à l'approche de quelques centaines de Turcs. Chrétiens intrépides au milieu des tortures, ils étaient consternés après un revers, et se relevaient avec transport à la vue du croissant, quand ils avaient appelé le dieu rédempteur à leur aide; tels étaient les insurgés. Timides, imprudents, lâches et courageux tour à tour. Manquant souvent de pain, dormant dans le creux des vallées, ou sur le haut des montagnes, dévorés par les fièvres, exténués de fatigues, et parlant un idiome harmonieux, qui pouvait seul indiquer leur origine. Mais ce signe caractéristique ne put même leur faire trouver grâce auprès de leurs enthousiastes, devenus leurs détracteurs.

Croassant quelques vers de l'Iliade et de l'Odyssée, comme les Grecs n'entendaient pas la langue d'Homère défigurée par nos prononciations académiques, les étrangers portèrent l'injustice jusqu'à méconnaître les enfants de la Hellade pour les descendants du peuple héroïque qui habita la terre de Pélops au temps de sa splendeur. Presque tous s'éloignèrent bientôt en maudissant la barbarie et l'ingratitude des Grecs, qui allaient se dépouiller, aux yeux du monde, de la lèpre de l'esclavage, dont ils n'étaient pas encore dégagés.

Une voix souveraine leur avait annoncé qu'ils devaient être libres, parce qu'ils étaient chrétiens. La croix leur avait révélé la céleste origine de l'homme; le peuple, comme plusieurs étrangers l'avaient

« PrécédentContinuer »