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CHAPITRE VII.

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Spéculation

Mécontentement des janissaires à Constantinople. - Nouveaux troubles à Smyrne. - Belle conduite du consul et de la marine royale de France. atroce d'un caboteur esclavon, de concert avec une goëlette algérienne. Massacres dans l'île de Chypre. - Courage de M. Méchin. - Projet d'un rapprochement entre les Grecs et les Turcs. Son impossibilité démontrée. Est rejeté par la Porte Ottomane. — Arrivée de l'amiral Halgan dans l'Attique. — Situation d'Athènes. — Grecs réfugiés dans l'ile de Salamine; — leur détresse. - Paroles mémorables d'un de leurs guerriers. - Opinion d'un insulaire. — Anecdote d'un berger Diacrien. - Expédition destinée à secourir les Crétois insurgés. — Translation du sénat de Calamate à Tripolitza, et de cette ville à Argos. - Extermination des Grecs de l'ile de Samothrace. Affaires de la Macédoine transaxienne, - Origine et aventures de Méhémet Aboulouboud; - nommé pacha de Salonique; s'empare de la presqu'île de Cassandre; — et de celle de Sithonie ou Longos. Son hypocrisie ; négocie avec les religieux du mont Athos. - Soumission de la presqu'île de Cassandre. - Affaires de l'Eubée. Mort glorieuse d'Élias, fils de Pierre Mavromichalis. — Les Grecs rentrent dans Athènes.

Les débris de l'orage qui devait fondre sur la Grèce, rejetés vers des plages lointaines, y formaient des tourmentes pareilles à celles qui avaient signalé les massacres du mois d'avril. Le mécontentement des janissaires, expliqué par les ulémas à Constantinople, comme les augures de Rome interprétaient jadis l'inappétence des poulets sacrés, s'était manifesté à la dernière revue de cette milice anarchique. Les soldats de Hagdi Bectadge ne s'étaient point précipités avec leur voracité accoutumée sur le pilau ou riz bouilli qu'on leur présente le jour de cette cérémonie. Ils avaient abordé les marmites, qui sont leurs gamelles et leurs enseignes militaires, avec indifférence. Quelques-uns d'entre eux avaient répandu des boulettes de riz par terre, et tous avaient touché leur solde sans faire retentir les airs des acclamations par lesquelles ils souhaitent de longues années au sultan, qu'ils surnomment le soleil de gloire et l'ombre de Dieu sur la terre.

Ils étaient mécontents de la guerre contre la Perse et contre les Grecs, qui avaient, disaient-ils, été poussés à la révolte par les vexations de Khalet-effendi. Quelques jours après, des pamphlets sati

riques, dirigés contre ce favori, furent affichés dans plusieurs quartiers de Constantinople. On le chansonnait dans les corps de garde, ainsi que la Khasnadar Ousta favorite de sa hautesse, qu'on accusait de coûter plus à elle seule que l'entretien d'une armée. Quelques tchorbadgis (colonels), qui avaient voulu réprimer ces voix séditieuses, avaient été maltraités, et les caracouloudgis (marmitons) se seraient bien gardés d'administrer la moindre bastonnade pour ramener l'ordre dans les casernes. Ces murmures, avant-coureurs d'un changement violent de ministère, avaient engagé les marchands à tenir leurs boutiques fermées pendant plusieurs jours, et le divan à redoubler de surveillance pour comprimer une insurrection.

Telle était la situation de Constantinople vers la fin d'octobre; mais les choses ne se passaient pas aussi tranquillement dans les échelles de l'Asie mineure. Le consul de France P. David, qui avait traversé tant de séditions, était loin de jouir d'un calme qu'il méritait. Placé entre la cupidité et le brigandage, tour à tour loué pour le zèle qu'il avait déployé en sauvant les chrétiens, et blâmé pour les avoir défendus, il partageait avec la marine royale cette espèce d'hommage arraché à l'envie par l'ascendant de la bienfaisance, quand ce Ragusais déjà signalé, l'infâme Listock, qui avait usurpé le pavillon français, attenta à l'ordre qu'on était parvenu à rétablir avec tant de peine. Ce lâche spéculateur, uni à une société de brocanteurs non moins méprisables que lui, n'avait pas craint de demander escorte pour le vaisseau interlope que cette association ignominieuse expédiait à la Canée. Il ne devait, disait-il, y transporter que des passagers turcs, avec leurs pacotilles. L'escorte fut accordée; mais bientôt l'amiral Halgan, informé que le chargement du prétendu caravaneur français consistait en munitions de guerre, chassa celui qui avait cherché à le tromper.

Ce ne fut aussitôt qu'un cri dans les comptoirs de Smyrne, et cercains Francs sans honneur, qui ne voient rien au-dessus des moyens de s'enrichir, vociférèrent contre l'amiral du roi très-chrétien, en disant qu'il n'était attentif qu'à favoriser les Grecs. Il n'en fallait pas davantage pour rallumer l'incendie, et ces paroles ayant été entendues de la population turque, on dut, pour calmer les fureurs du fanatisme et de la plus vile cupidité, accompagner l'interlope jusqu'à la hauteur de Cérigo, où le hasard voulut qu'il fût bientôt après capturé par les croiseurs grecs, et conduit, comme on l'a dit, à Monembasie.

Depuis ce temps, le repos public cessa. Dès le 17 octobre, les Crétois mahométans reprirent le cours de leurs assassinats. Des Grecs étaient tombés sous leurs coups sans qu'on eût élevé la voix; mais quand on s'aperçut que les séditieux bourraient la charge de leurs fusils avec des mèches soufrées afin d'incendier le quartierdes Européens, on s'agita, et on parvint à décider une partie de ces scélérats à s'embarquer pour leur pays. Le consul de France permit de noliser deux bâtiments, et l'amiral Halgan ayant consenti à les faire convoyer, Smyrne fut délivrée de cent cinquante meurtriers, qui partirent les mains teintes du sang d'une foule de chrétiens. Mais le plus grand de tous les forfaits restait encore ignoré 1.

Un homme, né parmi une race avare et demi-sauvage de marins qui habitent les bords de l'Adriatique, exerçait la plus épouvantable de toutes les spéculations dont les annales de la marine du monde aient jamais conservé le souvenir. Nous tairons son nom; son crime est au-dessus des lois qui n'ont pu prévoir rien de pareil ; c'est au ciel à le punir ainsi que ses complices. Il était d'accord avec cette goëlette algérienne qui accompagna jusqu'à l'entrée du golfe Herméen les bâtiments chargés de conduire au capitan-pacha le contingent de troupes que Smyrne lui fournissait. C'était le même pirate à qui on avait précédemment abandonné le malheureux bâtiment sarde dont nous avons parlé. Investi, depuis ce temps, de la surveillance du cabotage, il mouillait non loin du château construit pour défendre l'entrée de la rade de Smyrne, où sa goëlette servait en même temps de ponton aux exécations secrètes que le gouvernement turc ne cessait d'ordonner. Son tillac et ses bordages étaient teints de sang. Elle avait été le tombeau d'une foule d'infortunés, quand on soupçonna celui qui, à défaut des victimes que le pacha lui livrait, approvisionnait le vampire mahométan; c'était, il faut cependant l'avouer, un chrétien, sujet de S. M. apostolique l'empereur d'Autriche.

A la faveur de son pavillon, le pourvoyeur du cannibale algérien faisait offrir scrètement aux Grecs, par l'entremise de ses courtiers, de les transporter à bord de quelques prétendus navires, qu'il disait être à l'ancre au delà du château, et entièrement à ses ordres; les passagers devaient être conduits de là, en toute sûreté, dans les îles lib-es de l'Archipel. Empressées de se soustraire aux dangers, il arra

Voyez le Spectateur oriental, 3 novembre 1821, no 27.

chait ainsi des sommes considérables à des familles grecques qu'il recevait avec leurs richesses sur son esquif. Profitant ensuite de l'obscurité des nuits pour se dérober aux patrouilles turques, il s'éloignait en silence, et ceux qui croyaient accoster un vaisseau sauveur, ne montaient à bord du barbaresque que pour y être égorgés.

Quelques milliers d'hommes périrent avant que ce trafic horrible fût découvert; et, quoiqu'il inspirât une horreur générale quand il fut connu, les circonstances dans lesquelles on se trouvait, ou plutôt le crédit de ses complices, ne permirent pas de châtier exemplairement ce marchand de chair humaine. Nous ignorons s'il ne continue pas encore à souiller les bazars de Smyrne de sa présence. Quant au barbaresque, il dut s'éloigner avec sa goëlette, et rentrer dans un port des régences d'Afrique, après... La plume tombe de mes mains... Qu'un voile impénétrable couvre à jamais ce forfait !

Grecs infortunés, à quels horribles tyrans le ciel vous avait-il livrés! Et c'est contre de si touchantes infortunes que quelques écrivains se sont déchaînés, sans craindre le jugement de la postérité. Mais poursuivons. Vers le même temps, l'tle de Chypre était de nouveau livrée aux horreurs de l'anarchie 1. Les mahométans indigènes, égarés par les insinuations perfides des soldats étrangers, se baignaient dans le sang de leurs compatriotes. Dès le commencement de septembre, les assassinats avaient recommencé; et si tous les consuls européens se distinguèrent par leur humanité, il était réservé, là comme ailleurs, à celui de France de se signaler par son courage.

Son jour de gloire arriva le 6 octobre. La populace turque s'était soulevée en masse, aux nouvelles successives de la dislocation de l'armée mahométane qu'on avait rassemblée sur les côtes de l'Ionie, et du débarquement des Samiens dans l'Asie mineure. Elle voulait répondre aux succès des Grecs par des assassinats. Les barbares, transportés de fureur, s'emparaient d'un archevêque, de cinq évêques et de trente-six ecclésiastiques, qu'ils firent pendre vers le 15 octobre, la majeure partie des chrétiens de Larnacas et des autres villes fat égorgée en même temps. Les Européens étaient au moment de périr; déjà un Cypriote, reconnu depuis trente-six ans en qualité de 'consul honoraire d'Espagne, avait été mis à mort ainsi que plusieurs protégés français, quand les séditieux se portèrent vers le consulat

Voyez Raffenel, ch. 14.

du roi très-chrétien, en sommant M. Méchin de leur livrer une foule de Grecs réfugiés sous le pavillon de France.

Excités par le gouverneur, contre lequel M. Méchin avait obtenu des firmans, toujours inutiles quand ils ne sont pas appuyés par des moyens plus efficaces que l'autorité du sultan, ils avaient résolu d'enlever les proscrits de vive force. Ils faisaient avancer du canon pour forcer l'asile ouvert au malheur, quand la nuit, qui survint, suspendit l'attaque qu'ils remirent au lendemain. Campés autour de l'enceinte consulaire, ils reposaient comme à la veille d'un combat, lorsqu'au milieu de la nuit, un secours inespéré arrive aux chrétiens.

Quarante bâtiments de Psara se présentent à l'entrée de la rade; les brigands se débandent en fuyant dans les montagnes, et les victimes, arrachées à une mort certaine, montent à bord des navires, qui remettent à la voile. M. Méchin les vit s'éloigner, sans craindre le retour des Turcs, qui n'osèrent lui reprocher une action capable de couvrir de gloire le nom des consuls de France dans l'Orient, si tous n'avaient pas rivalisé de zèle pour faire bénir les Bourbons dans des contrées où leur nom se rattache au souvenir de l'expédition de saint Louis, roi d'immortelle et sainte mémoire.

Malgré tant de faits qui annonçaient que tout rapprochement était désormais impossible entre les Grecs et les Turcs, on ne songeait à Constantinople qu'aux moyens d'opérer une réconciliation, moins dans l'intérêt de l'humanité que dans celui de la politique, qui voulait s'opposer à une rupture entre la Russie et la Porte Ottomane. Celle-ci, pour masquer ses projets d'extermination, avait déjà fait parler le successeur intrus du martyr Grégoire, dont l'encyclique avait été lacérée et anathématisée par le clergé du Péloponèse.

Cependant on persistait à croire à Péra qu'on pourrait interposer une sorte de patronage entre des maîtres irrités et des esclaves qui se relevaient avec toute la supériorité des souvenirs de leurs ancêtres, et qu'on parviendrait au moins à gagner du temps. Dans cette double pensée, on voulut négocier, en proposant une amnistie. Des commissaires des quatre grandes puissances devaient se rendre à Hydra avec des envoyés du sultan, pour aviser aux moyens de conciliation, sans examiner sur quelle base on traiterait, quand un des personnages qu'on devait charger de prendre part à cette espèce d'armistice fallacieux, fit, dit-on, les observations suivantes.

Les démagogues se figurent que le respect qu'on porte aux mo

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