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patriarche et les paroles de paix du sultan, le sélictar du capitanpacha répandait la désolation dans la Samothrace.

Cette ile, que le sacerdoce antique avait choisie pour en faire le sanctuaire des mystères auxquels Orphée et plusieurs héros avaient été initiés, a conservé quelque chose de religieux jusqu'à nos jours. Les femmes y sont restées en possession de prédire l'avenir; mais au lieu de héros et de rois, il n'aborde plus sur ses rivages que quelques matelots grecs qui viennent acheter des amulettes, afin d'obtenir des vents propices, ou quelques vieilles bonnes (vaiai) chargées de consulter, si un amant chéri restera fidèle à leur fille d'âme, ou s'il lui rendra son amour quand il a trahi ses serments. Trois cents familles grecques vivaient dans cette île, satisfaites des ombrages frais de ses vallées, contentes du lait et des toisons de leurs brebis, sans se douter de la conflagration qui embrasait la Grèce quand les Turcs y abordèrent.

Jour de deuil! la terreur et la mort se répandent aussitôt dans l'ile. Le village de Castro est livré aux flammes, les Turcs parcourent les campagnes, ils fouillent les bois et les vallées. Les femmes et les enfants, abandonnés à leur luxure, sont ensuite chargés de chaînes ; la population mâle est égorgée, à l'exception de quelques individus qu'on met en réserve pour être pendus aux vergues des vaisseaux, quand le vainqueur fera son entrée à Constantinople. On les entraîne garrottés avec leurs innocentes familles à bord des navires, sur lesquels on embarque des cargaisons de têtes destinées à orner la porte du palais des sultans! Tribut de rigueur! Les femmes condamnées aux lieux infâmes (suivant le droit de la guerre des mahométans) obtinrent cependant une commutation de peine de l'avidité de leurs maîtres, qui les vendirent, ainsi que leurs enfants, au marché de Soultanié Kalessi. On n'oublia pas de faire parade des têtes étalées par piles sous les fenêtres du vice-consul de France.

Une voix pareille à celle qu'on entendit dans Rama, quand Israël pleurait la mort de ses enfants, retentit soudain aux rives de la Chalcidique, où chacun regrettait, les uns un parent, les autres un ami. Un orateur chrétien, empruntant les paroles du souverain pontife Pie II, s'écrie: « Les Turcs ont tout avili, tout souillé. Les temples » du Dieu que nous adorons changés en mosquées, nos autels ren» versés, les reliques des saints et des martyrs qui règnent avec le >> Christ livrées aux chiens et aux pourceaux, les images sacrées

» abandonnées à la profanation, attestent la honte de la chrétienté >> indifférente à nos malheurs, et nous disent que c'est à nous seuls » de venger les outrages faits à la majesté du Dieu vivant. Que cette » nuit soit signalée par une illustre victoire 1. » Les Grecs qui défendaient l'entrée des portes Cassandriennes résolurent donc d'attaquer les avant-postes de l'armée turque, campée aux environs de Saint-Mamas. Cet élan de courage était le dernier éclat d'un phare qui jette une lumière brillante avant de s'éteindre; car les chrétiens commençaient à sentir qu'ils allaient être bientôt forcés d'abandonuer la presqu'île, dans laquelle leur bravoure s'était signalée par de mémorables faits d'armes.

Informés que le sérasquier Jousouf-pacha, qu'ils avaient repoussé dans huit assauts consécutifs, méditait une attaque formidable, ils résolurent de le prévenir, et de laver dans le sang des infidèles le sang des chrétiens versé dans l'île de Samothrace. La vengeance est si douce à des cœurs ulcérés, celle des Grecs était si légitime, que les dissensions qui s'étaient élevées entre Manolis Papas, le primat Ianakos et le béotarque Diamantis cessèrent devant l'intérêt du moment. Il fallait tromper l'ennemi pour le battre plus sûrement, et les trois chefs, s'étant concertés, firent intercepter par Jousouf-pacha une lettre conçue de manière à lui donner avis que huit cents Grecs se préparaient à attaquer son avant-garde, et qu'il pouvait les envelopper dans une position qu'on indiquait, sans qu'aucun d'eux échappât à ses coups. C'était un défilé que les Grecs avaient garni de pieux surmontés de ces casquettes rouges dont ils se coiffent, disposés de manière à représenter un de leurs campements isolés.

Au reçu de cet avis, Jousouf-pacha s'étant inconsidérément em

Ce passage, qui semble écrit pour les événements actuels, mérite d'être cité : Omnia fœdat, omnia polluit. Templa Dei nostri pseudoprophetæ traduntur, divina altaria proteruntur, ossa martyrum, et aliorum sanctorum jam cum Christo regnantium, aut porcis aut canibus objiciuntur; franguntur statuæ, picturæ delentur, nec matris Domini, reginæ cœlorum gloriosa, Mariæ virginis imagini parcitur; quin et ipsum Salvatoris Christi crucifixi simulacrum cum magno clamore, majori irrisione, præcedentibus tympanis ac tubis in castra defertur; huc atque illuc rapitur, conspuitur, luto provolvitur. O nefas inexpiandum! o ignominiam Christianæ gentis ! o dedecus nostri nominis sempiternum! huic signo, in quo redempti et salvati sumus, Turcarum fætidum genus illudit, et quasi nos signum non signatum calamus, Hic est, inquit, christianorum Deus.

ENEAS SYLVIUS, pontifex Pius II, de Constantinople.
Clad. contra Turcas oratio.

pressé de faire monter à cheval ses Deli-bachs, ceux-ci n'aperçurent pas plutôt les prétendus insurgés, qu'ils donnèrent dans le piége tendu à leur crédulité. Ils venaient de pousser le cri de guerre, lorsqu'ils furent assaillis par un feu de mousqueterie si violent, que le sérasquier, qui les suivait, n'arriva que pour voir trois cents de ses meilleurs soldats tués et les Grecs rentrer en bon ordre à Pinaca. Vainement il voulut les y poursuivre; foudroyés par l'artillerie d'un brick hydriote qu'on apercevait de la partie du golfe de Salonique, ses soldats durent s'arrêter à l'entrée de la presqu'île de Pallène. Cet événement eut lieu le 31 octobre, et les Grecs apprirent le même jour, que le sérasquier Jousouf venait d'être remplacé, au commandement de l'armée turque, par Méhémet Aboulouboud, pacha de Salonique.

C'est ici que va entrer en scène une de ces créatures sorties du sein de la tyrannie, et formée, comme elle, pour le malheur des hommes ! Méhémet Aboulouboud, né parmi les peuplades chrétiennes de la Géorgie, avait été fait prisonnier par les Turcs à l'âge de dix-huit ans. Conduit à Constantinople, il y renia le Dieu de ses pères pour embrasser l'islamisme, et, deux ans après, vendu comme esclave à Djézar, pacha de Saint-Jean-d'Acre, il fit ses premières armes à l'école de ce lâche bourreau de l'humanité.

Au retour de la campagne, dans laquelle Kléber vainquit à Héliopolis l'armée du grand vizir Kior Jousouf-pacha, Méhémet Aboulouboud, qui s'était trouvé à cette bataille, ne fut pas plutôt rentré à Saint-Jean-d'Acre, qu'il fut accusé d'un commerce de galanterie avec les odalisques de Djézar. Sous ce prétexte, vrai ou supposé, plusieurs mameluks du satrape furent égorgés; et Aboulouboud, avec un de ses camarades nommé Suleyman, parvenus à se dérober au glaive, se réfugièrent dans le magasin des poudres qui était renfermé dans le palais du tyran. Devenus ainsi les arbitres de son sort, ils menacèrent de se faire sauter, si on ne les laissait partir sains et saufs. Cette manière de demander grâce ne pouvait guère être refusée, et Djézar, qu'elle étonna, leur ayant permis de se retirer, les deux amnistiés, après avoir erré pendant quelque temps, rentrèrent au service du seul maître qui pouvait leur convenir; car le crime s'attache partout au crime.

Djézar étant mort, et Suleyman lui ayant succédé, Aboulouboud fut nommé mousselim ou gouverneur de Jaffa, et son début dans la

carrière du pouvoir fut signalé par une avidité et une cruauté dont Djézar n'avait pas donné un exemple aussi complet. Des victimes nombreuses tombaient chaque jour sous le fer des bourreaux, et nulle propriété n'était respectée. Foulant aux pieds toute pudeur, il avait mis au nombre de ses exactions, l'usage de soumettre les pèlerins qui se rendent à Jérusalem ou à la Mecque, suivant la religion dans laquelle ils sont élevés, à aller lui chercher des pierres sur les côtes de la Syrie, pour élever des constructions militaires; travaux qui ne servaient, au fond, qu'à voiler ses déprédations d'un zèle apparent pour la sûreté de l'État.

Quoique accommodant en fait de concussions, Suleyman, fatigué des plaintes qui lui parvenaient chaque jour, ne put rester insensible aux cris du désespoir, et il résolut d'y mettre un terme. Il ne s'agissait que de trouver le moyen de retirer le pouvoir des mains d'Aboulouboud, et il crut le découvrir en lui donnant un rendez-vous à douze ou quinze lieues de la ville. Il lui écrivit sur le ton de leur ancienne amitié, et à peine le déprédateur s'était-il éloigné de Jaffa, qu'un nouveau mousselim s'empara de la place et en chassa pour toujours ce féroce oppresseur. Il s'enfuit au désert; et, ne trouvant plus d'autre moyen de se venger, il écrivit à Constantinople qu'il avait laissé dans la ville d'où il avait été expulsé, plus de quarante millions en valeurs, dont il faisait présent au trésor impérial du sultan.

Au reçu de cette dépêche, le divan s'empressa d'expédier un capigi afin de s'emparer des dons du fugitif. Mais loin de lui en savoir gré, lorsque l'envoyé de sa hautesse eut pris connaissance de l'administration d'Aboulouboud, il n'eut pas plutôt dévoilé ses crimes en adressant un mémoire au divan de Constantinople, qu'un ordre émané de l'étrier impérial fut expédié par un second capigi-bachi pour prendre la tête du criminel.

Informé du danger qui le menaçait, Aboulouboud se décida à passer en Égypte, où l'on ne fut pas étonné de lui voir trouver un asile protecteur auprès de Méhémet-Ali, à qui tout est bon, pourvu qu'il grossisse le nombre de ses séides. Un homme tel qu'Aboulouboud n'était pas à dédaigner pour le fils d'un chef de voleurs, devenu, à force d'intrigues et de sang, le moderne Pharaon de cette terre, où l'on rencontre à chaque pas des renégats, des faussaires, des parricides et jusqu'à ce soldat qui se plaisait à faire dévorer les nègres de Saint-Domingue par des chiens achetés à grands frais à la Vera-Cruz.

Ainsi le proscrit obtint non-seulement grâce à la cour de MéhémetAli, mais protection; car celui-ci le recommanda si efficacement à Constantinople, qu'il reçut la permission de l'envoyer dans cette ville, où il l'adressa à son capi-tchoadar, Nedgib-effendi.

Méhémet Aboulouboud, averti par l'expérience qu'on n'est pas toujours, même en Turquie, criminel impunément, se fit dans la capitale un plan de conduite opposé à celui qu'il avait tenu jusqu'alors, et il réussit si bien, grâce aux recommandations de Nedgib-effendi, qu'il obtint le titre de capigi-bachi, avec lequel il fut expédié à Monastir, pour recueillir la succession d'un pacha décapité, dont les dépouilles revenaient au sultan. Fidèle au système d'hypocrisie qu'il avait adopté, il s'acquitta avec tant de zèle et de probité de sa mission, qu'il parvint à faire croire qu'on avait été trompé sur son compte. Alors passant d'une extrême sévérité au comble de l'indulgence, on ne crut pouvoir assez récompenser Aboulouboud, qu'en le nommant pacha à trois queues de Salonique, où il fit son entrée le 20 octobre 1821.

Le satrape avait alors dépassé sa cinquantième année; une barbe blanche ombrageait sa poitrine, et sa taille élevée, une constitution forte, des manières libres, auraient déposé en sa faveur, si un œil gris, des mouvements brusques et un rire sardonique, n'eussent laissé reconnaître en lui le type caractéristique d'Ali, pacha de Janina.

Aboulouboud l'emportait sur Ali Tébélen pour en imposer au vulgaire, parce qu'il n'était pas parvenu, comme celui-ci, au comble de la fortune. Simple dans sa mise, son habillement était le même en été comme en hiver; et, contre l'usage des grands de l'Orient, il ne portait jamais de pelisse. Sobre et frugal, il s'abstenait de vin, et on pouvait lui appliquer ces mots de Suétone, fastidit vinum quia jam sitit cruorem; car il n'était altéré que de sang! N'ayant aucune heure fixe pour dormir, il ne reposait que sur un sofa recouvert d'un tapis de peaux de gazelles, en se faisant enlacer des bras d'une voluptueuse odalisque, qui couchait, dit-on, en travers sur sa poitrine. Du reste, l'état de sa maison était entièrement militaire; des armes suspendues aux murs de ses chambres en faisaient le seul ornement, et ses cours remplies de chevaux enharnachés donnaient à son sérail l'aspect d'un camp, toujours prêt à marcher à l'ennemi.

Nous avons rapporté comment Achmet-bey avait repoussé les insurgés dans la presqu'île de Cassandre, et les vains efforts du sé

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