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qui apportaient des renforts rebroussèrent chemin en poussant des cris de fureur; et le capitan-pacha se crut absous de toute honte en faisant voler en éclats les rochers du rivage, contre lesquels il déchargea le poids de sa colère.

La mer était couverte de fumée; et au bruit de la canonnade, qui ébranlait les échos, on aurait pu s'imaginer que la flotte turque avait livré un combat sérieux, lorsqu'en cinglant au nord elle découvrit l'escadre grecque, forte de cent cinquante voiles, qui sortait en colonnes de bataille du canal de Chios. Le plus fort des vaisseaux grecs ne portait que trente canons de vingt-quatre. Quelle résistance pouvait présenter cette multitude de bâtiments, contre des navires garnis de bouches à feu de trente-six, dont les proues tonnantes étaient couvertes d'obusiers et de caronades? Mais il fallait autre chose que des instruments de destruction, car la palme de la victoire n'est accordée sur mer qu'à la valeur jointe à l'expérience, et les Turcs n'avaient ni l'une ni l'autre. Les Grecs, au contraire, possédaient ces qualités. Soldats intrépides, marins habiles, ils sentaient qu'incapables de se présenter en ligne devant l'ennemi, à cause de la disproportion de leurs vaisseaux, ils ne devaient que l'observer, afin de le prendre en défaut pour en tirer avantage. Ils résolurent donc, après l'avoir étonné par le nombre, de l'éblouir par leurs manœuvres.

Tels que les dauphins qui se jouent au milieu des vagues, les Grecs exécutèrent, pendant toute la journée du 20 juillet, les évolutions les plus brillantes de la stratégie navale. Le lendemain, au moment où les Turcs, exaspérés de se voir provoqués par des bricks, se couvraient de voiles afin de leur donner la chasse, le navarque ayant fait signal de lancer deux brûlots, les infidèles se dirigèrent aussitôt, vent arrière, vers le canal de Samos. Maîtres, par ce changement de front, du champ de bataille, les chrétiens ayant ainsi séparé neuf navires de transport du corps de l'armée ottomane, ils les serrèrent contre la côte de Mycale, où ils parvinrent à les brûler après les avoir forcés à s'échouer. Donnant ensuite la chasse au capitan-pacha, ils le poursuivirent pendant toute la nuit du 22 juillet, en portant leurs fanaux allumés, tandis que celui-ci avait éteint ses feux, qu'il ne ralluma qu'en vue de Cos, où il se réfugia.

La corvette française la Bonite, qui s'y trouvait, le vit arriver sur cette rade avec quatre vaisseaux de ligne, cinq frégates et douze bricks. Cette escadre était montée par une grande quantité de marins occi

dentaux, et composée de bâtiments en bon état ; mais il leur manquait ce qui faisait la force des Grecs, le courage. Ils avaient fui, ces coupables Francs, salariés par les ennemis de la croix; et plusieurs ne rougirent pas de se plaindre par lettres, qu'ils avaient déjà reçu des coups de bâton de la part des Turcs..., digne et légitime récompense de leurs services.

Le capitaine du brick de la marine royale l'Olivier, qui avait été témoin de la victoire des Grecs aux atterrages de Mycale, en apporta la nouvelle le 28 juillet à Smyrne, où l'on représentait les Samiens divisés, fuyant dans leurs montagnes, et l'escadre grecque sans énergie. Le capitaine de la Bonite confirma, bientôt après, cette victoire. Il était tombé, le matin du 25 juillet, au milieu de soixantecinq vaisseaux grecs, qui se trouvaient dans le canal de Samos, occupés à réparer quelques avaries causées par un coup de vent. Les Samiens étaient instruits que le capitan-pacha devait former une nouvelle entreprise contre eux; qu'il se proposait de réunir à ce sujet tous les contingents de l'Asie mineure à Assem-Kalessi; qu'il avait juré de réduire leur fle en poussière, et que le mois d'août ne se passerait pas sans de nouveaux combats.

En attendant, les Ottomans, profitant du nouveau droit maritime institué à Constantinople, continuaient à en faire ressentir les conséquences au commerce des Francs 2. Deux navires autrichiens arrêtés près de Smyrne par un corsaire turc, qui leur tua trois hommes et dispersa leurs équipages, avaient été conduits à Chios. Vainement les patrons avaient exhibé leurs expéditions, on soutenait qu'ils étaient hydriotes; et, en attendant plus ample information, le pacha s'était adjugé l'argent et les objets précieux qui se trouvaient sur leurs bords. On avait perdu le droit de se plaindre d'un pareil procédé, et il en fut de cette affaire comme de celle du bâtiment sarde; elle alla s'enterrer dans les cartons de la chancellerie de sa majesté apostolique à Constantinople.

La haute diplomatie ne s'occupe pas de spécialités! Machiavel et Richelieu, qui déplorent la nécessité où l'on se trouve parfois d'employer d'honnêtes gens dans les affaires, sont à cet égard, auprès de

1 Charles-Félix Serval, natif de Bastia en Corse, chevalier des ordres du roi, de la Légion d'honneur et de Saint-Louis, mort le 15 août suivant à Smyrne. › Spectateur Oriental, 1er août, no 16, col. 6.

certains hommes, des autorités qu'ils tiennent pour irrécusables. Dans d'autres temps un saint Louis, ou un autre Wladimir, quoique barbare, n'auraient pas entendu de sangfroid de pareils blasphèmes! Mais il semblait qu'on ne pouvait souffrir trop d'affronts, pourvu que les mahométans, qui foulaient aux pieds toute pudeur sociale, parvinssent à éteindre l'insurrection de la croix dans le sang des Grecs.

Salonique avait offert, sous ce rapport, une situation assez satisfaisante, qu'on me pardonne cette ironie de l'indignation, que tout lecteur a déjà partagée et partagera sans doute, en lisant cette histoire que j'écris moi-même en frissonnant d'horreur! Turcs et juifs s'y étaient gorgés de sang innocent. Les places publiques avaient été couvertes de pals, les créneaux du château des Sept-Tours chargés de têtes, les églises transformées en prisons; et la terreur était telle, que sans la présence du chevalier Bottu, consul de France, les négociants étrangers auraient quitté une ville prête à dévorer sa population chrétienne. Ces excès dérivaient d'une source commune, le fanatisme, et ils eurent pour résultats de forcer les Grecs à l'insurrection.

Les paysans de la Macédoine, informés qu'on en voulait à leur existence, avaient refusé d'obéir aux firmans qui leur prescrivaient de rendre les armes. Travaillés depuis longtemps par les émissaires secrets d'Ali-pacha de Janina, ils avaient donné des signes non équivoques de mécontentement dès le mois de mars. On avait remarqué qu'ils ne fréquentaient plus les marchés qu'avec une sorte de réserve, qu'il circulait dans les campagnes des étrangers et des prêtres inconnus, et qu'il existait une fermentation sourde dans les esprits. Néanmoins la tranquillité régnait encore, et il est vraisemblable que les chrétiens de la Chalcidice seraient restés sur la défensive, si quelques bâtiments hydriotes, qui parurent sous le pavillon de la croix, ne leur eussent annoncé l'assassinat du patriarche Grégoire.

On courut aux armes, non pour attaquer les sacriléges, mais afin de se préserver de leur fureur aveugle. Ainsi, dans les premiers moments, l'insurrection éclata du côté des Grecs, dans l'intérêt de leur conservation, et l'irritation porta à son tour les Turcs aux excès que nous avons déplorés. Mais autant ceux-ci furent cruels, autant ils se montrèrent lâches quand on parla de réprimer la rébellion de la province. La peur, qui exagère ce qu'elle craint, portait jusqu'à cin

quante mille le nombre des insurgés; et on les croyait aux portes de la ville, quand ils étaient encore fort éloignés. Le janissaire-aga commença alors à réorganiser ses cohortes; et les israélites qui avaient coopéré aux massacres, jugeant avec raison qu'ils n'avaient pas de quartier à espérer si les Grecs l'emportaient, offrirent leurs services. Le gouverneur les accepta; et on vit peut-être pour la première fois, depuis la destruction du temple, des compagnies de juifs endosser le harnais militaire. Le peuple sans autel et sans roi, s'unit aux soldats d'Islam, sous les drapeaux de Mahomet! Ainsi tout fut extraordinaire dans une guerre où les puissances de l'enfer s'étaient liguées contre la croix. Les sectateurs de Moïse et de Mahomet se préparèrent à entrer en campagne pour combattre les enfants de Jésus-Christ; et les noms de Caïn et d'Achmet, de Judas et de Moustapha, de Baruk et d'Idris, furent confondus comme les vieilles antipathies des deux peuples circoncis.

Les Grecs, commandés par le capitaine Manuel papas, qui occupaient le mont Kortiach, se portèrent à la rencontre des Turcs, dès qu'ils les aperçurent. Ils leur étaient supérieurs en nombre, et ils avaient déjà obtenu quelques avantages, lorsque arrivés au corps de bataille de l'ennemi, celui-ci, qui avait de l'artillerie, ne tarda pas à changer la face du combat. En vain les Grecs essayèrent de suppléer par l'audace aux canons qui leur manquaient, ils furent foudroyés chaque fois qu'ils voulurent les affronter. Dans leur désespoir, ils osèrent s'avancer le sabre à la main, car ils ne connaissaient pas l'usage de la baïonnette; mais le glaive leur fut aussi inutile contre la cavalerie, qui tenait la plaine, que leur bravoure contre les boulets; et, après trois heures de combat, ils se retirèrent sur Galatzitta, en abandonnant leurs blessés et leurs morts. Alors les Turcs, restés maîtres. du champ de bataille, assistés d'une foule de juifs, s'occupèrent à ramasser des têtes, avec lesquelles ils firent leur entrée triomphale à Salonique.

Le pacha, qui avait ordonné de mutiler tous les cadavres, afin d'en envoyer les oreilles à Constantinople, n'oublia pas d'y joindre celles des Turcs et des Hébreux; de manière que la sublime Porte fut décorée de guirlandes composées des tristes dépouilles de ses ennemis et de ses défenseurs. Enfin, le sérasquier, ayant obtenu, peu de jours après, un nouvel avantage contre les Grecs, resta maître, plusieurs licues à la ronde, du territoire de Salonique.

Sur ces entrefaites, Achmet-bey de lénidgé, qui était demeuré inactif, à cause du petit nombre de ses troupes, ayant reçu des renforts de Sédès, bourgade distante de deux lieues de Salonique, se dirigea contre Vasilica, qu'il emporta après une défense opiniâtre. Tous les chrétiens y furent passés au fil de l'épée, à l'exception des femmes et des enfants en bas âge, qui furent réduits en esclavage. Il se porta ensuite sur Galatzitta, qu'il trouva évacué; et, prolongeant l'Amnias par sa rive droite, il arriva au village de Polyhièros, qu'on croit être l'ancienne Olynthe, devant lequel il déploya son corps d'armée. La résistance fut vive de la part des Grecs qui s'attendaient à périr; et le nombre des morts, qu'on compta sur le terrain, prouva que chacun d'eux avait vendu sa vie au prix de celle de quatre ennemis.

Là, comme partout, les Turcs signalèrent leurs victoires par de froides cruautés; et la campagne de Crossœa, comprise entre le Réchios et l'Amnias, devint le théâtre de leurs brigandages. Traitant leur propre pays en ennemi, ils incendièrent les riches hameaux de Kiératin ou Antigade; de Panomi, qui a succédé à Égon; de Phanaraki, qu'on croit être l'antique Smyla; de Kolyndros, où fleurit Combrea; de Tomba, construction moderne peu éloignée de Lipazos ; d'Ormilia, jadis appelé Bolgea; et d'Agios Mamas, construit des ruines d'Olynthe. Les populations chrétiennes, fuyant devant Achmetbey, s'entassèrent dans la presqu'île de Pallène ou Cassandria, à l'entrée de laquelle il se trouva arrêté par des ouvrages de fortification que les Grecs avaient établis autour de la bourgade de Pinaca, située au col de la presqu'île, qu'on avait séparée du continent par un large fossé.

Les infidèles se contentèrent, pour le moment, de faire observer cette position par quelques ortas de janissaires, tandis que le gros de leurs bandes reprenait le chemin de Salonique avec des caravanes de femmes et d'enfants, qu'ils vendirent dans les bazars, depuis cinq jusqu'à vingt talaris par tête de bétail chrétien. Plusieurs israélites achetèrent des enfants, qu'ils firent circoncire, d'autres... je n'ose achever; tandis que des spéculateurs faisaient emplette des jeunes Grecques, qu'ils envoyèrent vendre plus tard à Smyrne, d'où elles furent transportées sous pavillon européen à Bengazi, ville située

'C'est à cette occasion, et pour de pareilles forfaitures, qu'une ordonnance du roi a défendu à notre marine marchande de se prêter à cette nouvelle traite des blancs, que d'autres chrétiens ne rougissent pas d'exercer.

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