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moment d'un combat. Leurs mains vacillantes soutenaient à peine leurs fusils; leurs esprits étaient tristes; des soupirs s'échappaient de leurs poitrines brûlantes, lorsque, reportant leur pensée vers le Dieu des forts, les guerriers de Sainte-Vénérande se mirent en prière. Elevant leurs mains suppliantes vers le ciel, ils demandaient, prosternés devant le signe auguste de la régénération du genre humain, au Dieu mort et ressuscité, de leur accorder le courage nécessaire pour vaincre ou mourir avec gloire. Nulle idée ambitieuse ne se mêlait à leurs demandes; vivre ou mourir pour la croix, c'était là leur unique vœu ! Les brises qui agitaient le feuillage des bosquets de la Thesprotie ayant fait croire aux Souliotes que leurs demandes étaient entendues de l'Éternel, un rayon d'espérance vint ranimer leurs cœurs religieux, et les chefs les ayant engagés à prendre de la nourriture, ils s'assirent, divisés par pelotons, sur la pelouse.

Les amazones de la Selléide venaient de leur apporter des provisions, des outres remplies de vin, et des munitions de guerre, qu'elles leur répartirent avec cette sollicitude enchanteresse qui encourage l'homme condamné au travail, à supporter le poids de la vie. Chacune d'elles ayant ensuite baisé respectueusement la main d'un époux ou d'un frère, elles reprirent le chemin des montagnes, en emportant les blessés sur leurs épaules dans les escarpements de Kiapha. Ainsi l'avait prescrit le polémarque Nothi Botzaris, qui ordonna ensuite que les femmes se retirassent dans les aspérités des montagnes.

Cependant une colonne de cinq mille Toxides mahométans, commandés par Tahir, profitant des ténèbres, s'avançait en silence du côté de Goûras, où ils parurent le 30 mai, aux premières clartés du jour. Leur chef, qui connaissait les localités, ayant calculé qu'en enfonçant le centre des positions, défendu par Nothi Botzaris, il pourrait pénétrer dans l'intérieur de la Selléide, s'était dirigé de ce côté, résolu à tout sacrifier pour exécuter son projet. Il ambitionnait le prix d'une victoire, qui aurait été d'autant plus signalée que Omer Brionès n'avait pu parvenir à entamer les chrétiens dans les deux journées précédentes. Rappelant à ses Toxides, avec des accents mâles, les combats livrés aux Souliotes par leurs pères et par eux-mêmes depuis trente-cinq ans, Tahir déposant sa chlamyde s'écria, en leur montrant les rochers de Souli : « Les voilà ces mornes exécrables, teints » du sang des mahométans, qui vous rappellent tant de veuves et

>> d'orphelins que l'Albanie regrette. Couverte d'habits de deuil, la >> patrie vous demande veangeance. »>

A ces mots les Schypetars, brisant le fourreau de leurs sabres, et mettant leurs fusils en bandoulière, demandent à monter à l'assaut. Les derviches, le Coran dans une main et le sabre dans l'autre, font retentir les airs de hurlements; et, fondant à l'arme blanche, tous se précipitent contre les chrétiens. Ceux-ci, plus calmes, les reçoivent par une fusillade si bien dirigée qu'elle les contraint à reculer. Sans s'épouvanter, les Turcs se groupent de nouveau autour de Tahir, s'excitent, s'encouragent, se pressent; et quatre fois assaillants et repoussés, ils commençaient à se débander, suivant l'usage qui permet la retraite après quatre charges malheureuses, quand Omer Brionès, informé de leur situation, accourut avec une division de cinq mille hommes pour les secourir. Il donne le temps aux Toxides de se rallier à l'abri du feu de sa colonne, qui, plus sagement conduite, engage une action régulière contre les Souliotes.

Le terrain disputé, attaqué et défendu avec valeur, est pris et repris tour à tour par les deux partis, qui déployèrent une valeur étonnante pour conserver et pour s'emparer du moindre pan de rocher, lorsque le polémarque Nothi Botzaris s'aperçut que les Turcs étaient parvenus à le tourner, et débordaient sa gauche. Contraint de céder, il se retire en bon ordre jusqu'au pied du mont Voutzi; de là il porte une partie de sa division au hameau de Mourgas, à l'endroit où le sentier commence à s'incliner à l'occident, vers le village ouvert de Souli, et il établit son quartier à l'église de Saint-Nicolas, qui commande l'entrée du défilé.

Le combat cesse dans cet instant. La fatigue, le poids du jour, les armes devenues brûlantes, les besoins physiques des soldats, suspendent la fureur des Grecs et des Turcs.

Haletants, dévorés par une soif brûlante, les Souliotes, séparés des sources, voient les ennemis établir leurs bivacs autour de ces fontaines, où ils ne peuvent plus étancher leur soif; et un morne silence règne dans leurs rangs. Pour comble de douleur, ils entendent les barbares chanter l'hymne qui commence par ces paroles du Coran : La victoire vient de Dieu. Ils gémissent, ils prient, ils conjurent le seul vrai Dieu, le Dieu vivant, de les assister et de les dérober à la fureur de l'Assyrien impie. Ils lui demandaient quelques gouttes d'eau, échappées des nuages qui versent la fertilité dans les cam

pagnes de la Thesprotie, quand on signala des blancheurs qui voltigeaient sur le faîte des montagnes de Souli.

Tous les regards se portent vers le pic de Kounghi, qui s'environne de vapeurs aériennes. Les vents de mer cessent de souffler; l'air devenu étouffant fait couler des ruisseaux de sueur des membres harassés des soldats; les nuées se condensent, le tonnerre gronde, l'éclair déchire l'orage qui se résout en torrents de pluie. Un cri d'allégresse se fait entendre, l'armée chrétienne renaît à la vie! Les soldats présentant leurs fez de pourpre, reçoivent l'eau que les torrents, toujours limpides, des coteaux de la Selléide, répandent bientôt en flots écumeux autour de leur camp.

A dix heures du soir le ciel avait repris sa sérénité; et les ministres du Seigneur, entonnant le trisagion, faisaient redire aux échos de la Thesprotie le nom du Dieu trois fois saint qu'ils invoquaient. Les soldats, répondant à l'hymne sacré, fourbissaient leurs armes et séchaient leurs vêtements au feu des bivacs, quand une compagnie de femmes de Sainte-Vénérande se présenta aux avant-postes. Elles demandaient l'honneur d'être admises à combattre avec leurs frères ; et le polémarque, s'étant rendu à leurs vœux, leur assigna le poste de Samoniva, vers lequel on devait battre en retraite dans le cas où l'on serait forcé de céder le terrain à l'ennemi. Elles se portèrent ainsi en dedans de la ligne qu'on avait juré de défendre jusqu'au dernier soupir. On leur confia en même temps le soin de remporter les blessés, qui étaient au nombre de dix-huit; et les chrétiens, s'étant partagé les veilles de la nuit, goûtèrent tour à tour un sommeil suffisant pour les rétablir des fatigues de la veille.

Quel sommeil ! les Souliotes ne pouvaient plus espérer de repos qu'au sein de la victoire, ou dans l'asile des tombeaux. Khourchidpacha, qui avait fait serment de les anéantir, ayant envoyé de nombreux renforts à Omer Brionès, ses troupes, qui se montaient à onze mille combattants, se dirigèrent, le 31 mai, contre le village de Mourgas, défendu par deux mille trois cent soixante Hellènes.

Dès la pointe du jour, le chef des barbares donna le signal du combat, en faisant tirer à boulet dix-huit pièces de canon, qu'il était parvenu à mettre en batterie pendant la nuit. Sans s'étonner du fracas d'une artillerie mal dirigée, les Grecs attendirent, pour commencer l'action, que les Turcs abordassent leurs positions. Ceux-ci, enhardis par une attitude qu'ils prenaient pour un effet de la peur, s'avancent,

et ne reconnaissent l'erreur de leur présomption qu'en voyant tomber trois cents de leurs meilleurs soldats, ainsi que les derviches qui les animaient par leurs cris.

Le temps des miracles est passé depuis longtemps pour les mahométans; et Tahir Abas, qui ne croyait pas plus aux paroles du Coran que son ancien maître Ali-pacha, laissant le soin à Omer Brionès d'attirer l'attention des Souliotes, parvint à les tourner. Prenant avec lui trois mille Toxides, il fit un circuit de plusieurs milles en se dirigeant par la crête des montagnes, jusqu'à Stretezza, dont il s'empara. Maître de ce défilé, il vint à bout, à force de bras, d'établir une pièce de canon sur une éminence qui plongeait l'acropole de Kiapha; et, par un mouvement rapide, il se précipita dans le village de Souli, dont il parvint à s'emparer.

Informés de cette manœuvre, qui allait les mettre entre deux feux, les Souliotes s'empressent d'évacuer Mourgas. Le moment était décisif; l'ennemi, qui venait d'apprendre l'avantage obtenu par Tahir, accourant par la voie la plus directe, descendait de toutes parts vers Souli. Les chrétiens y arrivent en même temps, et des cris épouvantables ébranlent les airs.

On se bat pêle-mêle, à coups de fusil, le sabre à la main, et souvent corps à corps, aux cris répétés du Christ et de Mahomet. Les barbares sont repoussés. Quatre fois ils prennent et perdent Souli; les artilleurs, et la pièce de canon que Tahir avait placée au sommet des montagnes, sont précipités au fond des abîmes. A cette vue, les Turcs transportés de fureur retombent sur Souli. Ni les quartiers de roche que les femmes lancent du haut des escarpements, ni les troncs d'arbres qu'elles font rouler sur eux, ne suspendent plus leur impétuosité. Foulant aux pieds les cadavres de leurs camarades, ils pressent, ils poussent, ils chassent les chrétiens, qui sont rejetés au delà du torrent de Samoniva, limite qu'ils avaient juré de défendre jusqu'au dernier soupir.

Abordant franchement cette vaste anfractuosité, au fond de laquelle coulaient en bondissant les eaux écumeuses formées par l'orage de la nuit précédente, les Turcs, renforcés de huit cents hommes que conduisaient Elmas-bey et Soultzio Ghéortcha, se battent avec un tel acharnement, que jamais désespoir ne fut pareil à celui des combattants. Ils semblent s'accroître en raison inverse des pertes qu'ils éprouvent, et un morne silence règne dans leurs pelotons, qui se soutiennent mutuellement.

Les femmes souliotes, accourues en armes, se mêlent de leur côté avec les palicares, qu'elles électrisent en les exhortant à se défendre et à mourir en héros, tandis que de jeunes filles, portant des rafraîchissements, étanchent leur soif, distribuent des cartouches, et, recevant les blessés, les transportent dans des lieux regardés comme inaccessibles. La voix de ces femmes, aussi éclatante que le son de la trompette, appelant par leurs noms des époux, des frères ou des fils, leur redit leurs devoirs et l'opprobre réservé à leurs familles s'ils perdent la position, suprême et dernière espérance de la patrie, qu'ils ont fait serment de défendre jusqu'à la mort. Joignant l'exemple aux paroles, elles se confondent dans les rangs des guerriers, et chacun redouble de courage; tous les coups frappent au but, et jamais dévouement plus héroïque, jamais transport plus unanime et plus généreux, jamais mépris semblable de la mort n'éclatèrent parmi les enfants de la Selléide, qui, à force de prodiges de valeur, contraignirent enfin l'ennemi à renoncer à son entreprise.

L'action, qui avait commencé à trois heures du matin, finit au moment où, la plus grande chaleur du jour rendant les armes, échauffées par un tir continuel, impossibles à manier, les soldats ne demandaient plus, de part et d'autre, qu'à se reposer. Les Turcs s'éloignèrent ainsi du torrent de Samoniva, emportant leurs morts et leurs blessés, tandis que quelques partis isolés combattaient encore pour se conserver dans leurs positions.

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Lorsque les chrétiens avaient abandonné, pour la dernière fois, le village de Souli, soixante et dix palicares s'étaient obstinés à rester dans deux maisons crénelées, qu'ils avaient résolu de défendre, afin d'opérer une diversion favorable aux chrétiens. Athanase Dracos, frère du capitaine George, s'était également retranché, avec trente hommes, dans sa propre maison, située sur une éminence à l'occident du village. Ils se battaient depuis dix heures du matin contre les mahométans qui s'étaient relayés pour les assaillir; et, attaqués par des troupes fraîches, qu'Omer Brionès détacha contre eux dès qu'il se vit contraint de renoncer à forcer les Souliotes dans leurs derniers retranchements, ils auraient encore résisté, si celui-ci ne se fût décidé à les faire canonner.

Voyant avancer l'artillerie, et comprenant qu'ils allaient être écrasés sous les ruines des maisons qu'ils défendaient, deux de ces postes sortirent le sabre à la main, et parvinrent à s'ouvrir un passage à tra

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