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vers les infidèles, confondus de l'excès d'une audace à laquelle ils ne purent se défendre d'applaudir par un cri d'admiration. Un des postes seul restait, et tout moyen de fuir était impossible, lorsque, suivant le droit de la guerre établi entre les Schypetars, il obtint la permission de sortir avec armes et bagages, en prononçant la formule usitée : Bessa ya bessa (foi pour foi), et les Souliotes se rendirent à Kolôni, où ils rejoignirent leurs frères d'armes.

Cet usage de la foi, donnée avec promesse de réciprocité, entre les Souliotes et les Schypetars, enfants d'un même pays, mais divisés par la croyance, qui ont conservé quelques traces d'une civilisation antique au milieu de la barbarie, n'étonnera pas moins, sans doute, que le respect d'un Albanais mahométan pour les lois de l'hospitalité, et sa rare fidélité au malheur.

Un vieux musulman, boiteux, nommé Zalicos, Toxide de la tribu des Tomorites, ancien toparque de Souli, pour Ali-pacha, resté attaché aux chrétiens, que ses compatriotes avaient abandonnés, par rapport à Hussein-pacha, fils de Mouctar, que son grand-père avait confié à ses soins, combattit avec intrépidité sous les drapeaux de la croix, dans cette journée. Modèle de bravoure, inébranlable au plus fort de la mêlée, il se signala contre ses coreligionnaires, quoique son fils unique se trouvât parmi les soldats d'Omer Brionès, où il fut blessé. Chacun plaignait ce vieillard, chacun l'admirait; et, quoique accablé de douleur et d'années, il ne retourna auprès de son maître, Hussein-pacha, qu'après que les Grecs eurent repoussé les mahométans, qui prirent leurs quartiers au village de Souli.

On recevait dans ce moment la nouvelle que, tandis qu'on était aux prises de ce côté avec les infidèles, Méhémet, vizir de Morée, aidé de deux autres pachas, s'était porté contre le moulin de Dâla. Touza Zervas, chargé de défendre cette position, ne pouvant supposer qu'on l'attaquerait sérieusement, avait détaché la majeure partie de ses troupes, pour secourir ses frères de Kiapha. Il s'était dégarni au point de ne garder avec lui que cent cinquante soldats, quand les Turcs, ayant passé l'Achéron au nombre de deux mille, fondirent sur lui à l'improviste. Ils furent reçus fièrement; mais comme on avait négligé de garder le défilé de Cherdelina, les Souliotes, se trouvant tournés, se virent contraints d'abandonner Dâla. Ce fut le seul

Voyez liv. nr, ch. 6, de cette histoire.

point qu'il entrait dans leur plan de guerre de conserver à toute extrémité, qui tomba au pouvoir des mahométans.

Dans ce combat, dont la durée fut de onze heures, les Turcs perdirent deux mille cinq cents hommes, tués ou blessés. Du nombre des premiers fut Soultzo Ghéortcha, Schypetar, renommé pour sa bravoure entre les Toxides des monts Devols; et le corps qui souffrit le plus fut celui d'Omer Brionès, composé en grande partie d'Asiatiques. Les Souliotes, malgré leurs revers, n'eurent à regretter que la perte du plus jeune des fils de Photos Tzavellas, de vingt hommes et huit femmes, qui moururent les armes à la main. Ils parvinrent, même en faisant leur retraite derrière le ravin de Samoniva, à remporter leurs blessés, qui se montaient à trente individus des deux sexes, sans que les Turcs obtinssent d'autres trophées qu'une seule tête, et un prisonnier qu'ils surprirent.

Ces résultats sembleraient incroyables, si on ne disait pas que les Souliotes, qui se battent en tirailleurs, ne présentent que très-rarement leur poitrine découverte à l'ennemi. Embusqués derrière les rochers, ou garantis par des épaulements, ils tirent disséminés en voltigeurs, avec une telle justesse, qu'ils ne perdent presque jamais une balle. Quelquefois même ils s'éloignent hors de portée pour recharger leurs fusils, en revenant vers l'ennemi à la course, et presque jamais au même endroit d'où ils ont fait feu, à moins qu'ils n'occupent quelque forte embuscade. Cette manière de se battre fait qu'ils ne perdent que très-peu de monde dans ces sortes d'affaires.

Il en est de même des Schypetars mahométans; mais les janissaires, qui marchent à découvert, et les Asiatiques, accoutumés à ne combattre qu'à cheval, avec leurs longues carabines, n'ajustent jamais, ou tournent la tête quand ils tirent; aussi leurs coups arrivent rarement au but qu'ils se proposent d'atteindre. Exposés ainsi à la fusillade d'un ennemi caché, ils ont encore un autre désavantage, s'ils sont démontés ou repoussés. Ne pouvant fuir qu'en relevant de la main gauche leurs larges pantalons, embarrassés par leurs sabres, gênés par l'ampleur de leurs vêtements et de leurs bottes, ils s'arrêtent au bout d'une course de deux cents pas; et, assis les jambes croisées, ils attendent, la carabine ou le pistolet à la main, l'ennemi, qui n'a d'autre précaution à prendre que de les tourner pour les fusiller. Ainsi, dans une affaire où les barbares comptaient deux mille cinq cents tués ou blessés, il n'est pas étonnant que des hommes, qui

agissent tour à tour à la manière des chasseurs et des Scythes, n'éprouvassent que des pertes très-faibles.

Les Souliotes, renfermés dans leurs dernières lignes, avaient aussitôt travaillé à s'établir militairement à Samoniva, où le polémarque fixa son quartier. Tzegouri Tzavellas prit en même temps le commandement du château de Caco-Souli, dans lequel se trouvait Husseinpacha, fils de Mouctar, qui, depuis la perte entière de sa famille, obtenait, de la part des Grecs, des égards et une sûreté qu'il aurait été loin d'espérer auprès de Khourchid-pacha. Plusieurs autres capitaines furent chargés de défendre les plateaux de Kiapha, Avaricos, Khonghi, Khône, Dembès, ainsi que Stretezza et Seritchani, qu'on reprit dans la nuit du 1er au 2 juin. Les Turcs, de leur côté, se retranchaient dans les positions qu'ils avaient enlevées. Omer Brionès et Tahir, qui occupaient le village de Souli, y formaient des magasins, tandis que le kiaïa de Khourchid renforçait son camp établi sur le mont Voutzi; et depuis le moulin de Dâla, près duquel Méhémet avait fait dresser ses tentes, le cours de l'Achéron était occupé par les mahométans.

Les Souliotes, témoins des dispositions des ennemis, qu'ils regardaient comme les préparatifs de leurs funérailles, à moins de l'arrivée des secours attendus du Péloponèse, voyant les Schypetars du Drin grossir les bandes du kiaïa-bey, qui occupait le mont Voutzi, résolurent de tout sacrifier pour le chasser de cette position.

Le 5 juin, jour marqué pour cette entreprise audacieuse, deux mille palicares, s'accrochant aux rochers, les escaladent, en fondant, avec la rapidité des vautours, sur les infidèles, qui étaient au nombre de six mille; ils pénètrent au milieu de leurs tentes, le fer et la flamme à la main, en se dirigeant vers leurs magasins, qu'ils embrasent. A cet aspect les Asiatiques, commandés dans ce moment par le pacha de Khoutayé, donnent le signal de la déroute, dans laquelle ils entraînent les Guègues, indignés de leur lâcheté. Tout le matériel des Turcs tombe au pouvoir des Souliotes, qui les poursuivent jusqu'au Palæochori, lieu où la mythologique antiquité avait, dit-on, élevé un temple aux divinités de l'Erèbe et de l'Averne. L'étendard de la croix est arboré sur les débris de cette enceinte, ouvrage des Cyclopes; et le bruit de la victoire des chrétiens retentit du faîte des montagnes jusqu'au fond des vallées. Ainsi, les Souliotes avaient repris une énergie nouvelle en touchant aux rochers qui furent le ber

ceau des races doriennes, auxquelles des traditions confuses rattachent leur origine.

Le récit de la défaite des musulmans étant parvenu à Khourchid, qui était déjà dévoré de chagrins domestiques, car le harem, qu'on venait de conduire auprès de lui, avait éprouvé des atteintes telles, que son épouse, élevée dans le sérail des sultans, offrait, ainsi que toutes ses compagnes, des preuves non équivoques de leur infidélité; il maudit le jour où une fatale ambition lui fit accepter le titre de sérasquier de l'Épire. Dans sa douleur il enviait le sort d'Ali-pacha. Est-il assez vengé? s'écriait-il, suis-je assez puni de l'avoir trompé ? Que m'importent de vains honneurs, quand tout, jusqu'à celle que j'aimais à nommer mon épouse, me trahit! Puis se rappelant qu'il avait pris l'engagement, auprès de la Porte Ottomane, de soumettre la Selléide, sa raison ne tarda pas à surmonter sa douleur.

Mesurant la profondeur de l'abîme au bord duquel sa mauvaise fortune l'avait poussé, il ne se voyait entouré que de dangers. La Porte, qui le pressait de réduire Souli, lui ordonnait en même temps de se rendre à Larisse, pour prendre le commandement de l'armée destinée à envahir le Péloponèse. On lui redemandait, pour la vingtième fois, compte des trésors d'Ali-pacha. Il venait en même temps d'être informé que Mavrocordatos avait quitté Corinthe avec le projet de pénétrer dans la Grèce occidentale, car il ignorait encore qu'il était débarqué à Missolonghi. Il savait, enfin, que de vives dissensions s'étaient élevées, depuis l'ouverture de la campagne, entre son kiaïa et Omer Brionès. Il n'ignorait pas, car de fâcheuses vicissitudes lui avaient appris à connaître l'inconstance des Schypetars, que, rebutés par des combats interminables, ils pouvaient encore une fois abandonner ses drapeaux. Pressé par ces considérations, il se détermina à quitter Janina, afin de se rendre en personne devant Souli, espérant que la victoire ou des négociations adroitement conduites lui livreraient ce dernier boulevard des hommes libres de l'Épire; son sort dépendait de l'issue heureuse ou malheureuse de cette affaire.

Le 7 juin, Khourchid-pacha, suivi de trois mille soldats d'élite, arriva devant Samoniva. Au lieu de manifester des dispositions hostiles, il envoya complimenter les Souliotes, en leur faisant offrir un arrangement amical. Les conditions, qu'il leur proposait comme son ultimatum, portaient de lui consigner, dans un délai dont on conviendrait, le château fort construit par Ali-pacha; de remettre à ses

commissaires Hussein-pacha, petit-fils de ce vizir; de leur livrer un certain nombre d'otages; d'agréer en échange de la Selléide un territoire à leur choix dans la Perrhébie, ou bien au delà du Pinde, et de recevoir, à titre d'indemnité, douze mille bourses (six millions) comptant. En acceptant ces conditions, le sérasquier garantissait aux Souliotes tous les priviléges, droits et immunités concédés et octroyés par les glorieux sultans, aux armatolis de la Hellade. Il finissait en leur déclarant qu'il leur accordait trois jours pour délibérer sur le traité de clémence qu'il leur proposait, prenant Allah et le prophète à témoin que, passé la durée de ce temps, ils n'auraient plus ni paix ni trêve à attendre de sa part. Pour preuve de son invariable résolution, il ordonna de concentrer ses troupes, et Khourchid, en négociant l'épée à la main, se disposa à attaquer les chrétiens avec toutes ses troupes réunies, qui se montaient à près de vingt mille hommes.

Il n'y eut qu'une opinion dans le conseil des Souliotes au reçu du message de Khourchid, qui fut de se défendre. Résolus à mourir avec la patrie, les chrétiens décidèrent, lorsqu'ils seraient réduits aux abois, sort qui semblait inévitable, de faire leurs adieux solennels au monde, en effaçant jusqu'à l'exemple sublime qui leur avait été légué par le polémarque Samuel, lorsque ce chef intrépide consomma son holocauste, en se faisant sauter avec le magasin aux poudres du château de Sainte-Vénérande. Ne prenant, à leur heure suprême, conseil que du désespoir, ils convinrent d'égorger femmes, enfants, et de se précipiter, avec ce qui leur resterait de vengeurs, au milieu des ennemis, où ils trouveraient un trépas non moins utile à la Grèce que les glorieuses funérailles de Léonidas et de ses trois cents Spartiates.

La patrie survivait ainsi, dans la pensée des Souliotes, même aujdelà du tombeau, quand leurs femmes, informées de cette résolution, apostrophèrent les vieillards en ces termes, qu'on a pu recueillir et conserver.« Depuis quand, hommes superbes, formés et nourris de >> notre sang, élevés par nos soins avec tant de sollicitude au milieu >> des infirmités du berceau et de l'enfance, le Dieu qui nous créa » vous a-t-il donné le droit de disposer de la vie de celles qu'un même >> foyer vit naître dans nos montagnes? Filles, épouses, mères, sœurs,

1 Voyez liv. 1, ch. 5, de cette histoire.

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