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voir perdu plus de neuf cents hommes et de compter le double de blessés qui poussaient des cris lamentables en demandant du sang et des têtes.

Tous étaient d'accord sur ce point, et on n'avait épargné les prisonniers que pour les livrer aux plus cruels supplices, sans que le moyen de l'apostasie, qu'on leur offrit pour se racheter, fût capable d'ébranler leur constance. De vieux soldats ne renient pas plus leur Dieu que leur patrie. Après leur avoir crevé les yeux, on les laissa exposés, pendant plusieurs jours, à l'ardeur du soleil sur la place de l'église de Saint-Minas, livrés aux insultes d'une soldatesque fanatique, qui les mutila avec tous les raffinements de la cruauté, avant que les pachas permissent aux bourreaux d'abréger leurs souffrances en faisant tomber leurs têtes. Telle fut la fin de ces hommes dignes d'un meilleur sort, que le capitaine Allios et le protopalicare du capitaine Makrys vengèrent bientôt après, en faisant pendre sur le champ de bataille de Péta, l'un par l'autre jusqu'au dernier, qu'on renvoya aux pachas après lui avoir crevé les yeux, six beys et quatre-vingt-deux mahométans qu'ils avaient pris dans une embuscade.

Tandis que ces affreuses représailles. s'exécutaient, Cyriaque se signalait aux bords de l'Achéron par des prodiges de valeur, qui sembleraient surpasser le courage humain, si on n'avait pas connu, par les récits de cette histoire, ce dont les enfants des pâtres de la Grèce sont capables. Dans une sortie il avait tué six agas de sa main, et, dédaignant de frapper la tourbe vulgaire des soldats, il poursuivait leur sérasquier prêt à tomber sous ses coups. C'en était fait du noble barbier de Khourchid, Méhémet-pacha, le chevrier du mont Taygète était au moment de l'atteindre, quand un boulet frappa son cheval. Le coursier de la Laconie tombe en bondissant, et Cyriaque, étourdi de sa chute, reste privé de sentiment.

Les barbares, à cet aspect, reviennent sur leurs pas pour enlever ses dépouilles, et un combat sanglant s'engage entre eux et les palicares accourus pour s'emparer du corps de leur chef. Des cris perçants retentissent, on se chargeait déjà avec fureur, quand Cyriaque, qui n'était qu'évanoui, se levant avec une vigueur nouvelle et ressaisissant son sabre, frappe, repousse et disperse les Turcs épouvantés, qui s'éloignent pour faire face à d'autres dangers, tandis que les chrétiens, soutenant leur capitaine, regagnaient la palanque de Phanari.

Les barbares venaient d'être informés par Omer Brionès, que Christos Tzavellas, qu'on croyait dans les hautes régions du Pinde, était au moment de pénétrer dans la Thesprotie.

Après les affaires malheureuses de Sclivani, de Placa et de Péta, réunissant les débris des bandes de Marc Botzaris et des capitaines qui avaient combattu sous ses drapeaux, il en avait formé un corps avec lequel il voulait pénétrer dans la Selléide. Traversant les Catzana-Choria, il avait brûlé, en vue de Janina, les magasins des Turcs établis à Rapchistas, et égorgé leur dépôt qui se trouvait au kan de Saint-Dimitri. Précédé de l'épouvante, il venait de franchir les montagnes de la Tymphéide, lorsque arrivé près de Paramythia, il trouva devant lui un corps nombreux de Turcs qui le contraignirent de retourner sur ses pas. Déjà de nombreux détachements avaient été mis à sa poursuite, et, comme il n'avait que trois cents hommes pour faire face à tant d'ennemis, il se contenta de leur avoir causé des pertes considérables et de rentrer dans l'Achéloïde, qui était occupée par le capitaine Stournaris.

Les Turcs, libres de ces inquiétudes, étant revenus en force contre Phanari, et ayant renversé les murs de ce fort, Cyriaque, voyant l'impossibilité d'une plus longue résistance, conseilla aux palicares qui lui restaient de ne plus songer qu'à leur salut. Pour lui, criblé de blessures, défaillant, il voulut être porté sur la brèche pour mourir en face de l'ennemi. Les voiles de la mort couvraient son visage quand il y fut déposé. Il distribua ses armes à ses camarades, comme un chef donne des lauriers et des couronnes après la victoire à ceux qui se sont distingués. Il remit sa ceinture baignée de sang à son fidèle écuyer pour la porter à Marathonisi, dans le Magne, où elle devait rester suspendue dans sa demeure, afin de rappeler aux siens qu'il mourut en combattant les Turcs, et qu'il leur lègue le soin de sa vengeance. Il maudit trois fois Th. Maitland qui vendit Parga et s'opposa ensuite à ses généreuses entreprises; puis, rendant grâce à Dieu de lui avoir accordé une mort glorieuse, il pria ses soldats de ne pas souffrir que la tête de Cyriaque tombât au pouvoir des Turcs, et il expire en prononçant le nom d'Elias son neveu.

Telle fut la fin de cet illustre capitaine. Ses restes, ayant été embarqués sur l'Achéron, furent transportés à Missolonghi par trente guerriers de l'Eleuthéro-Laconie, débris héroïques du bataillon qu'il avait organisé, tandis que les autres se dispersèrent dans les mon

tagnes de la Cassiopie, d'où ils parvinrent à rentrer dans le Péloponèse.

Phanari fut ainsi occupé, à la fin de juillet, par les Turcs Chamides, et Omer Brionès ayant détaché son neveu Achmet du côté de Prévésa, la trahison, qui se décelait de toutes parts, commença à s'organiser sous les auspices des agents de la Grande-Bretagne et du consul Meyer, qui méditaient la ruine des Hellènes.

Ainsi l'Épire, naguère au moment de s'affranchir, passait de nouveau sous le joug de ses oppresseurs. Déjà l'Acrocéraune était entrée en arrangement avec les Turcs par l'entremise des Anglais; Mavrocordatos reguéait l'Achélous, qu'il n'aurait jamais dû passer; et les Souliotes, livrés à eux-mêmes, ne voyaient plus que des ennemis victorieux autour de leurs montagnes, quand sept tatars ou courriers, expédiés par Khourchid-pacha au vaivode de Prévésa, annoncèrent l'entrée de l'armée de Méhémet Dramali en Morée, la reprise de l'Acrocorinthe par les Turcs, la dispersion du sénat des Hellènes, le renversement de ses nouvelles institutions, et l'arrivée de l'escadre du capitan-pacha à Patras.

La Grèce retombait dans les fers. Cette nouvelle communiquée officiellement au consul d'Angleterre Meyer, à Prévésa, par le vaivode Békir Dgiocador, fut envoyée au général qui commandait à Corfou à la place de sir Th. Maitland, d'où elle retentit dans la Selléide, et bientôt après par toute la chrétienté.

Une joie barbare éclata parmi les Turcophiles, qui voulaient que l'holocauste des chrétiens fût entier. Des ordres inhumains émanés du pandémonion de Corcyre, défendirent de recevoir aucun Grec dans les îles Ioniennes : tous étaient condamnés à périr. Ainsi on avait vu, l'année précédente, repousser des mêmes rives une foule de pèlerins, sujets de l'empereur Alexandre, revenant de la Palestine, qui, aussi mal accueillis à Trieste qu'à Corfou, durent à la charité du comte Golowkin, qui se trouvait à Vienne, d'être tolérés sur les terres inhospitalières d'Autriche et de pouvoir rentrer dans leur patrie. Cette fois on écarta des bords de la Tauride ionienne jusqu'aux fugitifs de Chios, qui n'avaient pour recommandation que les larmes et la voix du malheur.

CHAPITRE IV.

Odyssée diffamé. - Tentatives de Khourchid-pacha pour le corrompre.

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des Hellènes se prépare à occuper Nauplie. - Méhémet Dramali passe les Thermopyles. Troubles et massacres à Athènes. - Odyssée est rappelé au commandement de l'armée. - Plan des Grecs contre les Osmanlis. - Marche insensée des barbares. — Leurs succès. -Mort de Kyamil-bey. — Reddition honteuse de l'Acrocorinthe. Achille, qui l'avait abandonnée, se tue. Résolution des insurgés. Mesures de défense qu'ils adoptent. Entrée des mahometans dans l'Argolide. Dispositions respectives des parties belligérantes. — Belle conduite de D. Hypsilantis. - Nauplie débloquée. — Combat d'Argos. — Bombardement de la citadelle Larissa. Ordre de brûler Nauplie, resté sans exécution. Arrivée de Colocotroni à l'armée. Les Grees s'emparent de l'isthme - et des défilés de la Corinthie. Ordre de harceler les Turcs. - Combat du 20 août. Retraite et déroute des infidèles; - leurs désastres; - sont battus de toutes parts. - Translation du gouvernement hellénique à Astros.

Le sérasquier Khourchid-pacha, informé de ce qui se passait aux Thermopyles, avait profité des dissensions survenues entre Odyssée et D. Hypsilantis, pour le succès de l'entreprise qu'il méditait. Persuadé que le soldat n'a point de morale, et qu'il s'attribue le droit de propriété sur tout ce qu'atteint son glaive dévastateur, en même temps qu'il promettait le pillage de la Grèce à son armée, il s'appliquait à diviser les chrétiens, en semant parmi eux le doute de la suspicion. Ainsi, tandis que ses émissaires secrets accusaient à Corinthe le fils d'Andriscos du meurtre de Palascas et d'Alexis Noutzas, il faisait par d'autres voies répandre le bruit que leur soi-disant assassin, tel qu'un autre Coriolan, demandait à passer sous ses drapeaux pour venger l'injure faite à son nom. Odyssée, ajoutaient quelques-uns de ses agents, avait vendu son épée à Khourchid-pacha au prix de deux mille bourses, de façon qu'il ne se passait pas un jour sans qu'un bruit, plus ou moins mensonger, tendît à décréditer, à avilir et à perdre celui que les Turcs avaient le plus grand intérêt à priver de la confiance des Hellènes.

On faisait, à ce sujet, des versions non moins erronées dans les îles Ioniennes, où le système de tyranniser ses contemporains pour

fonder dans l'avenir des jours prospères était érigé en principe, parce que l'esprit dominant des hommes d'État de notre siècle se fonde sur cette erreur que les plans qu'ils enfantent ne doivent jamais finir. Agissant comme ces laboureurs qui traceraient des sillons pour des saisons que le soleil n'éclaire pas encore, on prétendait que les gens qui aspiraient à une régénération, soin qu'ils auraient dû léguer à Jeur postérité, pour ne pas déranger certaines combinaisons de l'amour-propre, allaient enfin payer la peine de leur présomption, et on ne craignait pas, tant on était sûr des moyens qu'on avait employés, de fixer le terme fatal de l'insurrection à la campagne de l'année 1822. Alors renaissaient les beaux jours de la Turquie, le despotisme vainqueur allait régner sur des ruines et rendre pour des siècles à la Hellade dépeuplée la paix des tombeaux.

Odyssée était un traître, un transfuge; tous les Grecs, des brigands ou des lâches! Au milieu de ces bruits, précurseurs de la tourmente, le ministère et le sénat des Hellènes, croyant à l'accomplissement de la capitulation qui devait leur ouvrir les portes de Nauplie, étaient descendus à Argos avec cet empressement inconsidéré d'hommes plus avides de jouir d'un succès, que de songer à s'assurer les avantages qu'ils avaient obtenus. Vainement, avant de s'éloigner, on avait fait de nouvelles tentatives auprès de Kyamil-bey, ancien toparque de la Corinthie, pour découvrir ses trésors; le rusé mahométan continuant à protester qu'il avait dépensé tout ce qu'il possédait à la défense de Tripolitza, on l'abandonna à la merci d'un chiliarque qui avait ordre de le surveiller et de vaincre son obstination.

On avait également laissé, faute d'argent pour l'approvisionner, l'Acrocorinthe à la garde d'Achille, prêtre de l'église orthodoxe, homme brave, mais sans expérience dans l'art militaire; enfin D. Hypsilantis, qui aurait dû rester à ce poste important, partit lui-même pour se rendre dans l'Argolide. Et dans quel moment? On ne peut se le dissimuler: lorsqu'une armée turque était à la veille de passer le Sperchius, et quand l'isthme de Corinthe était abandonné à la garde des dervendgis de Mégare.

Nauplie était l'objet de l'attention générale. Le temps marqué pour sa reddition approchait. On avait occupé le fort de Bourdzi, situé à l'entrée de la darse, qui y donne accès par mer; les Turcs paraissaient disposés à exécuter les conditions; on avait nolisé des bâtiments pour les transporter en Asie, quand on apprit que Khourchid-pacha

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