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tentir les ruines de Janina de leurs lamentations. Le canon tirait à de longs intervalles. La herse du château se leva à l'approche du convoi ; la garnison, rangée sur son passage, lui donna le salut militaire; et le corps, couvert d'une natte, ayant été déposé dans une fosse contiguë à celle d'Éminé, on jeta dessus la terre qui range tous les hommes sous le niveau de l'égalité. Le recomblement de la fosse étant terminé, un iman s'approcha pour entendre le conflit prétendu entre le bon et le mauvais ange qui se disputent la possession du mort; et ayant rapporté qu'Ali Tébélen Véli Zadé reposait en paix, les Schypetars, frémissant comme les flots de la mer après la tempête, rentrèrent dans leurs quartiers.

Kourchid, profitant de la nuit, que les Schypetars consacraient aux chants, ayant fait renfermer dans une boîte d'argent la tête d'Alipacha, l'avait expédiée furtivement à Constantinople. Son sélictar Méhémet, qui était chargé de la présenter au sultan, parce qu'il avait présidé à l'exécution, était escorté par trois cents Osmanlis. Il devait faire diligence, et il était hors d'atteinte, car on craignait les Arnaoutes, quand le jour parut.

Se rappelant que son épouse et son harem étaient entre les mains des Grecs, Khourchid n'avait pas jugé à propos de poursuivre à outrance Botzaris et ses camarades. Il leur fit offrir la vie sauve avec la garantie de leurs armes; et les jeunes guerriers de la Selléide, ayant accepté ces conditions, se rendirent au camp d'où ils furent transportés quelque temps après avec Chrysé, épouse de Marc Botzaris, à Drama, dans la Thrace.

Le sérasquier commanda ensuite d'amener en sa présence l'infortunée Vasiliki, dont la vie avait été respectée. Elle se précipita aux genoux du vainqueur d'Ali, non pour lui demander de l'épargner, mais de respecter sa pudeur; et il la rassura, en lui promettant la protection du sultan. Elle fondit en larmes en voyant les secrétaires, les trésoriers et l'intendant de son maître chargés de fers. On n'avait découvert que soixante mille bourses de tous les trésors que possédait Ali; et déjà on venait d'appliquer ses officiers à la torture, pour les forcer à déclarer où se trouvait le surplus de ses richesses. Elle craignait d'éprouver un sort pareil à celui de ces victimes d'un grand

Soixante mille bourses, vingt-cinq millions de notre monnaie au cours du change actuel de la piastre turque.

désastre; et, tombant évanouie entre les bras de ses suivantes, on la transporta à la ferme de Bonila, en attendant que la Porte Ottomane eût statué sur son sort.

Les courriers qui annonçaient la mort d'Ali, répandus dans toutes les directions, ayant précédé sur leur route le cortége triomphal du sélictar Méhémet, il vit, en approchant de Grévéno, arriver à sa rencontre la population de cette ville et des hameaux voisins, empressée de contempler la tête du satrape de Janina. Ils ne pouvaient concevoir comment il était tombé. Ils en croyaient à peine leurs yeux, lorsqu'on la tira de son coffre pour l'exposer dans la maison du mousselim Véliaga, où elle resta offerte à leurs regards pendant que l'escorte se rafraîchit et changea de chevaux. Partout attendue avec une égale avidité, et partout présentée à la curiosité publique, on finit par ne satisfaire la multitude qu'à prix d'argent... Ce dernier opprobre était réservé aux destinées du tyran, et sa tête fut ainsi montrée de relais en relais jusqu'à Constantinople.

CHAPITRE IV.

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Exposition de la tête d'Ali-pacha à la porte du sérail des sultans. - Yaphta ou écriteau qui y était attaché. — Lettre de Mahmoud II à Khourchid-pacha et à son armée. — Exécution des fils et des petits-fils d'Ali-pacha à Khoutaïéh; - vente de leur harem. - Mécontentement des Schypetars à Janina. — Préparatifs de guerre des Tures, et des Grecs, discutés. — Voyage d'exploration de l'amiral Tombazis. — État de Psara et de Samos. - Capture importante d'artillerie. — Perfidie du pacha Aboulouboud. — Les Turcs envahissent la presqu'île du mont Athos.Fuite des réfugiés et d'un grand nombre de religieux. Prise d'un parc d'artillerie par les Psariens. - Arrivée de l'artillerie du mont Athos à Salonique. Combats et victoires des Grecs à Zeïtoun et à Patradgik, depuis le 31 mars jusqu'au 6 avril. — Dissensions et affaires de Naxos. — Organisation de Paros. Situation de la Crète. - Formation de l'aréopage et du ministère du gouvernement hellénique. - Éphores d'Athènes. État de cette ville.

La tête d'Ali Tébélen, exposée, le 23 février, à l'entrée du Bab Humayoum, et la naissance d'un héritier présomptif du trône d'Ottman, annoncée en même temps que la nouvelle de la chute du rebelle de Janina par le canon du sérail, jetèrent la populace militaire de Constantinople dans un tel accès de frénésie, qu'il est impossible d'en donner une idée affaiblie. Les chasseurs d'hommes demandaient à grands cris la guerre. Ils voulaient marcher contre les Russes, exterminer les Grecs; le yaphta ou écriteau attaché à la tête du rebelle redoublait leurs transports. Mahmond venait de donner un

• Porte impériale.

Traduction du yaphta attaché à la tête d'Ali-pacha.

« Personne n'ignore de combien de faveurs et de grâces, depuis trente à quarante ans, a été comblé Tébélen Ali-pacha par la Porte de félicité, toujours sublime et magnifique; de combien de pays, de territoires, elle augmenta sa domination, et combien de grâces lui furent accordées, ainsi qu'à ses fils et à ses adhérents. Sans apprécier tant de faveurs, agissant avec une ingratitude marquée, au lieu de manifester sa gratitude spéciale et sa servitude reconnaissante envers la Sublime Porte, il n'y a pas d'iniquités qu'il n'ait commises contre les serviteurs de Dieu et du prophète. Les crimes dont il se rendit coupable n'ont jamais été entendus nulle autre part. Mélé à toutes les séditions, à toutes les révoltes, il en était ou ouvertement, ou secrètement, le moteur, par son argent ou par ses intrigues.

» Non content des mansoubs confiés à son administration, il ne cessait d'essayer

fils à l'empire. Vainqueur de Tébélenleu, il était invincible; le destin marquait d'une époque éclatante le sort du prince nouveau-né, qui pouvait désormais résister à son père? Plus de moyen terme, plus de demi-mesures! il ne fallait traiter que le sabre à la main avec la maison de Harb'.

Le fils d'Adoulhamid, Mahmoud, partageant le fol enthousiasme de son peuple, répondit courrier par courrier à Khourchid-pacha, en lui adressant un diplôme autographe de félicitations hyperboliques, qu'il le chargeait de communiquer à l'armée. Il était de la teneur suivante : << Ton maître te mande qu'il a daigné abaisser ses re» gards sur tes services; sois honoré et favorisé de son salut impé»rial. Braves soldats, qui marchez dans le sentier de la foi et de » l'héroïsme, où vous n'avez que la terre pour sofa, et que la pierre » pour appuyer votre tête, triomphez sans cesse; que vos faces aient > le poli de vos armes victorieuses et l'éclat du jour; que vos sabres

d'étendre sa domination sur d'autres provinces, en s'environnant de troubles et de désordres. Prenant les biens des uns, ruinant tout le monde, il était devenu le fléau des peuples, qui sont un dépôt précieux, dont la garde a été confiée par l'Étre suprême au monarque sunnite des croyants, qui suivent la loi de Mahomet, dont le nom soit mille fois béni! Il a anéanti des familles entières en Albanie, à Iénitcher (Larisse), Monastir, et dans le Sarighiol (Macédoine cisaxienne).

>> Informés de ses déprédations, la Sublime Porte l'a plusieurs fois exhorté à changer de conduite et à réfléchir à sa triste fin. Il refusa de déférer à ses remontrances; et, mettant le comble à sa scélératesse, il osa attaquer jusque dans la capitale le Chameau de Salhé, notre esclave Ismaël (auquel Dieu veuille accorder une fin heureuse), en lui faisant tirer deux coups de pistolet par ses émissaires.

>> La justice, autant que l'outrage fait à la majesté de notre vicariat, qui s'étend sur les deux mers et les deux continents, ayant rendu la punition de Tébélenleu nécessaire, il fut destitué du vizirat, et le gouvernement de ses provinces fut confié au Chameau de Salhé Ismaël. Alors se déclarant ouvertement rebelle et se flattant de pouvoir exécuter ses perfides desseins, il se fortifia dans le château redoutable de Janina, pensant résister aux forces toujours invincibles de la Sublime Porte. Il prouva l'intelligence secrète qu'il avait avec les insurgés grecs, ennemis du prophète, (que Dieu veuille anéantir !) en expédiant des sommes considérables aux dgiaours de la Morée et aux Souliotes; il les excita à s'armer contre le peuple musulman. Prouvant ainsi de plus en plus qu'il était un homme sans religion et sans foi, et d'ailleurs la loi et les droits de souveraineté exigeant sa mort, notre bien-aimé Romili vali-cy et sérasquier Khourchid-pacha s'étant emparé de sa personne, conformément au noble fetfa, ainsi qu'à l'ordre formidable du commandement impérial, lui a fait subir la peine de mort. Le peuple musulman a été ainsi délivré de ses violences; ET CELLE-CI EST LA TÊTE DUDIT TÉBÉLENLEU ALI-PACHA, TRAITRE A LA FOI. »

'C'est une métaphore employée pour désigner la chrétienté.

>> soient à jamais tranchants, rayonnants, et attachés par des nœuds >> redoublés au ceinturon de la valeur. Bénissez le pain et le sel que » vous donnent mes deniers royaux. Je recommande chacun de vous » à la garde du Tout-Puissant; que ma bénédiction vous accom>pagne. Salut et paix. >>

Ce protocole, usité, de temps immémorial, après des victoires, souvent pareilles à celle de Khourchid, qui se réduisait à avoir fait décapiter un rebelle, était accompagné d'une pelisse d'honneur, et d'un magnifique poignard garni de brillants, que son gracieux maître daignait lui envoyer. Il lui enjoignait en même temps d'exterminer les Souliotes; de passer au fil de l'épée toute la population grecque de l'Épire, sans épargner les femmes et les enfants. Il devait ensuite joindre ses efforts à ceux de sa flotte, qui avait mis en mer, dès le mois de janvier, dans le but d'opérer un débarquement considérable de troupes à Patras, afin d'anéantir les Moralis (Moraïtes), et de ne laisser que des cendres et des ruines dans cette province.

Telles étaient les instructions du sultan à son sérasquier; et ce fut à peu près en cette forme sanguinaire, qu'elles furent communiquées aux ministres des krales (rois) Nazaréens, résidants à Péra. Sa hautesse avait hâte d'étouffer l'insurrection, pour s'expliquer catégoriquement avec la Russie, à laquelle son cabinet différait de répondre, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre. Dès lors les lettres des Francs, qui furent toujours plus Turcs que les Turcs, représentèrent les Grecs comme perdus. Khourchid était le héros des temps modernes de l'Orient '. Les poëtes des monts Crapacks n'attendaient, disait-on, que le retour du printemps pour célébrer le nom de Khourchid. Mais déjà le ver rongeur s'était attaché au laurier de l'Epirotique. Tout en le complimentant, le divan le pressait d'envoyer l'état détaillé des trésors et des dépouilles d'Ali. Il fallait compter. L'avide sultan ne se payait pas de têtes et de chapelets d'oreilles ; il avait entrepris la guerre pour s'enrichir, et il voulait de l'or afin de combattre les Russes.

En attendant l'héritage de Tébélenleu, Mahmoud II tourna ses regards vers l'Asie mineure, où les fils d'Ali auraient sans doute été

1 L'Observateur autrichien, en sa qualité de champion de la légitimité du successeur d'Omar, décerna au vainqueur d'Ali, de sa pleine et entière autorité, le titre de khan, qui n'appartient qu'à la dynastie d'Ottman.

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