Images de page
PDF
ePub

entra pour beaucoup dans l'accomplissement des peines qu'il méritait à si juste titre.

Qu'il me soit permis de jeter un dernier coup d'œil sur cette poussière sacrilége qui se débattait sous le glaive de la vengeance divine, avant de donner le récit de son agonie. Rien de ce qui se passa pendant les derniers temps de la vie du tyran dont le nom sera classique dans l'histoire, si le récit de ses forfaits arrive à la postérité, rien, dis-je, ne m'a été caché.

Averti, longtemps d'avance, des desseins de la Porte Ottomane contre son existence, Ali pouvait enrôler des milliers de ces enfants téméraires de la guerre, qui, n'ayant plus rien à ravager en Europe, portaient alors leur courage aventurier dans l'Orient. Leur secours aurait suffi pour faire trembler le sultan jusqu'au sein de sa capitale; mais il fallait des dépenses, et on a vu que le cupide vieillard refusa de mettre ses fonds à découvert aussi longtemps qu'il crut pouvoir se dispenser de payer ses défenseurs. Il craignait d'ailleurs, et peut-être avec raison, que ceux qui l'auraient fait triompher ne devinssent ensuite ses maîtres. Ainsi, l'avarice unie à la peur lui faisant refuser un secours étranger, il voulut trouver ses moyens de défense dans l'intrigue et en se servant des éléments qui l'entouraient. Il s'abusa longtemps de l'idée que les Anglais, qui lui avaient vendu Parga, ne laisseraient jamais entrer la flotte turque dans la mer Ionienne. Trompé sur cet article, sa prévoyance fut également mise en défaut par la lâcheté de ses fils. La défection de ses troupes ne lui fut pas moins funeste, et il ne comprit bien l'essence de l'insurrection de la Grèce qu'il avait provoquée, que pour savoir qu'il n'était plus, dans ce conflit, que le mobile de l'affranchissement d'un pays qu'il avait trop cruellement opprimé, pour y tenir même un rang subalterne. L'iniquité s'était enveloppée dans ses propres filets; enfin, la dernière lettre qu'Ali écrivit aux Souliotes, pour les détourner du projet de le secourir, fut l'arrêt de sa perte, car dès lors il resta sans direction. Ses partisans, à leur tour, ouvrirent les yeux au bord de l'abîme où il les avait poussés; mais, retenus par une espèce de pudeur politique, ils voulurent encore traiter pour sauver la vie de leur ancien vizir.

'On connaît, et on pourra publier un jour toute la correspondance secrète entre Ali-pacha et le lord commissaire Thomas Maitland.

C'était le motif qui avait décidé Tahir Abas, Hago Bessiaris, Elmasbey et leurs alliés, à rester neutres entre les parties belligérantes depuis les dernières affaires d'Arta. Ils ne voulaient pas être accusés un jour d'avoir contribué à répandre le sang de celui qui fut leur maître. Ils connaissaient l'affection que les Toxides portaient au vieil arnaoute de Tébélen, qui les avait, depuis plus de soixante ans, admis au partage de ses succès et de ses brigandages. Ainsi, avant de se décider à prendre parti contre lui, Khourchid dut leur assurer que, quels que fussent les événements prêts à s'accomplir, les jours d'Alipacha seraient respectés. Il produisit des firmans de la Porte, qui déclaraient que, si Tébélen se soumettait, elle tiendrait la parole royale donnée à ses fils, de le faire transférer avec eux dans l'Asie mineure ainsi que son harem, ses serviteurs et ses trésors, pour y terminer en paix sa carrière. On montra aux agas des lettres des fils d'Ali, qui attestaient les bons traitements qu'ils éprouvaient dans leur exil; et, soit que ceux auxquels on communiqua ces pièces y ajoutassent foi, ou qu'ils ne cherchassent qu'un motif de capitulation de conscience, tous ne pensèrent plus qu'à forcer le rebelle à se soumettre; enfin, huit mois de solde qu'on leur paya d'avance triomphant des derniers scrupules des avides Schypetars, ils embrassèrent franchement la cause du sultan.

La garnison du château du lac, qu'Ali-pacha semblait prendre à tâche de mécontenter, en lui refusant sa solde, parce qu'il la croyait assez compromise pour ne pas oser accepter une amnistie garantie par le mufti même, commença à déserter dès qu'elle eut connaissance de l'arrivée des Toxides au quartier général de l'armée impériale. Chaque nuit les soldats qui pouvaient franchir le fossé se rendaient au camp de Kourchid-pacha; mais tant qu'il restait au rebelle cet officier du génie, nommé Caretto, que nous avons signalé précédemment, on croyait n'avoir rien obtenu de décisif.

On savait que Caretto était réduit à la dernière misère; mais il n'avait pu oublier qu'il était redevable de la vie à celui qui ne payait ses services que de la plus sordide ingratitude. Dans son infortune, et au plus fort de son dépit, le souvenir de Nekibé, qu'il avait aimée autant qu'il en fut chéri, était gravé dans sa mémoire; Ali l'avait pleurée, et les juges qui la condamnèrent étaient sous les tentes du camp ottoman. Amant et enfant vindicatif de la brûlante Parthenope, le ressentiment de Caretto contre les bourreaux de Nekibé lui

faisait oublier jusqu'à la honte de porter les fers du plus exécrable des hommes.

Fatal amour! femme trop enchanteresse! Au temps des prospérités d'Ali Tébélen, qui ne cherchait qu'à corrompre ceux qu'il voulait s'attacher, Caretto avait connu Nekibé. La rose, disaient les Turcs, n'était pas plus belle dans les jardins du Faristan. Le Napolitain, épris des charmes de la belle mahométane qui conçut pour son vainqueur une passion condamnée par la loi du prophète, avait tout bravé pour vivre dans ses bras. Leur sort était prospère. Le tyran pouvait se flatter qu'elle soumettrait au joug de Mahomet son amant; et l'œil jaloux du fanatisme avait, dit-on, deviné la pensée d'Ali, quand Tahir Abas accusa Nekibé au tribunal du cadi, d'un commerce sacrilége avec un infidèle.

L'autorité du satrape était impuissante en faveur des coupables. Nekibé, qu'on avait seule saisie, ne pouvait échapper à la peine capitale qu'au prix de l'apostasie de son amant. Caretto était chrétien, et la loi commandait qu'il pérît à son tour par le feu 1, s'il refusait de réhabiliter Nekibé en prenant le turban. Fidèle à son Dieu, il demanda à mourir. Il se préparait à expier, au milieu des brasiers, une fatale erreur, quand, enlevé par un ordre secret d'Ali, qui mettait bien plus de prix à se conserver un bon officier qu'à venger les outrages faits à une vaine religion, il disparut aux yeux des mahométans, qui craignirent de trop oser, s'ils avaient voulu éclaircir un des mystères de la politique du tyran : qu'importait à Ali que Caretto fût turc ou chrétien, pourvu qu'il lui restât?

Nekibé, demeurée au pouvoir du sanhedrin mahométan, y comparut, confessa sa faute et entendit, sans accuser son amant de perfidie, la sentence qui la condamnait à être lapidée hors de l'enceinte de Janina. Les juges lui firent arracher son voile, en signe de dégradation religieuse, et elle marcha au supplice nu-pieds, vêtue d'une longue chemise blanche. Arrivée au lieu de l'exécution, elle descendit

'Tout chrétien surpris avec une musulmane est non-seulement tenu de l'épouser, mais encore de changer de religion. S'il s'y refuse, ou s'il a eu commerce avec une femme mariée, la loi le condamne irrémissiblement à la peine de mort.- Dohsson, Code religieux, tome IV, page 252. Dans ce cas le chrétien est enduit de soufre et brûlé vif, comme sacrilége, pour la plus grande gloire de Dieu et du prophète : O vanas hominum mentes! Voyage du Levant, fait d'ordre du roy, en l'an 1621, par le sieur D. C. pages 222, 223.

dans la fosse creusée en forme de puits, qu'on recombla à hauteur d'appui, en laissant, exposée aux coups qui devaient la frapper, sa tête ombragée d'une longue chevelure blonde... Le cadi lança la première pierre contre la victime expiatoire de la politique d'Ali-pacha; les juges suivirent son exemple, qui fut imité par la populace, quand un Albanais robuste, voulant terminer les souffrances de l'infortunée à qui la douleur n'arracha ni une plainte ni une larme, l'écrasa sous le poids énorme d'un quartier de roche, qui servit de base à un tombeau qu'on éleva aussitôt sur ses restes inanimés 1.

Depuis cet événement, arrivé en 1818, Caretto avait vécu dans un exil ignoré, d'où le satrape l'ayant rappelé aux jours de ses dangers, il promit de mourir pour celui auquel il était redevable de la vie. Personne ne l'avait depuis ce moment servi avec plus de zèle. Il est même probable que jamais un aventurier du caractère de Caretto n'aurait quitté Ali, s'il n'était pas dans la destinée des tyrans de fatiguer jusqu'à la fidélité, et d'être abandonnés à leur heure suprême, sans trouver un esclave pour trancher le fil de leurs jours.

Caretto, trompant la surveillance de l'infâme Athanase Vaïa, qui était chargé d'empêcher sa désertion, parvint à se sauver au moyen d'une corde attachée à la volée d'un canon. Il tomba ainsi au pied du rempart, d'où il se trafna jusqu'aux tentes de Khourchid, où il arriva avec un bras fracturé. Il était devenu presque aveugle par l'explosion d'une gargousse qui lui avait brûlé le visage. On l'accueillit aussi bien qu'on pouvait recevoir un chrétien dont on n'avait plus rien à craindre. On lui donna le pain de la charité, sans obtenir de lui aucun renseignement contre Ali Tébélen; et comme un transfuge n'est guère estimé qu'en raison des services qu'on en espère, Caretto fut abandonné au triste sort qu'il méritait *.

Le supplice de la lapidation doit être exécuté publiquement; l'homme attaché au milieu d'un champ, et la femme enterrée dans une fosse jusqu'au sein.

Les témoins (quand ils sont présents) jettent les premières pierres, après eux le magistrat, et ensuite le peuple, jusqu'à ce que les patients cessent de donner signe de vie.

Les suppliciés ne sont pas privés des honneurs de la sépulture. - Dohsson, Code pénal, ch. 6.

2 Cet homme, endurci dans le mal, est rentré depuis ce temps au service des Turcs. Il se trouve maintenant à Venise chargé de la réparation des navires ottomans, dont plusieurs sont venus se radouber et se regréer dans les arsenaux de S. M. A. l'empereur d'Autriche.

La désertion de Caretto ne tarda pas à être suivie d'une défection qui était de nature à avertir le tyran de sa fin prochaine. La garnison, qui lui avait donné tant de preuves de dévouement, découragée par son avarice, en proie aux maladies, ne suffisant plus aux travaux qu'exigeait la défense de la place, en ouvrit tout à coup les portes aux assiégeants. Le satrape était perdu si son ennemi n'eût craint qu'un pareil événement ne cachât quelque embûche secrète; de sorte qu'Ali, qui s'était de longue main préparé contre toute espèce de surprise, eut le temps de gagner un endroit qu'il appelait son refuge, Καταφύγιον.

C'était une espèce de palanque, fortifiée en maçonnerie solide, garnie de canons, qui embrassait l'enceinte particulière de son sérail, nommée Kis-Koulé, c'est-à-dire la tour ou quartier des femmes. Il avait eu la précaution de faire démolir ce qui était susceptible d'être incendié, en ne conservant qu'une mosquée et le tombeau de son épouse Éminé, dont le fantôme avait cessé de le poursuivre depuis qu'elle lui avait annoncé l'éternité du repos, objet de sa croyance impie. Au-dessous se trouvait une vaste caverne, ouvrage de la nature, dans laquelle il avait fait emmagasiner ses munitions de guerre, des objets précieux, des vivres, et les trésors qu'il n'avait pas jugé à propos d'enfouir. Il avait fait pratiquer dans le même souterrain une enceinte pour Vasiliki et son harem, ainsi qu'un réduit où il se livrait au sommeil lorsqu'il était épuisé de fatigues. Cet antre était son dernier retranchement, il devait être son tombeau ; ainsi il ne s'inquiéta guère de voir le château tomber au pouvoir des impériaux. Il les laissa tranquillement occuper la porte d'entrée, délivrer les prisonniers', parcourir les remparts, compter les canons qui se trouvaient sur les plates-formes ébranlées par la chute des bombes; mais arrivés à portée de l'entendre, il leur fit annoncer, par un des serviteurs, qu'il demandait que Khourchid lui envoyât un parlementaire de distinction, en leur enjoignant, d'un ton d'autorité, de s'arrêter à un endroit qu'il leur indiquait.

Ces paroles ayant été rapportées au sérasquier de sa hautesse, il s'imagina qu'Ali, réduit aux dernières extrémités, demandait à capi

Au plus fort de sa détresse, Ali n'avait jamais consenti à élargir un seul prisonnier, et il tenait auprès de lui Constantin Botzaris, de qui on a appris une partie de ces détails.

« PrécédentContinuer »